Journal (Eugène Delacroix)/6 avril 1856

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 137-139).

6 avril. — Je lis avec beaucoup d’intérêt depuis quelques jours la traduction d’Edgar Poë[1], de Baudelaire. Il y a dans ces conceptions vraiment extraordinaires, c’est-à-dire extra-humaines, un attrait de fantastique qui est attribué à quelques natures du Nord ou de je ne sais où, mais qui est refusé, à coup sûr, à nos natures françaises. Ces gens-là ne se plaisent que dans ce qui est hors ou extra-nature : nous ne pouvons, nous autres, perdre à ce point l'équilibre, et la raison doit être de tous nos écarts. Je conçois à la rigueur une débauche du genre de celle-là, mais tous ces contes sont sur le même ton. Je suis sûr qu’il n’y a pas un Allemand qui ne se trouve là comme chez lui. Bien qu’il y ait un talent des plus remarquables dans ces conceptions, je crois qu’il est d’un ordre inférieur à celui qui consiste à peindre le vrai. J’accorde que la lecture de Gil Blas ou de l’Arioste ne donne pas des sensations de cet ordre, et quand ce ne serait que comme moyen de varier nos jouissances, ce genre a son mérite et tient l’imagination en éveil ; mais on n’en peut prendre à de fortes doses, et cette continuité dans l’horrible ou l’impossible rendu probable est pour nous un travers d’esprit. Il ne faut pas croire que ces auteurs-là aient plus d’imagination que ceux qui se contentent de décrire les choses comme elles sont, et il est certainement plus facile d’inventer par ce moyen des situations frappantes, que par la route battue des esprits intelligents de tous les siècles.

  1. Baudelaire envoyait à Delacroix tout ce qu’il produisait : salons, études littéraires, traductions, poésies, et l’on trouve dans la correspondance du peintre plusieurs lettres de remerciement prouvant que celui-ci avait compris et goûté la manière du poète : « Je vous dois beaucoup de remerciements pour les Fleurs du mal, lui écrit-il en 1858, je vous en ai déjà parlé en l’air, mais cela mérite tout autre chose. » (Corresp., t. II, p. 178.)