Journal (Eugène Delacroix)/29 avril 1852

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 96-98).

Jeudi 29 avril. — Chez Bertin le soir : il y avait peu de monde. Goubaux[1] venu dans la journée. Parlé de la négligence avec laquelle les pièces classiques sont représentées. Il n’y a pas un directeur de théâtre du boulevard qui la souffrît dans les pièces modernes. Les acteurs du Français se sont fait une habitude de chanter leurs rôles d’une façon monotone, comme des écoliers qui récitent une leçon. Il me citait un exemple, le début d’Iphigénie : Oui, c’est Agamemnon, etc.

Il se rappelait avoir vu Saint-Prix[2], qui passait pour un talent et qui de plus avait la tradition, se lever tranquillement d’un coin du théâtre, venir réveiller Arcas et lui dire tout d’une haleine : Oui, c’est Agamemnon, etc. Quelle est évidemment l’intention de Racine ? Ce oui qui commence répond évidemment à la surprise que doit manifester le serviteur éveillé avant l’aurore ; par qui ? par son maître, par son roi, le Roi des rois. Sa réponse ne dit-elle pas aussi que ce roi, que ce père a veillé dans l’inquiétude, longtemps avant de venir à ce confident, pour décharger une partie de son souci en en parlant ? Il a dû se promener, s’agiter sur sa couche, avant de se lever. Il ne répond même pas, dans sa préoccupation, qui semble continue, à la demande de cet ami fidèle. Il se parle à lui-même ; son agitation se trahit dans ce regard jeté sur sa destinée : Heureux qui, satisfait, etc.

Oui, c’est Agamemnon… répond à la surprise d’Arcas. Ces mots doivent être entrecoupés par des jeux muets et non pas défilés comme un chapelet ou comme un homme qui lirait dans un livre. Les acteurs sont des paresseux, qui ne se sont même jamais demandé s’ils pouvaient mieux faire. Je suis convaincu qu’ils suivent la route tracée, sans se douter des trésors d’expression que renferment tant de beaux ouvrages.

Goubaux me disait que Talma lui avait raconté qu’il notait toutes ses inflexions, indépendamment de la prononciation des mots. C’était un fil conducteur qui l’empêchait de dévier quand il était moins inspiré. Cette espèce de musique, une fois dans sa mémoire, ramenait toutes les intonations dans un cercle dont il ne serait pas sorti sans péril de s’égarer et d’être entraîné trop loin ou à faux.

  1. Goubaux, auteur dramatique, collaborateur de Dumas père, de Legouvé et d’Eugène Sue. Il dirigeait une institution qui devint le collège Chaptal.
  2. Saint-Prix, acteur célèbre, né en 1759, mort en 1834.