Journal (Eugène Delacroix)/28 février 1858

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 309-315).

28 février. — (Je relis cela. Le rapporter à ce que j’ai écrit au commencement de l’année 1860 sur le même sujet[1] ; mais avec une conclusion différente ; non pas que je ne trouve toujours l’antique aussi parfait, mais en le comparant avec les modernes, notamment dans des médailles de la Renaissance, dans les ouvrages de Michel-Ange, du Corrège, etc., je trouve dans ces derniers un charme particulier que je n’ose pas dire qui soit dû à leurs incorrections, mais à une sorte de piquant indéfinissable qu’on ne trouve pas dans l’antique, lequel vous donne une admiration plus tranquille. Les anciens embrassaient moins d’objets.)

L’art grec était fils de l’art égyptien. Il fallait toute la merveilleuse aptitude du peuple de la Grèce pour avoir rencontré, en suivant toutefois une sorte de tradition hiératique comme celle des Égyptiens, toute la perfection de leur sculpture. C’est la libéralité de leur esprit qui anime et féconde ces froides images consacrées d’un autre art soumis à une tradition inflexible. Mais si on les compare aux modernes, travaillés par tant de nouveautés que la marche des siècles a amenées par le christianisme, par les découvertes des sciences qui ont aidé à la hardiesse de l’imagination, enfin par suite de cette révolution inévitable dans les choses humaines qui ne permet pas qu’une époque soit semblable à celles qui l’ont précédée…

Les hardiesses téméraires des grands hommes ont conduit au mauvais goût ; mais chez les grands hommes, les hardiesses ont ouvert la barrière aux hommes futurs qui leur ressemblent. De même qu’Homère semble chez les anciens la source d’où tout a découlé, de même chez les modernes certains génies, j’oserai dire énormes, et il faut le mot comme signifiant aussi bien la grandeur de ces génies que leur impossibilité de se renfermer dans de certaines bornes, ont ouvert toutes les routes parcourues depuis eux, chacun suivant son caractère particulier, de telle sorte qu’il n’est pas de grands esprits venus à leur suite qui n’aient été leurs tributaires, qui n’aient trouvé chez eux les types de leurs inspirations[2].

L’exemple de ces hommes primitifs est dangereux pour les faibles talents ou pour les inexpérimentés. De grands talents, même à leur début, cèdent facilement à prendre leur propre influence ou les divagations de leur imagination pour l’effet d’un génie semblable à celui de ces hommes extraordinaires. C’est à d’autres grands hommes comme eux, mais qui viennent après eux, que leur exemple est utile, les natures inférieures peuvent imiter à leur aise les Virgile, les Mozart

Cette mobilité est si naturelle aux hommes que les anciens eux-mêmes, dont la grandeur à distance nous semble monotone, présentent peu d’analogies ; leurs grands tragiques se suivent sans se ressembler : Euripide n’a plus la simplicité d’Eschyle, il est plus poignant, il cherche des effets, des oppositions ; les artifices de la composition s’augmentent avec la nécessité de s’adresser à des sources nouvelles d’intérêt qui se découvrent dans l'âme humaine.

C’est comme le travail qu’on voit s’opérer dans l’art moderne. Michel-Ange ne peut appeler au secours de l’effet de ses sculptures l’art des fonds, le paysage qui augmente l’impression des figures dans la peinture ; mais le pathétique des mouvements, la finesse des plans, l’expression deviennent des besoins impérieux de sa passion.

Les plus grands admirateurs, et ils sont rares aujourd’hui, de Corneille et de Racine sentent bien que, de notre temps, des ouvrages taillés sur le modèle des leurs nous laisseraient froids. L’indigence de nos poètes nous prive de tragédies faites pour nous ; il nous manque des génies originaux[3]. On n’a encore rien imaginé que l’imitation de Shakespeare mêlée à ce que nous appelons des mélodrames ; mais Shakespeare est trop individuel, ses beautés et ses exubérances tiennent trop à une nature originale pour que nous puissions en être complètement satisfaits quand on vient faire à notre usage du Shakespeare. C’est un homme à qui on ne peut rien dérober, comme il ne faut rien lui retrancher. Non seulement il a un génie propre à qui rien ne ressemble, mais il est Anglais, ses beautés sont plus belles pour les Anglais, et ses défauts n’en sont peut-être pas aux yeux de ses compatriotes. Ils en étaient encore bien moins pour ses contemporains. Ils étaient ravis de ce qui nous choque : les beautés de tous les temps qui brillent çà et là n'étaient probablement pas ce qui faisait battre des mains à la galerie d’en haut, celle que fréquentaient les matelots et les marchands de poisson ; et il est probable que les seigneurs de la cour d’Élisabeth — ils n’avaient pas beaucoup meilleur goût — leur préféraient les jeux de mots, les traits d’esprit recherchés. Le lyrisme, le réalisme, toutes ces belles inventions modernes, on a cru les trouver dans Shakespeare. De ce qu’il fait parler des valets comme leurs maîtres, de ce qu’il fait interroger un savetier par César, le savetier en tablier de cuir et répondant en calembours du coin de la rue, on a conclu que la vérité manquait à nos pères qui ne connaissaient pas cette veine nouvelle ; quand on a vu également un amant en tête-à-tête avec sa maîtresse débiter deux pages de dithyrambe à la nature et à la lune, ou un homme dans le paroxysme de la fureur s’arrêter pour faire des réflexions philosophiques interminables, on a vu un élément d’intérêt dans ce qui n’est que celui d’un extrême ennui.

Combien le pour et le contre se trouvent dans la même cervelle ! On est étonné de la diversité des opinions entre hommes différents ; mais un homme d’un esprit sain conçoit toutes les possibilités, sait se mettre ou se met à son insu à tous les points de vue. Cela explique tous les revirements d’opinion chez le même homme, et ils ne doivent surprendre que ceux qui ne sont pas capables de se faire à eux-mêmes des opinions des choses. En politique, où ce changement est plus fréquent et plus brusque encore, il tient à des causes entièrement différentes et que je n’ai pas besoin d’indiquer : cela n’est pas mon sujet.

Il semble donc qu’un homme impartial ne devrait écrire qu’en deux personnes pour ainsi dire : de même qu’il y a deux avocats pour une seule cause. Chacun de ces avocats voit tellement les moyens qui militent en faveur d’un adversaire, que souvent il va au-devant de ces moyens ; et quand il rétorque les raisons qu’on lui objecte, c’est par des raisons tout aussi bonnes et qui au moins sont spécieuses. D’où il suit que le vrai dans toute question ne saurait être absolu ; les Grecs, qui sont la perfection, ne sont pas aussi parfaits ; les modernes, qui offrent plus de défaillances ou de fautes, ne sont pas aussi défectueux que l’on pense et compensent par des qualités particulières les fautes et les défaillances dont l’antique paraît exempt.

Je trouve, dans de vieilles notes d’il y a quatre ans[4], mon opinion sur le Titien. Ces jours-ci, sans me les rappeler, mais sous des impressions différentes, je viens d’en écrire d’autres.

D’où je conclus qu’il faudrait presque qu’un homme de bonne foi n'écrivît un ouvrage que comme on instruit une cause ; c’est-à-dire, un thème étant posé, avoir comme un autre personnage en soi qui fasse le rôle d’un avocat adverse chargé de contredire.

— Sur l’instabilité des renommées des grands hommes.

— Du beau antique et du beau moderne.

  1. Voir t. III, p. 371 et suiv.
  2. Sur les génies primitifs et leurs imitateurs, voir la même idée exprimée par Delacroix le 26 octobre 1853, t. Il, p. 258 et suiv.
  3. Du livre déjà cité sur Delacroix nous détachons ce passage écrit par le maître sous la rubrique De l’art ancien et de l’art moderne : « Le goût de l’archaïsme est pernicieux. C’est lui qui persuade à mille artistes qu’on peut reproduire une forme épuisée ou sans rapport à nos mœurs du moment. Il est impardonnable de chercher le beau à la manière de Raphaël ou du Dante. Ni l’un ni l’autre, s’il était possible qu’ils revinssent au monde, ne présenterait les mêmes caractères dans son talent… Libre à ceux qui imitent aujourd’hui le style de Raphaël de se croire des Raphaëls. Ce que l’on peut singer, c’est l’invention, c’est la variété des caractères ; et ce qu’un homme inspire seul peut faire, c’est de marquer de son style particulier ses ouvrages inspirés. » (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 409.)
  4. Voir t. II, p. 470 et suiv.