Journal (Eugène Delacroix)/7 avril 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 325-326).

7 avril. — Concert de la princesse. J’étais à côté de Mlle Gavard et de son frère ; il faisait une chaleur insupportable et une odeur de rat mort qui l’était de même. Cela a été d’une grande longueur. On a commencé par le plus beau ; quoique cela ait nécessairement gâté le reste, on a du moins goûté tout du long et sans fatigue cette belle symphonie en ut mineur de Mozart ; mon pauvre Chopin[1] a des faiblesses après cela. La bonne princesse s’obstine à jouer ses grands morceaux ; elle y est encouragée par ses musiciens qui ne s’y connaissent point, tout artistes de métier qu’ils sont. Le souffle manque un peu à ces morceaux. Il faut dire que la contexture, l’invention, la perfection, tout est dans Mozart. Barbereau me disait chez Boissard, après ce beau quatuor dont je parle plus loin, qu’il a, plus encore que Haydn, la simplicité et la franchise des idées ; c’est surtout par le souvenir qu’on l’apprécie. Il en met une grande partie sur le compte de la science, sans omettre l’inspiration ; il dit que c’est la science qui fait tirer ainsi partie des idées.

Chenavard me disait, ce jour-là, qu’Haydn lui paraissait avoir le style comique, le style de la comédie ; il s’élève rarement jusqu’au pathétique. Mozart, me disait S…, ainsi qu’Haydn, n’a pas mis la passion dans la symphonie. Ce dernier particulièrement, qui en a tant mis dans son théâtre, ne cherche dans la symphonie qu’une récréation pour l’oreille, récréation intelligente, bien entendu, mais point de ces élans sombres et violents qui sont presque tout Beethoven, lequel n’a jamais pu faire de théâtre[2].

  1. C’est, croyons-nous, le seul passage du Journal où l’on trouve une restriction sur le génie de Chopin. En 1842, il écrivait à Pierret : « J’ai des tête-à-tête à perte de vue avec Chopin, que j’aime beaucoup et qui est un homme de distinction rare : c’est le plus vrai artiste que j’aie rencontré. Il est de ceux en petit nombre qu’on peut admirer et estimer. » {Corresp., t. I, p. 262-263.)
  2. Delacroix oubliait Fidelio.