Journal (Eugène Delacroix)/8 décembre 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 289-291).

Jeudi 8 décembre. — J’étais invité à aller chez Mlle Brohan[1], et, après avoir fait ma promenade, par un froid piquant, mais agréable, après laquelle je devais rentrer pour aller la voir, je suis resté à lire le deuxième article de Dumas sur moi, qui me donne une certaine tournure de héros de roman. Il y a dix ans, j’aurais été l’embrasser pour cette amabilité : dans ce temps-là, je m’occupais beaucoup de l’opinion du beau sexe, opinion que je méprise[2] entièrement aujourd’hui, non sans penser quelquefois avec plaisir à ce temps où tout d’elles me paraissait charmant. Aujourd’hui, je ne leur en reconnais qu’un seul, et il n’est plus à mon usage. La raison, plus encore que l’âge, me tourne vers un autre point. Celui-là est le tyran qui domine tout le reste.

Cette Brohan était bien charmante à ses débuts ! Quels yeux ! quelles dents ! quelle fraîcheur ! Quand je l’ai revue chez Véron, il y a deux ou trois ans, elle avait perdu beaucoup, mais elle avait encore un certain charme. Elle a beaucoup d’esprit, mais elle court un peu après l’effet. Je me rappelle que ce jour-là, en sortant de table, elle m’embrassa sur ce qu’on lui dit ce que j’étais : je crois qu’il était question de son portrait. Houssaye[3], qui était alors son directeur, non pas celui de sa conscience, car il était en même temps son amant, eut tout le temps du dîner une sombre attitude d’amant jaloux fort comique chez un directeur de spectacle, familiarisé, à ce qu’il semble, avec les mœurs de la partie féminine du troupeau déclamant et chantant, croassant ou beuglant, dont il est le berger.

Je n’y ai pas été ce soir, de peur de rencontrer là trop de ces figures compromettantes, qui me feraient fuir aux antipodes.

  1. Augustine Brohan avait débuté en 1841, à seize ans, à la Comédie-Française, avec un immense succès. Elle devint sociétaire l’année suivante. Son talent, sa grâce et son esprit lui assurèrent une situation exceptionnellement brillante.
  2. Voici une anecdote intéressante rapportée par Baudelaire, et qui mérite d’être rapprochée de ce passage : « Je me souviens qu’une fois dans un lieu public, comme je lui montrais le visage d’une femme d’une originale beauté et d’un caractère mélancolique, il voulut bien en goûter la beauté, mais me dit, avec son petit rire, pour répondre au reste : « Comment voulez-vous qu’une femme puisse être mélancolique ? » insinuant sans doute par là que pour connaître le sentiment de la mélancolie, il manque à la femme certaine chose essentielle. »
  3. Arsène Houssaye était alors administrateur de la Comédie-Française.