Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/27

MARDI 6, MERCREDI 7 SEPTEMBRE.

Paris au 1er septembre. — Réhabilitation de Nancy devant le Corps législatif. — La révolution se remet à l’œuvre. — Doutes sur l’avenir de la République. — Anecdote à l’appui. — La vraie solution entrevue. — Une permanence.

6 septembre. — Enfin, après un mois environ d’isolement et de séparation, je reçois par un messager d’Épinal et de Mirecourt une lettre de mon frère, datée du 1er septembre, qui nous rassure complétement sur le compte de ceux qui nous sont chers, et qui nous donne des détails satisfaisants sur la situation de Paris à cette date.

« Toutes nos portes sont garnies de pont-levis, m’écrit mon frère, et la garde nationale est animée d’une grande ardeur. Elle va s’exercer journellement aux places qui lui sont désignées en cas d’attaque. On est armé et tout prêt. On a démoli tout ce qui pouvait gêner l’action de la défense. Une seule pensée anime tout le monde ici, rejeter l’ennemi chez lui et au-delà. Dieu aidant, nous y arriverons. »

À la bonne heure ! Voilà les Parisiens qui prennent la situation au sérieux, et c’est pour eux assurément ce qu’il y a de plus difficile. Ne leur faisait-on pas croire, il y a six semaines, qu’il était injurieux de supposer que leur ville pût jamais voir la fumée d’un camp ennemi ? Je sais tel grand journal qui gourmandait le gouvernement des mesures qu’il ordonnait pour assurer la défense de la capitale.

« Ne prend-on pas des précautions inutiles, gênantes pour la population, de nature à faire naître des alarmes sans objet ? Est-ce qu’il y aurait possibilité de craindre que les Prussiens puissent arriver victorieux sous les murs de Paris ? Nous tenons cette supposition injuste, injurieuse pour notre armée. Mais l’opinion publique, qui est très-impressionnable, pourrait le faire en lisant la note de la feuille officielle, et ce serait regrettable. »

Eh bien ! que pense aujourd’hui la Gazette de France de ses ménagements puérils pour les nerfs de dame opinion, et de l’optimisme chauviniste dans lequel elle se complaisait encore à la date du 26 juillet ? L’adversité est venue maintenant, avec ses rudes leçons, ramener au bon sens l’opinion publique et ses endormeurs. Mais tout cela est, à l’heure qu’il est, de l’histoire ancienne, et si je relève le fait, c’est pour que nous sachions bien jusqu’où allait alors notre aveuglement et que nous apprenions à n’y plus retomber.

Quant à la lettre de mon frère, c’est aussi de l’histoire ancienne. Il y a eu, depuis, une capitulation d’armée française, une capture d’empereur, une chute d’empire, une proclamation de république. Ce qu’il faut constater, c’est qu’au 1er septembre on se mettait sur un bon pied de défense. C’est maintenant à la république à continuer l’œuvre puisqu’elle s’en est chargée. Nous verrons bien si on gagnera quelque chose à cette substitution.

J’ai essayé de défendre Nancy contre les injustices de l’opinion, mais Nancy s’est défendu aussi lui-même, et les journaux du 3 septembre nous apprennent qu’il a complétement gagné son procès. Les premières pièces de la plaidoirie sont deux lettres qui ont été envoyées au Corps législatif dans les derniers jours du mois dernier. L’une de ces lettres est une protestation collective du maire, des adjoints et de tous les membres du Conseil municipal ; l’autre est l’œuvre personnelle de M. Hatzfeld ; mais elle a reçu l’adhésion de tous ses confrères du Conseil, qui l’ont considérée comme complétant la justification commune. La question a été portée devant l’Assemblée par les députés de la Meurthe et c’est dans la séance du 2 courant que l’honneur de Nancy a été l’objet d’une pleine et entière réhabilitation.

Messieurs, a dit le baron Buquet, la vérité commence à se faire jour sur les événements qui-se sont passés à Nancy. Ainsi, je demande à la Chambre la permission de lire une lettre signée par tous les membres du Conseil municipal, qui protestent contre les indignes accusations dont l’énergie et le patriotisme de cette cité généreuse ont été l’objet.

Suit la lecture de cette lettre qui avait été adressée à M. Buquet et que la Chambre accueille avec les marques de la plus vive approbation.

Après quoi, M. E. Picard se lève et dit : « J’ai reçu le mandat de vous lire une protestation semblable. » Lisez ! lisez ! s’écrie-t-on de toutes parts, et l’honorable député lit la lettre chaleureuse de M. Hatzfeld qui provoque des bravos répétés et d’unanimes applaudissements. Seulement il en supprime la dernière phrase et il en donne la raison en ces termes :

« Je ne lis pas les dernières lignes qui sont empreintes d’une grande amertume. Vous voulez avec raison être sévères pour les populations qui s’abandonnent, mais vous voulez être justes, et vous ne voulez pas frapper celles qui, laissées sans armes, ont été obligées de subir, la rage dans le cœur, la loi de l’ennemi. » (Nouveaux applaudissements.)

L’incident a été terminé par ces paroles de M. le vicomte Drouot :

« J’ai protesté contre les insinuations qui ont été dirigées contre la population de Nancy (c’est vrai !) et je me joins avec empressement et bonheur à mes honorables collègues. » (Très-bien ! très-bien !)

Certes, ce n’est là qu’une diversion bien légère aux sombres préoccupations qui nous accablent, cependant c’est avec joie que Nancy apprend la réhabilitation de son honneur, et qu’il voit son patriotisme sortir intact et justifié de cette discussion publique. Maintenant qu’elle est close, il n’y aura plus à y revenir, mais il y a pour ceux qui l’ont soulevée, orateurs ou journalistes, une conclusion pratique à en tirer, c’est qu’il faut retourner dix fois sa langue ou sa plume, avant de s’en prendre à l’honneur d’autrui, et que, dans ces questions délicates, quand on n’est pas certain de ce qu’on doit dire, le plus convenable et le plus sûr est de commencer par se taire.

Mercredi 7 septembre. — Avant-hier, dans le premier moment de la surprise, je m’imaginais que la république avait poussé toute seule sur les décombres de l’empire écroulé, comme, sur la charmille, la feuille du printemps remplace la feuille desséchée par l’hiver. Ce que je viens de lire dans des journaux qui m’arrivent me rappelle à un sentiment plus exact de la situation, en me montrant l’opération dans sa brutale réalité. Ce n’est pas seulement une dynastie fatale que l’on a balayée dans des circonstances que l’on pourrait dire atténuantes, mais c’est le Corps législatif, le Sénat, la représentation nationale elle-même, enfin tous les pouvoirs qui ont disparu devant une émeute d’où est sorti, je ne sais comment encore, le pouvoir nouveau qui nous gouverne. Ainsi c’est bien le procédé révolutionnaire qui a repris son œuvre avec sa violence habituelle et qui fait plus de ravages, en un jour, dans notre pauvre société ouverte à ses invasions périodiques, que les Prussiens par leur séjour prolongé dans nos cités et dans nos campagnes. Il n’a rien laissé debout de ce qui existait avant son dernier coup de main. Il a fait table rase pour offrir à la nation, comme instruments de salut, des hommes qui ne sont rien, qui ne pourront rien, et qui ne resteront aux affaires que le temps qu’il faudra pour qu’on les renverse.

De compte fait, depuis 89, c’est la huitième ou dixième fois que pareille aventure nous arrive. Il faut vraiment qu’une nation soit folle pour s’obstiner à recommencer toujours de ces funestes expériences sur elle-même, et cela jusque dans des situations où le plus vulgaire bon sens, où l’instinct de la conservation seul lui font une nécessité de s’en abstenir. Est-ce que la France d’autrefois a détrôné François Ier, parce qu’il s’était laissé prendre à Pavie ? Est-ce que l’Autriche d’aujourd’hui a renversé son empereur parce qu’il s’est fait battre à Sadowa ? Ce n’est pas que dans l’espèce, je regrette Napoléon III et son gouvernement, car il nous menait à mal, et travaillait, de gaîté de cœur à ruiner nos affaires aussi bien que les siennes ; mais enfin il était le Pouvoir, et dans quelles circonstances avons-nous jamais eu plus besoin de laisser le Pouvoir debout, et d’ajourner la fantaisie de nous livrer à nos ébats contre lui ?

Les républicains se flattent qu’ils vont refaire un Pouvoir qui relèvera la nation de son abaissement et qui la dégagera de l’étreinte de ses ennemis. Illusion pure ! la république ne pourra pas faire un Pouvoir, et, à moins qu’elle ne devienne aussitôt la Terreur, elle ne sera que l’impuissance et l’anarchie. L’empire pouvait peut-être sauver notre reste, en traitant avec le vainqueur : la république achèvera de perdre le tout, en continuant une lutte évidemment impossible. On parle de la réunion prochaine d’une Constituante qui décrètera la république et en fera un gouvernement régulier, avec lequel nous pourrons nous tirer d’affaire. Nul doute que si on convoque une Constituante elle ne proclame la république, car elle subira le fait qui s’impose, et s’y résignera par faiblesse et par nécessité. Mais que cela fasse un gouvernement fort et solide, avec lequel nous puissions nous sauver, certes nous serions trop heureux qu’il en pût être ainsi, mais c’est une tentative que condamne l’expérience, et sur le succès de laquelle il serait puéril de compter.

D’ailleurs la proclamation de la république par une Constituante ne prouverait rien en faveur de sa vitalité et de son avenir. Voici à ce propos une anecdote qui m’a suffisamment édifié autrefois sur l’impuissance des Assemblées qui travaillent en dehors de la tradition, de l’histoire, des besoins et du tempérament d’un peuple. C’était au mois de septembre 1848. Je revenais alors de Grèce, où j’avais passé deux ans comme membre de l’École française d’Athènes. La révolution du 24 février s’était accomplie pendant mon absence. J’avais laissé la France en monarchie et je la retrouvais en république. Tout m’étonnait dans cette facile et soudaine transformation, et je ne négligeais aucune occasion de m’en rendre compte. Dès mon débarquement à Marseille je m’étais mis à l’étude et, chemin faisant, j’avais recueilli de précieux indices, mais c’est à Paris que le hasard m’offrit la solution définitive du problème.

Au lendemain de mon arrivée, ma première démarche fut d’aller au Ministère de l’Instruction publique pour me présenter à M. Vaulabelle, que la république nous avait donné pour ministre. Dans l’omnibus, je me trouvai en tête à tête avec un monsieur bien mis et très-communicatif. Je l’attirai aussitôt sur la question d’actualité, comme je le faisais partout pour me familiariser avec le milieu nouveau où je me trouvais brusquement transporté. Après lui avoir parlé de mon absence, je lui avouai ma surprise de la facilité avec laquelle la France était devenue républicaine. — « Allons donc, me répond-il, la France est en république, mais elle n’est pas devenue républicaine. Elle s’est laissé faire, voilà tout. À force de changer de gouvernement, la France est devenue indifférente, et accepte tout ce qui s’impose. Aussi soyez sûr que si elle n’a pas tenu à Louis-Philippe, elle ne tient pas davantage à la république. — Mais comment, cette Assemblée qui a rédigé une Constitution républicaine, qui l’a acclamée tant de fois et avec tant d’enthousiasme… — Que voulez-vous, on n’avait pas le choix, on était en face d’un gouvernement établi par la force, on s’est exécuté. Si l’on avait eu le courage de son opinion, et si l’on n’avait pas été divisé, on se serait débarrassé de la république. Croyez-le bien, la Constituante n’est pas républicaine ; j’en sais quelque chose, et je puis en parler, moi, car j’en suis. » — À ce moment, l’omnibus passait devant le Ministère, et je descendis en remerciant le représentant à qui je devais cette révélation lumineuse. Je compris dès-lors que la république n’en avait pas pour longtemps à vivre, et, en effet, aux élections de décembre, le suffrage universel, qui eut le courage de son opinion, préféra, pour la présidence, le candidat à l’empire au général républicain.

Maintenant, ce que l’expérience m’a appris encore, c’est que ce jour-là le suffrage universel s’était trompé. Il avait trouvé un expédient, il n’avait pas rencontré la vraie solution. Il établissait un pouvoir, il ne restaurait pas le principe d’autorité. C’est qu’en France, ce principe réside quelque part et qu’il ne dépend pas du caprice des partis ou de l’opinion de le transférer là où il leur plaît. Il réside dans celui que nos lois fondamentales en faisaient le dépositaire, dans ce prince qui, né roi, n’avait à conspirer contre personne, à renverser personne, à usurper sur personne pour le devenir, et dont le droit au trône constituait pour la France la garantie la plus sûre de sa stabilité et de sa grandeur. Ce droit, nous l’avons méconnu par un attentat que rien ne peut justifier devant l’histoire, et dont nous sommes punis par notre impuissance à replacer le droit dans les gouvernements que nous n’avons cessé, depuis, d’élever et de renverser tour à tour. Une idée vers laquelle je gravite depuis longtemps, et où les événements actuels me poussent en ligne droite, c’est que notre dernière ressource est dans le retour à ce principe que nous avons follement répudié, et que la France ne pourra renaître qu’en rompant avec les gouvernements de fabrique et d’aventure, pour rentrer dans la tradition de la légitimité monarchique.

Ce soir, à souper, le lieutenant Kamberger me dit : « Herr Professor, notre bataillon est installé à la caserne Sainte-Catherine, nous faisons partie de la garnison de Nancy, nous ne sommes donc plus de passage, et notre séjour ici peut durer longtemps encore. Si vous en avez assez de m’héberger et de me nourrir, demandez pour moi à la mairie un billet de logement avec lequel j’irai m’établir (einquartiren) ailleurs. Cela vous soulagera quelque temps, et vous ne devez pas tenir à me garder toujours. — Assurément, et j’espère bien que vous finirez par nous laisser tranquilles, et par rentrer chez vous. Mais, en ce qui vous concerne, je vous déclare que je ne bougerai pas pour vous faire partir. Nous sommes habitués à vous : vous vous contentez de notre ordinaire, vous faites maigre comme nous le vendredi, vous n’exigez pas de cigares. Si vous partiez, peut-être me viendrait-il demain quelqu’orgueilleux Prussien qui me traiterait en vaincu. J’aime mieux vous garder tant qu’on vous laissera ici, à moins que vous ne préfériez vous-même aller ailleurs. — Mais non, Herr Professor, c’est seulement pour vous laisser libre pendant quelques jours que je vous ai fait cette proposition. La preuve que je tiens à rester votre hôte, c’est que quand on vous enverra un autre officier, nous pourrons changer ensemble. Il ira là où je serai transféré, et moi je reviendrai dans votre maison. — N’en parlons plus, repris-je. J’irai déclarer demain que vous êtes chez moi en permanence, afin qu’on ne m’envoie plus personne, et nous resterons ensemble tant que durera votre séjour à Nancy. » —

Dire qu’il faut encore se trouver heureux, dans notre condition présente, d’avoir à passer de pareils contrats ! On ne se doute pas combien cela est dur et amer, là où l’on n’est pas occupé par l’ennemi. Mais, en toute circonstance, de deux maux il faut choisir le moindre, et nous préférons, ma mère et moi, la tranquillité d’une permanence, malgré la continuité de la charge, aux hasards des billets intermittents qui entraînent tant de risque de mauvaises rencontres.