Journal (Eugène Delacroix)/7 juillet 1850

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 2-5).

Bruxelles, dimanche 7 juillet. — Le matin à Sainte-Gudule.

Magnifiques vitraux du seizième siècle. Charles V à genoux sous une espèce de portique qui laisse voir le ciel dans le fond ; sa femme derrière lui ; lignes comme celles de la Vierge, etc., du plus beau style italien. La composition occupe toute la hauteur de la fenêtre qui estime des deux de la croix de l’église. Celle d’en face, même composition, plus remarquable encore par le style ; c’est aussi une figure d’empereur. Les arabesques, les figures qui s’y trouvent mêlées sont incomparables. Il y a encore trois ou quatre fenêtres du même style dans les fenêtres qui entourent le chœur ; dans l’une d’elles François Ier à genoux, ainsi que l’empereur et sa femme derrière lui. Ils ont tous, rois ou empereurs, la couronne en tête ; leur armure dorée pour la plupart avec le tabar armorié jusqu’au-dessus du genou ; ainsi les fleurs de lis sont azur, etc., le manteau royal aussi. Celui de François Ier est bleu et fleurdelisé ; celui de l’empereur est, je crois, de brocart.

Dans la partie du chœur qui fait face, qui est la chapelle de la Vierge, les fenêtres sont du siècle suivant. C’est le style de Rubens châtié[1]. L’exécution est très belle ; on a cherché à colorer comme dans les tableaux, mais cette tentative, quoique aussi habile que possible, est un argument en faveur des vitraux des siècles précédents, et notamment de ceux dont j’ai parlé plus haut[2]. Le parti pris, la convention pour simplifier sont absolument nécessaires.

Il y a au fond du chœur des vitraux, d’après les dessins de Navez[3], qui entrent dans les inconvénients de ce genre bâtard. Il en résulte dans ces derniers, qui sont l’ouvrage de mauvais artistes venus dans de mauvais temps, qu’en voulant éviter ce qu’ils regardent comme des effets fâcheux, en plaçant les plombs à la manière des artistes anciens, ils les placent de manière à donner des idées toutes contraires à celles qu’ils veulent exprimer, ou à faire des effets ridicules. Leurs draperies et certaines parties qu’ils regardent comme moins importantes ont l’air d’être entourées à dessein de bordures noires, parce que leurs têtes, par exemple, se détachant sur des ciels, sans être contournées par des plombs, affectent de se rapprocher de l’effet des tableaux. Cet effet est complètement boiteux et manqué. Ils cherchent ainsi à colorer les chairs outre mesure. A quoi tient ce goût de certaines époques, et à quoi encore cette sottise de certaines autres, qui les rend impropres à reproduire même ce qui a été déjà bien fait !

— Beau sujet : David jouant de la harpe pour calmer les humeurs noires de Saül. Il y a un petit tableau de Lucas de Leyde[4]. Voici ce qu’on lit dans le catalogue : Saül, courbé par l’âge et par l’adversité, est assis dans une stalle sous un dais de pourpre. Il soulève une pique. David, qui se tient debout en face du roi, joue de la harpe. Diverses figures groupées convenablement pour le sujet.

Pendant que je regardais les vitraux de la chapelle de la Vierge, j’ai entendu, au milieu de la musique très bonne qu’on exécutait, le psaume favori de Chopin, de Juda vainqueur : voix d’enfants, accompagnement d’orgue, etc. J’ai été un instant dans le ravissement. C’est un argument à donner contre le rajeunissement outré du chant grégorien ou plutôt contre l’anathème prononcé si sottement contre les efforts de la musique chez les modernes, pour parier aux imaginations à l’église.

— Au Musée, dans la journée, et assez tard pour ne pas voir assez longtemps. Rubens est là magnifique[5] ; la Montée au Calvaire[6], le Jésus qui veut foudroyer le monde, enfin tous, à des degrés différents, m’ont donné une sensation supérieure à ceux d’Anvers. Je crois que cela tient à leur réunion dans un seul local et tous rapprochés les uns des autres.

— Le soir à un petit théâtre : L’homme gris et le sous-préfet. J’ai beaucoup ri.

  1. C’est l’expression même que Gros avait appliquée au talent de Delacroix, en 1822, à propos du Dante et Virgile. Le rapprochement nous a paru curieux à noter.
  2. Les plus beaux de ces vitraux ont été faits d’après les cartons de trois artistes flamands : Frans Floris, Van Orley et Van Thulden.
  3. François-Joseph Navez, peintre belge né en 1787, mort en 1869. Élève de David, il conquit en Belgique une grande réputation et devint successivement directeur de l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles, premier professeur de peinture à cette Académie, membre de l’Académie royale de Belgique et correspondant de l’Institut de France.
  4. Lucas de Leyde, peintre et graveur hollandais (1494-1533).
  5. Rappelons que Fromentin, comparant les deux Musées de Bruxelles et d’Anvers, écrivait à ce propos, en jugeant l’œuvre de Rubens : « Si j’écrivais l’histoire de Rubens, ce n’est point ici (à Bruxelles) que j’en écrirais le premier chapitre : j’irais saisir Rubens à ses origines, dans ses tableaux antérieurs à 1609 ; ou bien je choisirais une heure décisive, et c’est d’Anvers que j’examinerais cette carrière si directe, où l’on aperçoit à peine les ondulations d’un esprit qui se développe en largeur, agrandit ses voies, jamais les incertitudes et les démentis d’un esprit qui se cherche. » (Les Maîtres d’autrefois, p. 39.) Et plus loin il ajoute : « Admire-t-on toujours ? Pas toujours. Reste-t-on froid ? Presque jamais. »
  6. Delacroix a traité plusieurs fois le même sujet (voir Catalogue Robaut, nos 1377-1379), et chaque fois sa composition rappelle beaucoup celle du maitre flamand, dont il fit une peinture. (Voir même Catalogue, no 1941.)