Journal d’un habitant de Nancy pendant l’invasion de 1870-1871/06

DU DIMANCHE 31 JUILLET AU SAMEDI 6 AOÛT.

Le capitaine Petit. — L’affaire de Sarrebruck. — Accès d’enthousiasme. — Réaction. — Les houillières de la Sarre. — La défaite de Wissembourg. — Un rapprochement significatif. — La journée du 6 août. — Soirée douloureuse.

Il y a quelques jours, un jeune officier français, se rendant au camp de la garde impériale, vers la Meurthe, son cheval, après s’être emporté, s’est abattu rue des Jardiniers, au faubourg Saint-Geor- ges. Dans sa chute l’officier a eu la jambe gauche fracassée et a été contusionné à la tête. On l’a transporté à l’hôpital militaire. Les journaux nous apprennent que le blessé s’appelle Pierre-Henri Petit et qu’il est capitaine d’état-major, de l’arme du génie. Toute la ville s’intéresse au malheur du capitaine Petit. On va à l’hôpital pour le voir et prendre de ses nouvelles. Sans le travail de notre session du baccalauréat, qui nous absorbe, j’y serais déjà allé comme bien d’autres. Mais une lettre de mon collègue et ami M. Wallon, professeur à la Faculté des lettres de Paris, reçue ce matin, dimanche 6 août, m’y fait courir à l’instant même. M. Wallon me demande avec anxiété des nouvelles exactes de l’état du capitaine Petit auquel il porte le plus grand intérêt, comme fiancé d’une de ses filles. Je vais donc trouver le pauvre blessé sur son lit de douleur. Sa jambe va aussi bien que peut aller une jambe cassée, après une fracture de six jours. Mais il souffre moralement du repos forcé auquel il est condamné et qui le privera peut-être de faire campagne. Il se console et prend patience en regardant la photographie de sa fiancée qui ne le quitte pas, non plus que la médaille bénite qu’elle lui a passée au cou avant son départ. Ma visite lui a fait du bien, car j’ai pu lui parler de celle qu’il aime, que je connais dès son enfance. Il m’a fait promettre de revenir le voir. Je lui en donne l’assurance et je n’y manquerai pas.

1er août. — Voici le mois d’août qui commence : il y a quinze jours à peine que la guerre est déclarée et l’on voudrait déjà qu’elle fût finie. On s’impatiente de ce qu’on n’ait pas encore frappé de grands coups. Calmons-nous et attendons : il faut bien que les armées aient le temps de se former et de se joindre. Surtout, pas d’illusions. N’escomptons pas à l’avance des victoires qui sont encore à remporter. Le moindre revers nous serait funeste en nous faisant tomber de plus haut, et en nous précipitant dans le découragement. Malheureusement la presse fait tout ce qu’elle peut pour étourdir la nation française et lui faire perdre la tête, qu’elle n’a pas déjà bien forte. Les journaux lui font croire que la Prusse n’en est pas à son premier repentir de nous avoir provoqués, que Guillaume et Bismarck voudraient bien revenir sur leurs pas. Ne comprenant rien à la rigueur impitoyable des préparatifs de la Prusse, qui dévaste les alentours de ses places fortes pour les mettre en état de défense, ils les prennent pour des marques de peur et ils nous font des contes ridicules sur le mécontentement, le dénuement, le découragement des populations d’outre-Rhin, qui refuseraient de marcher ou qui le feraient avec une telle répugnance, disent-ils, que ce sont des armées désorganisées à l’avance, et que le million de soldats dont la Prusse est si fière commence déjà à fondre entre ses mains. Sans doute tous les journaux n’en sont pas là, et il y en a parmi eux qui savent parler avec bon sens et mesure. Mais ils sont en petit nombre et ce ne sont pas ceux-là qu’on lit le plus. Le public les néglige pour se repaître des correspondances de ces reporters fanfarons qui nous débitent des aventures imaginaires, où ils se posent en héros, et où ils traitent l’ennemi sérieux que nous avons à combattre comme s’il s’agissait des grotesques soldats de la Chine. On a hâte d’être débarrassé de ces hâbleries et d’entendre la grosse voix du canon qui les fera taire, pour fixer notre attention sur des événements qui en seront dignes.

Mercredi 3 août. — Nous y voilà, ou à peu près. On lit ce matin dans les journaux la dépêche suivante : « Notre armée a pris l’offensive, franchi la frontière et envahi le territoire de Prusse. Malgré la force de la position ennemie, quelques bataillons ont suffi pour enlever les hauteurs de Sarrebruck, et notre artillerie n’a pas tardé à chasser l’ennemi de la ville… L’engagement, commencé à 11 heures, était terminé à 1 heure. L’Empereur assistait aux opérations, et le Prince impérial, qui l’accompagnait partout, a reçu sur le premier champ de bataille le baptême de feu. Sa présence d’esprit, son sang-froid dans le danger, ont été dignes du nom qu’il porte. »

Dans le premier moment, la nouvelle de cet avantage est accueillie avec transport. Chacun voit dans cet heureux début un présage pour l’avenir. Dans les rues, sur les places, tout le monde s’aborde d’un air joyeux. On se serre la main en se félicitant. Il y en a qui pleurent de joie et qui s’embrassent. Cette allégresse dura tout le jour et le soir ; pour l’entretenir, on disait que Sarrelouis avait ouvert ses portes et que nous étions en marche sur Trèves. Mais déjà la réaction se faisait chez plusieurs d’entre nous, et nous revenions de nos premiers transports, en nous disant que nous faisions trop de frais d’enthousiasme pour le baptême, et qu’il fallait en réserver pour la confirmation.

4 août. — Ou le gouvernement donne, comme les journaux, dans la fanfaronnade, ou il faut qu’il soit bien sûr de son affaire. Le service pour l’exploitation des houillières de Sarrebruck s’organise. On nomme le chef et les principaux subordonnés ; on dit que 400 ouvriers sont déjà enrôlés et qu’ils vont partir. M. Vitoux, garde-mines, que je rencontre et qui va occuper un poste important dans ce service, me confirme tous ces bruits qui me paraissaient invraisemblables. Ainsi rien de plus certain : il est bien vrai qu’on prépare tout pour s’installer dans les mines de Sarrebruck, une belle exploitation, ma foi ! qui vaut, dit-on, plus de 500 millions et qui constitue le revenu le plus net du domaine de la Couronne de Prusse ; ce sera magnifique, quand on s’en sera emparé. Mais si l’on ne s’en empare pas, gare au ridicule ! On prête toujours à rire quand on a vendu la peau de l’ours avant de l’avoir tué.

Vendredi 5 août. — Jour néfaste qui fait évanouir tous nos rêves, en nous apportant notre premier désastre. On dit toujours que les mauvaises nouvelles arrivent trop vite. Il en a été tout autrement de celle-ci. Le combat s’était livré à Wissembourg hier matin au moment où l’on se réjouissait de la conquête anticipée des houillières de la Sarre et ce n’est que le vendredi soir, très-tard, que la nouvelle officielle du désastre est arrivée. Mais déjà, dans la matinée, des voyageurs, des lettres particulières nous en avaient appris quelque chose, et les cœurs dilatés par la joie du premier succès se sont aussitôt contractés dans une angoisse compliquée de la plus pénible incertitude.

Le samedi 6 août, la dépêche relative au combat de Wissembourg est affichée à l’Hôtel-de-Ville. Une brigade de cavalerie légère a été taillée en pièces, et le général Abel Douai, qui la commandait, a été tué. On dit que nous avons été surpris, parce que nous ne savions pas la position et l’état des forces de l’ennemi, et que nous avons été écrasés, parce que nous n’avons pas voulu nous replier à temps, comme les Prussiens l’ont fait à Sarrebruck. Cela est bien possible : que de défaites nous devons, dans le passé, à notre dédain des précautions les plus nécessaires et à l’entraînement d’une valeur irréfléchie et indisciplinée ! Il est vrai que nos soldats se sont admirablement battus, qu’ils avaient à faire à des forces huit fois supérieures et que la victoire coûte à l’ennemi plus, qu’à nous, notre défaite. Mais nous sommes battus et notre prestige est entamé. On sent qu’une large brèche est faite à la confiance publique et déjà chacun redoute quelque prochaine et terrible catastrophe.

On a remarqué que c’est le jeudi 4 août, jour où nous avons quitté Civita-Vecchia, que la fortune nous a abandonnés à Wissembourg et que nous perdions dans cette surprise plus de soldats que nous n’en reprenions au Pape. Pour ceux qui comprennent, le rapprochement est significatif et il n’est pas nécessaire d’en dire davantage. Quant aux autres, toute explication ne leur servirait à rien et je n’entreprendrai point de leur en donner. Seulement on peut dire que, s’il y a en ce moment un trône qui chancelle, ce n’est pas tant celui du Pontife délaissé au Vatican que celui du Souverain qui l’abandonne.

Cette journée du samedi comptera comme un moment terrible et fatal dans nos souvenirs. Près de nous, à la frontière, s’accomplissent les événements qui décident de notre sort. Aussi toutes les alternatives de la crainte et de l’espérance se partagent nos âmes, non préparées encore à de pareilles secousses. Dans la matinée, on était tout à l’allégresse. On parlait d’une splendide revanche du maréchal Mac-Mahon qui avait, disait-on, envePage:Lacroix - Journal d'un habitant de Nancy, 1873.pdf/50