Journal (Eugène Delacroix)/4 février 1847

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 256-258).

4 février. — Au moment de partir pour la Chambre des députés, M. Clément de Ris[1] est venu : aimable jeune homme. Laurent Jan est survenu ; j’ai frémi en le voyant ramasser le gant aussitôt, sur quelques mots de l’interlocuteur qui, heureusement, est parti peu après. Laurent n’est pas resté non plus.

Arrivé à la Chambre à onze heures et demie. Vu, en arrivant, les voussures de Vernet[2] ; il y a un volume à écrire sur l’affreuse décadence que cet ouvrage montre dans l’art du dix-neuvième siècle. Je ne parle pas seulement du mauvais goût et de la mesquine exécution des figures coloriées, mais les grisailles et ornements sont déplorables. Dans le dernier village, et du temps de Vanloo, elles eussent encore paru détestables.

J’ai revu avec plaisir mon hémicycle[3] ; j’ai vu tout de suite ce qu’il fallait pour rétablir l’effet ; le seul changement de la draperie de l’Orphée a donné de la vigueur au tout.

Quel dommage que l’expérience arrive tout juste à l’âge où les forces s’en vont ! C’est une cruelle dérision de la nature que ce don du talent, qui n’arrive jamais qu’à force de temps et d’études qui usent la vigueur nécessaire à l’exécution.

— J’ai observé dans l’omnibus, à mon retour, l’effet de la demi-teinte dans les chevaux, comme les bais, les noirs, enfin à peau luisante : il faut les masser, comme le reste, avec un ton local, qui tient le milieu entre le luisant et le ton chaud coloré ; sur cette préparation il suffit d’un glacis chaud et transparent pour le changement de plan de la partie ombrée ou reflétée, et sur les sommités de ce même ton de demi-teinte, les luisants se marquent avec des tons clairs et froids. Dans le cheval bai, cela est très remarquable.

  1. Le comte L. Clément de Ris, critique d’art, auteur d’ouvrages appréciés, qui devint conservateur du Musée de Versailles
  2. Ces voussures se trouvent au plafond d’une grande salle des Pas perdus, au palais du Corps législatif.
  3. Les peintures décoratives de la bibliothèque du Palais-Bourbon furent commencées par E. Delacroix en 1838 et terminées en 1847. Elles se composent de deux hémicycles et de cinq coupoles divisées chacune en quatre pendentifs. Les deux hémicycles sont peints sur le mur enduit d’une préparation à la cire ; ils représentent : le premier, Orphée apportant la civilisation a la Grèce (côté de la cour du Palais-Bourbon) ; le second, Attila ramenant la barbarie sur l’Italie ravagée (côté de la Seine). Les coupoles sont peintes à l’huile sur toile marouflée sur enduit ; chaque coupole se compose de quatre pendentifs et comprend par conséquent quatre sujets, que le maître a choisis dans un même ordre d’idées : 1o la Poésie ; 2o la Théologie ; 3o la Législation ; 4o la Philosophie ; 5o les Sciences. Enfin, à l’intersection desdits pendentifs, se trouvent de grands mascarons, que Delacroix a imaginés d’après des types rencontrés un peu partout sur son passage, et principalement parmi les travailleurs des champs.
    Première coupole : 1o Alexandre et les poèmes d’Homère ; 2o L’éducation d’Achille ; 3o Ovide chez les Barbares ; 4o Hésiode et la Muse.
    Deuxième coupole : 1o Adam et Ève ; 2o La captivité à Babylone ; 3o La mort de saint Jean-Baptiste ; 4o La drachme du tribut.
    Troisième coupole : 1o Numa et Égérie ; 2o Lycurgue consulte la Pythie ; 3o Démosthène harangue les flots de la mer ; 4o Cicéron accuse Verrès.
    Quatrième coupole : 1o Hérodote interroge les traditions des Mages ; 2o Les bergers chaldéens inventeurs de l’astronomie ; 3o Sénèque se fait ouvrir les veines ; 4o Socrate et son démon.
    Cinquième coupole : 1o La mort de Pline l’Ancien ; 2o Aristote décrit les animaux que lui envoie Alexandre ; 3o Hippocrate refuse les présents du roi de Perse ; 4o Archimède tué par le soldat.
    Pour bien juger de toute cette suite de peintures décoratives, il est absolument utile de circuler sur la galerie saillante qui contourne cette magnifique salle. Delacroix avait déjà exécuté des peintures décoratives au Palais-Bourbon, en 1833, par l’entremise de M. Thiers ; il fut chargé de décorer le Salon du Roi qu’il acheva en cinq ans et qui lui fut payé la modeste somme de 30,000 francs. (Voir Catalogue Robaut, nos 892 à 917.)