Journal (Eugène Delacroix)/9 novembre 1857

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 294-297).

9 novembre. — Je recois ce matin une lettre de mon bon Lamey. Chose singulière : depuis mon réveil, je pensais à lui continuellement ; au plaisir que j’aurais à recevoir de ses nouvelles, et surtout à l’habitude que nous devrions prendre de nous écrire : c’est justement ce qu’il me demande dans sa lettre.

J'écris ceci pour l’idée que m’a suggérée le commencement de cette lettre. Si vales bene est, ego valeo… Je me suis mis à réfléchir sur ce mot valere, qui signifie en français se bien porter, expression ou plutôt locution qui peint en plusieurs mots une des situations de l’homme qui est en santé, peut-être à la vérité la principale et qui est le plus sûr indice de la force, celle de se trouver sur ses jambes, car l’homme malade est ordinairement couché. Il n’y a pas en français un mot unique qui exprime être en santé, et, chose bizarre, le mot latin qui l’exprime a passé toutefois dans notre langue : c’est le mot valoir. Les Anglais disent d’un homme : Il vaut tant ; c’est comme s’ils disaient : La santé de la bourse est bonne ou mauvaise. Nous disons : Cette maison vaut cent mille francs, c’est-à-dire elle a la valeur, la force, la durée probable, en un mot la santé d’une maison de cent mille francs. Valeur vient de valoir et par conséquent de valere. Il faut en conclure que, dans l’idée de tout le monde, la première condition pour être valeureux est de se bien porter. On a de la valeur, on vaut beaucoup : la santé du corps ajoute à celle de l'âme et souvent n’est pas autre chose.

La valeur, le courage dans un corps affaibli est une chose rare ; encore dans l’homme qui en est capable, faut-il remarquer combien il sera plus en possession de cette valeur même, s’il se trouve relativement dans un meilleur état de santé !

Du mot Distraction. — Il y a longtemps que j’avais fait des réflexions analogues sur le mot Distraclion, pour exprimer des plaisirs, des passe-temps. Il vient de distrahere, détacher de, arracher de. Le vulgaire, quand il dit qu’il se donne des distractions, ne se dit pas que cette expression est toute négative ; elle exprime la première opération à faire pour aller à une jouissance quelconque : c’est de se tirer d’abord de l'état d’ennui ou de souffrance dans lequel on se trouve. Ainsi, je vais me distraire signifie : Je vais ôter de ma pensée le souvenir du mal présent ; je vais oublier, si je puis, mon chagrin, quitte à trouver ensuite du plaisir par-dessus le marché. Tous les hommes ont besoin d'être distraits et veulent l'être continuellement. Il n’y a peut-être que le musulman stupide (il nous paraît tel à nous autres) qui semble se suffire à lui-même, accroupi pendant des journées sur un tapis, en tête-à-tête avec sa pipe ; encore est-ce là une sorte de distraction. C’est une occupation fainéante qui remplit les heures d’une façon machinale.

Quant à nos distractions, ce sont celles que donnent des lectures, des spectacles, les cartes, la promenade : il y en a qui s’amusent, d’autres qui restent des heures interminables avec les occupations que donnent les travaux de l’esprit ; mais, encore un coup, ce sont des personnes qui charment les heures de la prison par les imaginations d’un état qui les met hors de l'état présent, c’est-à-dire qui les arrache à la contemplation de soi-même. Ne peut-il donc arriver que, sans le secours de ces passe-temps plus ou moins frivoles, on vive en compagnie de soi-même, sans appeler à son secours, ou la société d’un autre être, notre pareil, et aussi ennuyé que nous, ou les spectacles que donnent à notre esprit les inventions d’autres hommes comme nous, qui ont eux-mêmes cherché dans l’enfantement de ces ouvrages, qui charment maintenant nos heures, une ressource contre les difficultés de vivre avec eux-mêmes ?

Pythagore compare le spectacle du monde à celui des jeux Olympiques : les uns y tiennent boutique et ne songent qu’au profit ; les autres payent de leur personne et cherchent la gloire ; d’autres enfin se contentent de voir les jeux.