Journal (Eugène Delacroix)/4 octobre 1855

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 99-101).

Dieppe, 4 octobre. — Pas un seul moment d’ennui : je regarde à ma fenêtre, je me promène dans ma chambre. Les bateaux entrent et sortent ; liberté complète, absence de figures ennemies ou ennuyeuses ; je retrouve ma vue de l’année dernière ; je ne lis pas une ligne.

Je vais le matin sur la plage, et c’est la que je retrouve l’Anglais et sa femme.

Je me sens encore de mon mauvais régime des jours passés ; le soir, après dîner, je ne puis sortir ; je reste sur mon canapé. Je relis avec plaisir mon petit livre, écrits et extraits de la correspondance de Voltaire. Il dit que les paresseux sont toujours des hommes médiocres. Je suis toujours dévoré de la passion d’apprendre, non d’apprendre, comme tant de sots, des choses inutiles ; il y a des gens qui ne seront jamais musiciens, qui s’instruisent à fond du contrepoint ; d’autres apprennent l’hébreu ou le chaldéen et s’appliquent à déchiffrer les hiéroglyphes ou les caractères cunéiformes du palais de Sémiramis. Le bon Villot, qui ne peut rien tirer de son fonds stérile, est orné des connaissances les plus variées et les plus inutiles ; il a ainsi la satisfaction de se trouver à tout instant supérieur à l’homme le plus rare ou le plus éminent, qui ne l’est que dans une partie où il excelle. Il y a longtemps que j’ai rejeté toute satisfaction pédante. Quand je sortais du collège, je voulais aussi tout savoir ; je suivais les cours[1] ; je croyais devenir philosophe avec Cousin, autre poète qui s’efforçait d’être un savant ; j’allais expliquer Marc-Aurèle en grec avec feu Thurot[2], au Collège de France ; mais aujourd’hui, j’en sais trop pour vouloir rien apprendre en dehors de mon cercle ; je suis insatiable des connaissances qui peuvent me faire grand ; je me rappelle, en m’y conformant par une pente toute naturelle, ce que m’écrivait Beyle : « Ne négligez rien de ce qui peut vous faire grand. »

  1. Cette indication concorde bien avec le passage du livre de Taine, Opinions de Graindorge, dans lequel il rapporte une conversation avec Delacroix, qui, lui parlant de sa première jeunesse et de son ardeur d’apprendre, lui faisait confidence de l’universalité de ses recherches. Nous avons tenu à faire de cette idée la pensée maîtresse et le point de départ de notre étude sur le grand artiste.
  2. Jean-François Thurot (1768-1832), philosophe et helléniste, occupait, en 1812, au Collège de France, la chaire de langue et de philosophie grecques. Il devint en 1830 membre de l’Académie des inscriptions, et fut emporté deux ans plus tard par le choléra.