Journal (Eugène Delacroix)/6 juin 1824

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 127-129).

Dimanche 6. — Leblond venu à l’atelier. — Dîné chez Scheffer avec Soulier et lui. Bonne soirée et promenade avec Soulier.

Nous avions rencontré avant-hier soir Dufresne, qui a dû partir ce matin pour la campagne.

— Franklin. Ne pas oublier d’acheter la Science du bonhomme Richard.

— Quelle sera ma destinée ?… Sans fortune et sans dispositions propres à rien acquérir : beaucoup trop indolent, quand il s’agit de se remuer à cet effet, quoique inquiet, par intervalles, sur la fin de tout cela. Quand on a du bien, on ne sent pas le plaisir d’en avoir ; quand on n’en a pas, on manque des jouissances que le bien procure. Mais tant que mon imagination sera mon tourment et mon plaisir à la fois, qu’importe le bien ou non ? C’est une inquiétude, mais ce n’est pas la plus forte.

Sitôt qu’un homme est éclairé, son premier devoir est d’être honnête et ferme : il a beau s’étourdir, il y a quelque chose en lui de vertueux qui veut être obéi et satisfait. Quelle penses-tu qu’ait été la vie des hommes qui se sont élevés au-dessus du vulgaire ? Un combat continu[1]. Lutte contre la paresse qui leur est commune avec l’homme vulgaire, quand il s’agit d’écrire, s’il est écrivain ; parce que son génie lui demande à être manifesté, et ce n’est pas par ce vain orgueil d’être célèbre seulement qu’il lui obéit, c’est par conscience. Que ceux qui travaillent froidement se taisent… Mais sait-on ce que c’est que le travail sous la dictée de l’inspiration ? Quelles craintes ! Quelles transes de réveiller ce lion qui sommeille, dont les rugissements ébranlent tout votre être !… Mais pour en revenir, il faut être ferme, simple et vrai.

Il n’y a pas de mérite à être vrai, quand on l’est naturellement, ou plutôt, quand on ne peut pas ne pas l’être ; c’est un don comme d’être poète ou musicien ; mais il y a du courage à l’être à force de réflexions, si ce n’est pas une sorte d’orgueil, comme celui qui s’est dit : « Je suis laid » et qui dit aux autres : « Je suis laid », pour qu’on n’ait pas l’air de l’avoir découvert avant lui.

Dufresne est vrai, je pense, parce qu’il a fait le tour du cercle ; il a dû commencer par être affecté, quand il n’était qu’à demi éclairé. Il est vrai, parce qu’il voit la sottise de ne pas l’être. Il avait, je suppose, toujours assez d’esprit pour chercher à déguiser des faiblesses. À présent, il préfère ne pas les avoir, et il s’en accusera de meilleur cœur, pensant à peine les avoir, qu’il ne prenait soin de les cacher quand il les sentait en lui. Je n’ai pas encore avec lui cette candeur et cette sérénité que je me trouve avec ceux dont j’ai l’habitude ; je ne suis pas assez son ami encore pour être d’un avis tout à fait opposé au sien, ou pour écouter négligemment ou ne pas au moins feindre d’avoir attention quand il me parle. Si je consulte et que je cherche le fond, peut-être y a-t-il, — et c’est sûr, — cette crainte de passer pour un homme de moindre esprit, si je ne pense pas comme lui. Sottise ridicule ! Quand tu serais sûr de lui en imposer, est-il rien de plus dur qu’une contenance incessamment mensongère ? C’est un homme après tout, et respecte-toi avant tout. C’est se respecter qu’être sans voile et franc.

  1. Cette idée de lutte qu’on retrouvera, d’ailleurs, à maintes reprises dans son Journal, n’était que le corollaire, la conséquence de l’opinion que professait le maître sur la méchanceté naturelle de l’homme : « Je me souviens fort bien, disait-il parfois, que quand j’étais enfant, j’étais un monstre. La connaissance du devoir ne s’acquiert que très lentement, et ce n’est que par la douleur, le châtiment et par l’exercice progressif de la raison que l’homme diminue peu à peu sa méchanceté naturelle. » (Baudelaire, L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix. — Art romantique.)