Journal d’un bibliophile/À propos du roman « Picounoc »

Imprimerie « La Parole » limitée (p. 17-20).


III

À propos du roman « Picounoc »


L’ère était aux conventions nationales. C’était le complément de nos fêtes de la Saint-Jean-Baptiste, célébrées avec tant d’éclat par les premiers Canadiens émigrés aux États-Unis.

Ces conventions, où se réunissait l’élite de nos têtes dirigeantes, étaient fructueuses, car elles activaient l’esprit de conservation nationale chez nos compatriotes.

Vers 1878, si je me rappelle bien, après une de ces réunions patriotiques, il y avait rendez-vous à la résidence de M. le curé Bédard, de la paroisse Notre-Dame de Lourdes, de Fall-River.

J’étais servant de messe de ce bon prêtre et j’avais presque entrée libre au presbytère.

Ce jour-là, j’étais à m’amuser tout près, lorsque le curé me fit signe d’approcher et me dit de me rendre dans le grand salon en attendant de faire une commission.

Il y avait là réunis : l’abbé F.-X. Chagnon, curé de Champlain, N.-Y. ; Ferdinand Gagnon, de Worcester ; le Dr Martel, de Lewiston ; Éd. Mallet, du Département des Réserves indiennes, de Washington ; H. Dubuque et autres. Il y avait là aussi une vieille Canadienne pour laquelle le curé Bédard était à parachever un écrit pour un service quelconque.

En entrant, je fus quelque peu gêné à la vue de tant de personnages qui parlaient haut et s’égayaient à qui mieux mieux.

Après avoir jeté un regard timide sur l’assistance, je fixai les yeux sur la bibliothèque du curé.

Ces rayons garnis de livres bien rangés avaient tout l’attrait et l’aimant nécessaire pour concentrer mon attention.

Comme je me trouvais à regarder deux petits volumes : « Picounoc le Maudit », de Pamphile Lemay, une personne de l’assistance me dit :

— Comment aimerais-tu à lire l’histoire de Picounoc ?

Il va sans dire que je n’étais pas prêt à me prononcer et que ma réponse se fit attendre.

La vieille Canadienne, qui avait fait preuve, jusqu’alors, de verbiage, vint me tirer d’embarras, car, au nom de Picounoc, elle se souleva à demi sur sa chaise et dit :

— Vraiment, M. le curé, vous avez l’histoire de Picounoc le Maudit dans votre bibliothèque, que vous avez donc là un beau livre !

Le curé, à ce compliment inattendu, se mit à sourire, et la vieille, sans plus tarder, s’employa à repasser toute la généalogie de la famille St-Pierre, dont elle prétendait que Picounoc était un des descendants et, le plus piquant de l’histoire, c’est qu’elle réclamait une parenté avec le personnage du roman de Pamphile Lemay.

Le curé Bédard finit l’écrit de la vieille, le lui remit et alla la reconduire à la porte.

À son retour, il y eut éclat de rire général et tous firent compliment au curé Bédard sur les beaux livres qu’il possédait dans sa bibliothèque et d’avoir comme paroissienne une descendante de Picounoc le Maudit.

— Eh ! disait l’un, pourquoi blâmer une femme d’aimer à lire l’histoire d’un membre illustre de sa famille ?

— Le sang est plus épais que l’eau, disait l’autre.

Et il y eut feu roulant de propos appropriés.

Moi, pour ma part, je vivais des minutes de contentement en voyant cette franche gaieté régner parmi ce groupe d’hommes qui consacraient, dans les heures plus sérieuses, leur temps et leur énergie au bien et à l’avancement de la nation canadienne.

Le curé Bédard se faisait remarquer par son bon gros rire franc et sonore.

Quant à Ferdinand Gagnon, son gros ventre de trois cents livres rebondissait à faire craindre un désastre.

Cher curé Bédard et brave Ferdinand Gagnon, ils sont morts peu d’années après, l’un en 1884, à l’âge de 42 ans, et l’autre en 1886, à 36 ans, dans toute la fleur de l’âge.

Ce furent là deux pertes sensibles qui ont beaucoup affecté les Canadiens émigrés aux États-Unis.

Le curé Bédard était un orateur sacré de premier ordre. Il avait fait publier un manuel de cantiques et de prières et était l’auteur de chants sacrés des mieux réussis.

Ferdinand Gagnon était un orateur qui soulevait les masses, un patriote convaincu et un brillant journaliste.