Journal (Eugène Delacroix)/7 novembre 1855

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 114-116).

Augerville, 7 novembre. — Parti pour Augerville : j’arrive à la gare à huit heures et demie au lieu de neuf heures et demie, sur l’indication que m’avait donnée Berryer ; je passe cette heure sans m’ennuyer à voir arriver les partants. Je sais attendre plus qu’autrefois. Je vis très bien avec moi-même ; j’ai pris l’habitude de chercher moins qu’autrefois à me distraire par des choses étrangères, telles que la lecture, par exemple, qui sert ordinairement à remplir des moments comme ceux-là. Même autrefois, je n’ai jamais compris les gens qui lisent en voyage. Dans quels moments sont-ils avec eux-mêmes ? Que font-ils de leur esprit qu’ils ne retrouvent jamais ?

Ce voyage que je redoutais, à cause du froid que mon rhume me rend plus désagréable, s’est bien passé et même gaiement. J’aime assez, quelquefois, ce changement d’habitudes. Ne trouvant pas, chez Brunet, près de la gare, de voiture disponible, je me suis fait conduire à Fontainebleau, où je me suis arrangé avec M. Bernard, rue de France.

J’ai déjeuné dans un café borgne, vu l'église et me suis embarqué joyeusement. Il me fallait autrefois un motif de joie ou d’occupation intérieure pour n'être pas triste ; il est vrai que mon bonheur était extrême, quand l’imagination avait suffisamment d’aliment ; je suis actuellement plus tranquille, mais non plus froid.

Brouillard très intense.

On ne m’attendait pas : ma venue a fait plaisir. Les personnes que je trouve ne sont pas de nature à changer ma disposition paisible, mais peu récréée ; mais j’aime le lieu et le maître du lieu, dont l’esprit profond me plaît et m’instruit, particulièrement dans la science de la vie, quoiqu’il soit loin de professer quoi que ce soit ; son exemple suffit.

Qu’ai-je fait depuis un mois ? Je me suis occupé de ce jury ; j’ai vu assez de platitudes et j’ai subi quelques entraînements de complaisance pour quelques pauvres diables. Se rappeler la grande chaleur de Français qui, ayant voté pour lui tout le temps, pour la première médaille, se réveille indigné de ce qu’on avait oublié M. Corot[1], quand il ne se trouvait plus de place pour lui ; Dauzats et moi avions, par une sorte de souvenir, voté pour lui, et nous avions été les seuls.

M. de la Ferronnays me dit, à propos du danger des chemins de fer, que les administrateurs lui ont dit souvent qu’il valait toujours mieux voyager de jour.

  1. Il ne faut pas oublier qu'à cette époque, Corot (1795-1875) était encore fort contesté. Delacroix parvenu à la grande célébrité, et à ailleurs admirateur convaincu du talent du paysagiste, songeait sans doute avec quelque mélancolie que c'était là l’inévitable sort des originalités tranchées.
    Corot avait envoyé à l’Exposition universelle de 1855 cinq tableaux, parmi lesquels le Bain de Diane, aujourd’hui au Musée de Bordeaux.