Journal (Eugène Delacroix)/5 mars 1857

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 260-262).

Jeudi 5 mars. — Aujourd’hui, pendant mon déjeuner, on m’apporte deux tableaux attribués à Géricault, pour en dire mon avis. Le petit est une copie très médiocre : costumes de mendiants romains. L’autre, toile de 12 environ, sujet d’amphithéâtre, bras, pieds, etc., et cadavres d’enfants, d’un relief admirable, avec des négligences qui sont du style de l’auteur et ajoutent encore un nouveau prix. Mise à côté du portrait de David, cette peinture ressort encore davantage. On y voit tout ce qui a toujours manqué à David, cette forme pittoresque, ce nerf, cet osé qui est à la peinture ce que la vis comica est à l’art du théâtre. Tout est égal, l’intérêt n’est pas plus dans la tête que dans les draperies ou le siège. L’asservissement complet à ce que lui présentait le modèle est une des causes de cette froideur ; mais il est plus juste de penser que cette froideur était en lui-même : il lui était impossible de rien trouver au delà de ce que ce moyen imparfait lui présentait. Il semble qu’il fût satisfait quand il avait bien imité le petit morceau de nature qu’il avait sous les yeux ; toute sa hardiesse consistait à mettre à côté un fragment, pied, bras, moulé sur l’antique, et à ramener le plus possible son modèle vivant à ce beau tout fait que le plâtre lui présenterait.

Ce fragment de Géricault est vraiment sublime : il prouve plus que jamais qu’il n’est pas de serpent ni de monstre odieux, etc. C’est le meilleur argument en faveur du Beau, comme il faut l’entendre. Les incorrections ne déparent point ce morceau. À côté du pied qui est très précis et plus ressemblant au naturel, sauf l’idéal propre au peintre, il y a une main dont les plans sont mous et faits presque d’idée, dans le genre des figures qu’il faisait à l’atelier, et cette main ne dépare pas le reste ; la finesse du style la met à la hauteur des autres parties. Ce genre de mérite a le plus grand rapport avec celui de Michel-Ange, chez lequel les incorrections ne nuisent à rien.

Je relis avec le plus grand plaisir, dans un agenda du mois de janvier 1852[1], ce que je dis des tapisseries de Rubens que je vis alors à Mousseaux et que la liste civile de Louis-Philippe faisait vendre. Quand je voudrai parler de Rubens ou me mettre dans un entrain véritable de la peinture, je devrai relire ces notes. J’ai encore le souvenir très présent de ces admirables ouvrages. L’idée m’était venue, en relisant ce que j’en dis, de refaire de mémoire tous les sujets (une suite de la sorte sur un autre motif serait un beau thème). Il faut absolument que Devéria me trouve les gravures de ces sujets.

Je note ici ce qu’il faut reporter à l’un des jours du mois dernier, quand j’étais encore très faible et que je ne m’occupais guère à écrire dans ce livre : c’est la triste impression que j’ai reçue de la peinture que m’a faite du caractère de Thiers M. C. B…, qui vint me faire une petite visite. Il me l’a représenté comme le plus égoïste et le plus insensible des hommes, cupide, enfin le contraire de ce que je croyais et le moins capable d’affection. Ce serait, si j’arrivais à être convaincu de tout cela, une des plus grandes déceptions qu’il pût m'être réservé d'éprouver. La reconnaissance d’abord et l’affection que j’ai toujours eue pour lui, sont des sentiments qui combattent chez moi en sa faveur. Je sais que, bien qu’il me reçoive toujours affectueusement, il ne m’a jamais recherché ; sa petite rancune, quand je lui tins tête comme je le devais pour son projet insensé de la restauration du Musée, exécutée en partie sur ses absurdes idées, me l’avait un peu gâté dans le temps de cette aventure[2] ; mais depuis, je l’avais retrouvé comme auparavant, c’est-à-dire avec cet attrait qui m’a toujours attiré à lui… Je le plaignais devant C. B… de vivre au milieu de l’intérieur qu’il s’est fait, de passer sa vie avec des créatures aussi froides et aussi insipides. Tout cela, selon C. B…, ne lui fait absolument rien : il n’aime personne et n’est sensible qu'à ce qui le touche directement dans sa personne ou son amour-propre.

  1. Voir t. II, p. 69 et suiv.
  2. Voir t. I, p, 344 et 345.