Journal d’un bibliophile/Je deviens intermédiaire

Imprimerie « La Parole » limitée (p. 45-48).


X

Je deviens intermédiaire


Durant ma carrière de collectionneur, j’ai vu des convoitises et des appétits de toutes les couleurs et de tous les goûts. Avec un bibliomane, inutile de raisonner, il est irrésistiblement poussé par le désir de posséder et c’est un feu qui dévore.

La femme d’un riche commerçant de la ville se présente à moi un jour et me dit :

— Monsieur, vous avez vendu une belle collection de livres canadiens à l’Association Canado-Américaine. Pour ma part, j’en avais un certain nombre, mais, dans un déménagement, une boîte remplie de menus objets avait été écartée par mégarde. À quelque temps de là, étant à ranger mes livres dans ma bibliothèque, je m’aperçus qu’il y manquait quelques volumes et des meilleurs. Je fis chercher et finis par trouver la boîte contenant ces livres dans la cave et dans quel état ! Les souris les avaient tous rongés et mis hors de service. Pourriez-vous me procurer le roman « Le Chien d’Or » ?

— Madame, dis-je, ce roman n’est plus en librairie, mais on peut le trouver par hasard.

— Je le sais, reprit-elle, et j’ai écrit à plusieurs personnes, mais, si vous pouvez me le procurer, je vous donnerai vingt-cinq dollars pour votre trouble.

Elle partit. Je me mis en recherche et, au bout de huit jours, je lui remettais le volume demandé.

Ce volume lui coûtait dix-huit dollars, mais elle avait de la satisfaction pour beaucoup plus.

C’était, une autre fois, durant une campagne électorale. J’étais candidat du parti républicain pour la charge importante de l’assistance publique.

Un soir, quelques amis étaient venus me donner des nouvelles très encourageantes.

Parmi ce groupe, il y avait un homme que je ne connaissais pas et qui avait l’air renfrogné et peu loquace. Souvent, je remarquais son insistance à fixer les yeux sur ma bibliothèque.

Quand mes amis me quittèrent, mon homme, resté à l’écart, me poussa du coude, laissa partir les autres et me dit :

— Je vois que vous avez beaucoup de livres, n’avez-vous pas parmi ceux-ci le « Petit Albert » ?

— Non, je ne l’ai pas, lui répondis-je.

— Si vous pouvez me le procurer, reprend l’étranger, je vous donnerai un bon prix.

Je lui dis qu’il était très facile de se procurer ce livre, qu’il ne valait pas cher pour ce qu’il était intéressant.

Il ne parut pas me comprendre et me raconta que depuis longtemps il cultivait l’idée de posséder un « Petit Albert ». Il croyait que tous les curés en avaient un, mais ça le gênait d’aller demander ce livre au curé de la paroisse pour des raisons qu’il ne voulut pas me confier.

Je crois encore aujourd’hui qu’il aurait été reçu avec commisération ou rebuffade.

Je lui dis de revenir dans quelques jours, c’était peut-être le meilleur moyen de le guérir.

À quelque temps de là, quand je lui tendis un « Petit Albert », dans ses yeux brilla un éclair de sauvage résolution et il partit emportant le bonheur du reste de sa vie.

Quelquefois, il m’était demandé des ouvrages plus sérieux. Plusieurs m’ont réclamé « Les Voix Canadiennes », en neuf volumes, éditées chez A. Savaête, à Paris, France.

Cette œuvre, qui résume toutes les difficultés politiques et religieuses du Canada français est sous l’interdit des autorités gouvernementales canadiennes et la vente en est prohibée.

Or, je crois que l’on a ainsi dérobé au peuple le privilège de s’instruire sur les menées et supercheries de politiciens et autres personnages de marque ou des vendeurs de droit d’aînesse pour des promesses jamais tenues.

La paternité de ce recueil est attribuée au regretté Mgr Laflèche, qui est demeuré grand dans l’estime des Canadiens français. Celui-là connaissait les aboutissants de toutes les bassesses des petits et des grands.