Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/Avant-propos

AVANT-PROPOS.


Ce journal peut se passer de préface. De lui-même, il dit assez clairement quelle est la leçon politique, morale et religieuse qui ressort des événements qu’il raconte. Je le livre donc à l’appréciation consciencieuse de chacun, sans y ajouter ni explication, ni commentaire, et je veux me borner, dans cet avant-propos, à faire savoir au lecteur pourquoi je ne l’ai pas publié plus tôt.

Lorsque la conclusion de la paix me permit de mettre fin au livre auquel je travaillais patiemment tous les jours depuis huit mois, bon nombre de personnes, à Nancy, me pressèrent de le faire paraître. Ce livre, je l’avais composé au vu et au su de tout le monde, un peu avec la collaboration de tout le monde, je m’étais attaché à en faire le tableau familier, intime, fidèle et vivant de ce qui s’était passé au milieu et autour de nous pendant l’invasion. Naturellement, tous ceux qui m’avaient vu à l’œuvre désiraient savoir comment j’avais reproduit les souvenirs encore tout récents de la terrible épreuve que nous venions de traverser, et le moment paraissait venu de répondre à la curiosité qu’on me témoignait.

Mais si nous n’étions plus en guerre, nous étions toujours au pouvoir de l’ennemi. Dans nos contrées de l’Est, l’occupation avait succédé à l’invasion, et l’imprimerie, la librairie et la presse restaient sous la surveillance de l’étranger. Or, sans être une déclamation contre l’Allemagne, mon livre s’exprimait avec assez de franchise et de liberté sur la politique et les actes de ses chefs pour risquer de leur porter ombrage, et de s’attirer des poursuites qu’il était imprudent de provoquer. C’est ce qu’on me fit comprendre, quand j’essayai de négocier l’affaire de sa publication, et il ne se trouva, à Nancy, aucun éditeur pour s’en charger.

Restait à prendre le parti de le faire imprimer et paraître ailleurs. J’y ai pensé en effet. Mais, à Paris, aucun libraire ne voulut entreprendre une publication d’intérêt local, qui semblait ne s’adresser qu’à la province pour laquelle elle était faite, et qui de plus, comme on me l’a fait remarquer, pourrait se trouver arrêtée sur le marché lorrain par une interdiction de vente qui aurait entraîné la perte de presque tous les frais. Ces craintes étaient peut-être sans fondement, ou au moins fort exagérées ; mais, devant le refus de concours dont elles étaient accompagnées, j’ai dû m’abstenir et me résigner à attendre le moment où la libération du territoire viendrait faire disparaître toute objection tirée de la présence des Prussiens parmi nous. Ce qui me forçait à ajourner tout projet de publication non-seulement jusqu’au 1er août 1873, époque assignée pour l’évacuation de Nancy par les troupes allemandes, mais jusqu’à leur départ de Verdun, au 15 septembre. Car jusque-là, la Prusse conservait l’usage de tous les droits de surveillance dont j’ai parlé plus haut.

Mon désir était de paraître juste à cette dernière date. Mais au moment de mettre sous presse, il fut constaté que le manuscrit ne formerait pas moins de deux volumes, et nous jugeâmes, M. Vagner et moi, que, pour l’agrément du public comme dans notre propre intérêt, il valait mieux le ramener aux proportions d’un seul. De là un travail de réduction qui a pris tout le temps des vacances et qui, joint aux lenteurs inévitables de l’impression, a causé le retard que je regrette.

Mais, pour tout le reste, le livre y a gagné. Il y a gagné par tout ce qui en a été retranché d’inutile, par tout ce qui y a été abrégé de trop long. Écrit au jour le jour et pour ainsi dire sous la dictée des événements, ce journal était, dans sa forme primitive, surchargé de détails qui, sur le moment même, avaient leur importance et leur intérêt et qui, à la distance de deux ou trois ans, n’étaient plus que des minuties dont le souvenir ne valait pas la peine d’être conservé. J’ai donc donné au récit des faits, ainsi qu’aux réflexions qui les accompagnent, un tour plus vif et plus rapide et les dialogues, trop étendus dans leur première rédaction, ont été réduits à l’idée capitale, au trait saillant qui les avaient signalés. C’est ainsi que mon journal a pu être abrégé de moitié au moins, sans subir aucune altération sensible, et sans rien perdre d’essentiel. Peut être le trouvera-t-on encore trop long. J’en serais fâché. Mais, dans ce cas, je ferais la seule réponse que comporte ce genre de reproche, c’est que je n’ai pas eu le temps d’être plus court.

Maintenant je n’ai plus qu’un mot à ajouter pour prier quiconque voudra bien lire ce journal de se reporter en esprit au temps où il a été composé. Cela est absolument nécessaire pour qu’on se mette à l’unisson de la note qui y règne et qui est celle du moment, pour qu’on me passe des méprises et des erreurs inévitables dans un écrit obligé de suivre les événements pas à pas, et pour qu’on puisse équitablement se rendre compte des impressions, des jugements qui y sont exprimés sur certains faits et certains personnages au sujet desquels, maintenant que les points de vue ont changé, il y aurait aujourd’hui une autre manière de penser et de dire. J’aurais pu dissimuler cet écart au moyen d’habiles et discrètes retouches qui auraient passé inaperçues dans mon travail de réduction. Mais je me suis imposé la loi de ne rien changer à ce que je pensais, à ce que je disais alors sur les événements et sur les hommes qui les ont accomplis. D’ailleurs je ne puis pas faire que mon journal n’ait forcément trois ans de plus que le jour où il pourra paraître. Cela lui ôtera de l’actualité et lui donnera un air quelque peu arriéré et vieilli. Mais, au moins, il restera une œuvre honnête et sincère, fidèle au véritable esprit de l’histoire qui doit juger les hommes et leurs actes, par principe et en eux-mêmes, sans passion ni animosité politique, et il conservera ainsi, autant que cela est possible en un pareil sujet, ce caractère didactique qui en fera comme une continuation de l’enseignement que j’ai donné pendant dix-sept ans à la Faculté des Lettres de Nancy.

Puisse donc ce livre trouver dans le public les mêmes sympathies qui ont accueilli autrefois les leçons dont il ne fait que reproduire, dans l’ordre moral et religieux, la doctrine et les principes confirmés par les événements d’hier, et appliqués à la situation qu’ils nous ont faite aujourd’hui ! Puisse-t-il provoquer les esprits à des réflexions sérieuses et sur les causes de nos malheurs, et sur les résolutions à prendre pour les réparer ! Puisse-t-il enfin contribuer, pour sa faible part, à ramener la raison publique à l’intelligence des vérités fondamentales dont l’oubli nous a mis si bas, et auxquelles il faut nécessairement revenir si nous voulons renaître et nous sauver !

Paris, novembre 1873.

Séparateur