Journal (Eugène Delacroix)/30 janvier 1855

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 5-6).

30 janvier. — Chez Mme de Lagrange. Je suis arrivé malheureusement de bonne heure, c’est-à-dire à dix heures. Qui croirait que c’est encore une heure indue le soir à Paris ?

J’ai trouvé là le vieux Rambuteau[1] qui est aveugle et qui me dit, quand on lui dit qui j’étais, qu’il était très fâché de n’avoir pas été ainsi prévenu de ma présence chez Mme de Blocqueville, la première fois que j’y dînai ; qu’il m’aurait dit à quel point il avait toujours admiré mes peintures. Or le vieux scélérat ne m’a jamais adressé la parole, dans le temps qu’il était préfet, que pour me recommander de ne pas gâter son église de Saint-Denis du Saint-Sacrement. Ce tableau de treize pieds[2], payé 6,000 francs, avait été donné à Robert Fleury, qui, ne s’y sentant pas porté, m’avait proposé de le faire à sa place, avec l’agrément, cela va sans dire, de l’administration. Varcollier, moins apprivoisé dans ce temps avec moi et avec ma peinture, consentit dédaigneusement à ce changement de personne, le préfet plus difficilement encore, à ce que je crois, dans la profonde défiance où il était de mes minces talents.

L’adversité rend aux hommes toutes les vertus que la prospérité leur enlève.

Cela me rappelle que, quand je fus revoir Thiers, au retour de son petit exil, il déplora la mesquinerie des commandes qu’on me faisait ; à l’entendre, j’aurais dû avoir tout à faire et être magnifiquement récompensé.

  1. Le comte de Rambuteau (1781-1869) avait été préfet de la Seine sous la monarchie de Juillet. Ce fut lui qui commença dans Paris les travaux d’embellissement qui devaient plus tard, sous l’administration du baron Haussmann, transformer la capitale.
  2. Ce tableau, Pieta, fut peint directement sur le mur. (Voir Catalogue Robaut, no 768.)