Journal d’un bibliophile/Faits tristes

Imprimerie « La Parole » limitée (p. 89-).


XVII

Faits tristes


J’ai déjà dit que j’en avais vu de toutes les couleurs. Laissez-moi rapporter les faits suivants :

Un jour, je rencontre un ami de jeunesse, tout récemment arrivé en ville, et qui cherchait du travail.

Après nous être entretenus quelque temps, je l’invitai, lui et sa famille, à venir me voir.

Le dimanche suivant, mon ami arrive à la maison avec sa femme et le plus âgé de ses fils, qui avait dix-sept ans.

Tout en parlant des choses du passé, l’ami sembla s’intéresser à visiter les rayons de ma bibliothèque.

Il me confia que son garçon aimait les livres et qu’il était très avancé dans son cours d’études. Il avait l’intention de le mettre au "Business College" pour le perfectionner sur l’anglais. Bref, il voulait ce qu’un bon père peut souhaiter de mieux pour l’avancement de son fils. Quant au jeune garçon, il avait l’air vraiment d’un petit homme sage et par sa figure tranquille et par son raisonnement sensé.

Quinze jours après, je rendais visite à cet homme. L’accueil fut chaleureux et, après quelques propos échangés, l’ami se hâta de me faire part que son fils fréquentait le "Business College", puis m’introduisit dans la chambre de celui-ci pour me montrer un meuble magnifique : une armoire vitrée remplie de livres.

Le père avait été tellement charmé de ma collection de livres, qu’il avait décidé d’acheter une bibliothèque à son fils.

Hélas ! trois fois hélas ! Comme il ne savait ni A ni B, il croyait que n’importe quel livre pouvait garnir une bibliothèque. Tous ces volumes étaient des nullités de 10 à 25 sous, comme on en voit partout dans les devantures des magasins douteux.

Des nouvelles en anglais ou des romans du dernier goût, qui ne disent rien ou en disent trop, bons tout au plus à fausser les idées d’un jeune homme non prévenu.

Pour une fois, j’avais regret que ma collection eut été visitée par un ami et lui eut causé des dépenses considérables pour des futilités qui pouvaient être une cause de perdition pour son enfant.

Je hasardai quelques remarques, lui disant qu’il ne possédait dans tout cela rien de sérieux en notre langue qui pût rendre son enfant fier et orgueilleux d’être Canadien français.

Il me rétorqua avec un sourire béat, qu’il voulait que son garçon se perfectionnât en anglais et pas autrement qu’en anglais.

Pauvre lui ! Quel risque il courait pour son garçon qu’il affectionnait tant…

* * *

J’étais en congé pour huit jours et j’en avais profité pour porter quelques volumes à la reliure.

En traversant le large corridor qui menait à la pièce où l’on reliait les livres, j’aperçus, dans une chambre, par la porte entrouverte, qu’il y avait du nouveau.

Tout autour de cette pièce, on avait posé des tablettes et celles-ci étaient garnies de livres. Je m’informai à l’ouvrier relieur quel était ce nouveau voisin ?

Il me dit que c’était un bouquiniste, acheteur et revendeur de vieux livres. Je ne surprendrai personne en disant qu’à mon retour j’entrai voir le nouvel arrivé, histoire de faire sa connaissance.

Il y avait là beaucoup d’ouvrages sur l’Amérique et l’Angleterre et j’y trouvai quelques bons volumes.

Lorsque je retournai chercher mes livres reliés, j’entrai de nouveau et, apprenant que j’étais amateur de canadianas, le bouquiniste me raconta l’histoire suivante :

Il s’était un jour rendu à Québec pour une vente de manuscrits, bouquins, incunables et autographes.

Il avait poussé une pointe jusqu’en Nouvelle-Écosse, où étaient nés ses parents. Il avait logé, chemin faisant, chez un vieux pêcheur, seul avec sa vieille, qui habitait sur les côtes de la Gaspésie.

Le lendemain, il se rend à l’écurie pour atteler son cheval. Soudain il aperçoit un amas de vieux papiers.

Curieux, il avance et se met à regarder de plus près.

— Il y avait là, dit-il, en roulant des yeux rouges de feu, il y avait là l’équivalent d’une fortune considérable. C’étaient des lettres et des manuscrits de Colbert, de Richelieu et d’autres découvreurs et fondateurs de la Nouvelle-France. Je pleurais de rage de ne pouvoir emporter ces vieux papiers qui avaient été jetés là, récemment, il est vrai, mais qui étaient désormais trop sales et trop remplis de purin pour pouvoir servir à quelque chose. Oui ! J’étais tellement outré que j’aurais bâtonné ces vieux qui n’avaient seulement pas su soupçonner la fortune qu’ils avaient tenue en leur possession pendant des années.

En écoutant ce récit, j’en éprouvai moi-même de l’aigreur, car je m’étais rendu compte, déjà, du peu de cas que la plupart des vieux Canadiens attachaient aux vieux papiers, en ayant moi-même amassé de si précieux dans mes tournées journalières, chez des gens indifférents.

* * *

C’était sur la fin du jour, à la brune, entre chien et loup, selon une expression populaire. Je pressais le pas pour arriver chez moi, lorsque, parvenant au coin d’une ruelle, je bousculai un homme qui en sortait au pas de course.

Cet homme avait les bras remplis de livres et la brusque rencontre inattendue lui en fit échapper quelques-uns par terre.

J’étais partie en cause et je m’empressai de lui aider à les ramasser. J’allais continuer mon chemin quand, soudain, le particulier, me saisissant la main, s’écrie :

— Tiens ! Mon ami Chapdelaine ! Comment ça va ?

Interdit d’abord, je me mis à rire et répondis sur le même ton :

— Tiens ! C’est Monsieur Tranchemontagne ! Ça va très bien ! Merci !

Il recula d’un pas, me regarda fixement et dit :

— Vous faites erreur, Monsieur ! Mon nom n’est pas Tranchemontagne !

— Et moi, Monsieur, dis-je, mon nom n’est pas Chapdelaine !

— Je vous en demande pardon, je croyais vous avoir reconnu…

La glace était rompue.

— Je vois, par la quantité de livres que vous avez sur les bras, que vous aimez à lire ?

Le type appuya son bras chargé sur un poteau et me raconta une histoire à n’en plus finir.

Il commença par me dire qu’il aimait les livres, et qu’il était à faire des recherches.

— Mon nom, dit-il, est Pélissier. Quand mon père est mort, j’étais jeune, mais je sais qu’il donnait son nom en anglais « Lafayette ».

Pourquoi donnait-il son nom en anglais « Lafayette » ? Voilà le mystère que je cherche à éclaircir.

J’étais abasourdi.

— Mon père venait de France, continua-t-il, et devait appartenir à la noblesse française, si l’on en juge par de nombreux parents qui portent des noms illustres. J’ai un oncle qui porte le nom de Charlemagne, un autre de Marquis, ma grand’mère était une Leduc.

Il n’y avait pas jusqu’à La Palisse duquel il ne cherchât à rattacher le nom de son père et le Général Lafayette qui était venu combattre pour l’indépendance des États-Unis. Il devait bientôt écrire en France à de fameux généalogistes. Il en était même rendu à évoquer les esprits de l’eau-delà pour lui venir en aide dans ses recherches.

Je ne saurais enfin me rappeler tout ce que son esprit déséquilibré et dément dût me débiter de coq-à-l’âne et d’insanités.

Mais je crus comprendre la cause de tout le trouble de ce particulier lorsqu’il m’avoua avoir lu des romanciers français tels que Eugène Sue, Émile Zola, Paul de Kock, toutes les œuvres d’Alexandre Dumas père, de même que « Ange Pitou » et la « Reine Cotillon », de Paul Féval fils. En pataugeant dans ces gâchis, il avait trouvé ce qu’il ne cherchait pas, sans compter une perte de temps, une perte d’argent et un ébranlement de sa charpente crânienne.

J’aurais préféré qu’il eût lu : « Une de perdue, deux de trouvées », de de Boucherville ; « Charles Guérin », de Chauveau ; « Jean Rivard », de Gérin-Lajoie ; « Halika », « Les Fiancés de 1812 », de Doutre, bien que ce dernier fût très difficile à trouver.

Ç’aurait été moins sensationnel et, par le fait même, plus reposant et pour son âme et pour son esprit.