Journal (Eugène Delacroix)/30 décembre 1823

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 44-47).

Mardi 30 décembre. — Aujourd’hui avec Pierret : j’avais rendez-vous aux Amis des arts, pour aller voir une galerie de tableaux, presque tous italiens, parmi lesquels est le Marcus Sextus de M. Guérin ; nous nous sommes attardés, pensant n’avoir que ce seul tableau à voir, et que nous trouverions ces vieux tableaux à l’ordinaire. Au contraire, peu de tableaux, mais supérieurement choisis, et par-dessus tout un carton de Michel-Ange… O sublime génie ! que ces traits presque effacés par le temps sont empreints de majesté !

J’ai senti se réveiller en moi la passion des grandes choses. Retrempons-nous de temps en temps dans les grandes et belles productions ! J’ai repris ce soir mon Dante ; je ne suis pas né décidément pour faire des tableaux à la mode.

En sortant de là, nous avons été chez un teinturier, où nous avons vu une fille dont la tournure et la tête sont admirables et étaient tout en harmonie avec les sentiments que ces beaux ouvrages italiens m’avaient inspirés.

Je retournerai, si je puis, souvent là. Il y a des portraits vénitiens admirables… Un Raphaël et un Corrège… Oh ! la belle Sainte Famille de Raphaël !

— Ce soir, Félix est venu chez moi ; il était arrivé ce matin ou hier soir. Le bon ami ! nous avons bien amicalement causé toute la soirée.

— La Saint-Sylvestre[1]. L’année va finir.

— C’était le 27… Dîné avec Édouard et Lopez, chez le restaurateur. Le soir ils m’ont présenté chez M. Lelièvre, leur ami[2]. J’ai reconduit Édouard jusqu’à sa porte. Beaucoup de bonne causerie et d’amitié.

— J’ai vendu ces jours-ci à M. Coutan[3], l’amateur de Scheffer, mon tableau exécrable de Ivanhoë… Le pauvre homme ! et il dit qu’il m’en prendra quelques-uns encore ; je serais d’autant plus tenté de croire qu’il n’est pas émerveillé de celui-ci.

— Il y a quelques jours, j’ai été le soir chez Géricault[4]. Quelle triste soirée ! il est mourant ; sa maigreur est affreuse ; ses cuisses sont grosses comme mes bras ; sa tête est celle d’un vieillard mourant. Je fais des vœux bien sincères pour qu’il vive, mais je n’espère plus. Quel affreux changement ! Je me souviens que je suis revenu tout enthousiasmé de sa peinture : surtout une étude de tête du carabinier… s’en souvenir ; c’est un jalon. Les belles études ! Quelle fermeté ! quelle supériorité ! et mourir à côté de tout cela, qu’on a fait dans toute la vigueur et les fougues de la jeunesse, quand on ne peut se retourner sur son lit d’un pouce sans le secours d’autrui !…

    l’Artiste, et nous en détachons le passage suivant : « Ceux qui n’ont connu Eugène Delacroix que par ses grands travaux ne peuvent l’apprécier qu’à moitié. Il fallait vivre dans son intimité pour savoir les trésors de son cœur et de son esprit… C’est cette nature, si forte, si riche, et en même temps si simple et si naïve, qui a fait de lui l’homme le plus honnête, l’esprit le plus charmant, le cœur le plus généreux. Tu n’as pas oublié qu’en 1848 (nous n’étions pas riches alors), Delacroix, après avoir dîné gaiement avec nous, voulait nous forcer à prendre la moitié de son dernier billet de mille francs : « Qu’est-ce que cela en face de la Révolution et de l’éternité ? » (L’Artiste, 1864, p. 121.)

  1. Dans sa Correspondance, Delacroix parle à maintes reprises de la Saint-Sylvestre, qui, par une joyeuse habitude de jeunesse, était pour lui l’occasion d’une réunion intime avec ses camarades de la première heure, Félix Guillemardet et Pierret. M. Ph. Burty nous raconte qu’on la fêtait à tour de rôle chez l’un des trois amis ; on mangeait, on buvait, on s’embrassait à minuit. Dans une lettre à Pierret, datée de 1820, Delacroix s’écrie : « Là, à la lumière de la chandelle tout unie, on s’établit sur une table où l’on s’appuie les coudes et on boit et mange beaucoup pour avoir de ce bon esprit d’homme échauffé ! C’est là la gaieté, et que la note est vraie ! Ah ! que les potentats et les grands politiques sont à plaindre de n’avoir pas de Saint-Sylvestre ! » (Corresp., t. I, p. 54.)
  2. Lelièvre, peintre de portraits, demeuré inconnu. Il faisait partie avec Charlet, Chenavard, Comairas, d’un petit cercle intime, aux réunions duquel Delacroix se rendit fréquemment par la suite. Aux beaux jours, on se donnait volontiers rendez-vous chez lui, dans sa petite maison de l’île Séguin, à Sèvres, afin de peindre en pleine nature. (V. Chesneau, Peintres et sculpteurs romantiques, p. 81.)
  3. M. Coutan, l’amateur, dont parle ici Delacroix, a légué au Louvre un grand nombre de tableaux et de dessins de sa collection.
  4. Géricault allait succomber aux suites d’un accident de cheval. Il est facile de comprendre la tristesse qui envahissait Delacroix en présence de cette carrière brisée à trente-deux ans, si l’on songe que Géricault était, par la hardiesse de son génie et la fougue de son tempérament, le peintre de l’époque qui le mieux se rapprochait de Delacroix, si l’on songe encore que Delacroix avait fréquenté assidûment son atelier, suivi les progrès du fameux Naufrage de la Méduse, si l’on réfléchit enfin que Géricault avait été un des rares artistes sympathiques aux débuts de Delacroix ! Il n’est donc pas surprenant qu’à ces différents titres l’admiration du jeune peintre se manifeste sans réserves pour le talent de Géricault. Plus tard, avec la culture grandissante et le développement du sens critique, Delacroix apportera des restrictions à ses premiers enthousiasmes ; les dernières années du Journal, notamment l’année 1854, apparaissent singulièrement révélatrices sur la transformation de son jugement à l’égard de Géricault.