Journal (Eugène Delacroix)/26 mars 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 318-323).

26 mars. — Concert à Sainte-Cécile. Je n’ai prêté d’attention qu’à la Symphonie héroïque[1]. J’ai trouvé la première partie admirable, l’andante est ce que Beethoven a peut-être fait de plus tragique et de plus sublime, jusqu’à la moitié seulement. Ensuite la Marche du Sacre de Cherubini que j’ai entendue avec plaisir. Quant à Preciosa[2], la chaleur qu’il faisait là, ou une brioche que j’avais mangée, avant de venir, ont paralysé mon âme immortelle, et j’ai dormi presque tout le temps.

Je pensais, en entendant le premier morceau, à la manière dont les musiciens cherchent à établir l’unité dans leurs ouvrages. Le retour des motifs principaux est, en général, celui qu’ils croient le plus efficace : c’est aussi celui qui est le plus à la portée de la médiocrité. Si ce retour est, dans certains cas, l’occasion d’une grande satisfaction pour l’esprit et pour l’oreille, il semble, quand on l’applique trop souvent, un moyen secondaire, ou plutôt un pur artifice. La mémoire est-elle si fugitive qu’on ne puisse établir de relations dans les différentes parties d’un morceau de musique, si on n’affirme en quelque sorte à satiété l’idée principale par de continuelles répétitions ?

Une lettre, un morceau de prose ou de poésie présente une déduction et un ensemble qui ressortent du développement des idées naissant les unes des autres, et pas par la répétition d’une phrase qui sera, si l’on veut, le point capital de la composition.

Les musiciens ressemblent en cela aux prédicateurs qui répètent à satiété et fourrent partout la phrase qui sert de texte à leur discours.

Je me rappelle, dans ce moment, plusieurs airs de Mozart dont la logique et la déduction sont admirables, sans que le motif principal soit répété : l’air Qui l’odio non facunda, le chœur des prêtres de la Flûte enchantée, le trio de la Fenêtre, de Don Juan, le quintette, idem, etc. Ces derniers sont des morceaux de longue haleine, ce qui augmente le mérite. Dans ses symphonies, il répète quelquefois à satiété le motif principal ; peut-être, en cela, se conforme-t-il à des usages établis. Cet art-là me semble plus assujetti que les autres à des habitudes pédantesques de métier, qui donnent une satisfaction aux gens purement musiciens, mais qui fatiguent toujours les auditeurs peu versés dans la curiosité du métier, telle que les fugues, les rentrées savantes, etc.

Ces répétitions du motif me paraissent être occasionnellement, comme je le disais, une source de jouissances, quand elles sont employées à propos, mais elles donnent moins le sentiment de l’unité, qu’elles ne fatiguent quand l’unité ne ressort pas naturellement à l’aide des vrais moyens dont le génie a le secret. L’esprit est si imparfait, si difficile à fixer, que l’homme le plus sensible aux arts éprouve toujours, en présence d’un bel ouvrage, une sorte d’inquiétude, de difficulté d’en jouir complètement, que ne peuvent faire disparaître les petits moyens de produire une unité factice, moyens comme les répétitions des motifs dans la musique, comme la concentration de l’effet dans la peinture, petites et mesquines industries dont le commun des artistes s’empare facilement et qu’il applique de même. Un tableau qui semble devoir satisfaire plus complètement et plus facilement ce besoin d’unité, puisqu’il semble qu’on le voie tout d’une fois, ne le produit pas davantage s’il n’est bien composé, et j’ajoute même que, offrît-il au plus haut degré une grande unité dans son effet, l’âme ne sera pas pour cela complètement satisfaite. Il faut que, dans l’absence de l’ouvrage qui a éveillé en elle des sentiments, elle se recueille dans le souvenir : alors dominera celui de l’unité de l’ouvrage, si cette qualité s’y trouve effectivement. C’est alors que l’esprit saisit l’ensemble de la composition, ou se rend compte des disparates et des lacunes. Ces remarques faites à propos de la musique me font apercevoir plus particulièrement combien les gens de métier sont de pauvres connaisseurs dans l’art qu’ils exercent, s’ils ne joignent à la pratique de cet art une supériorité d’esprit ou une finesse de sentiment, que ne peut donner l’habitude de jouer d’un instrument ou de se servir d’un pinceau. Ils ne connaissent d’un art que l’ornière dans laquelle ils se sont traînés, et les exemples que les écoles mettent en honneur. Jamais ils ne sont frappés des parties originales ; ils sont, au contraire, bien plus disposés à en médire ; en un mot, la partie intellectuelle, ce sentiment-là leur échappe complètement, et comme ils sont malheureusement les juges les plus nombreux, ils peuvent dérouter longtemps le goût public et de même retarder le vrai jugement qu’il faut porter sur les beaux ouvrages. De là, sans doute, cette condescendance des grands talents pour le goût étroit et mesquin qui est, en général, la régie des conservatoires et des ateliers. De là ce retour de moyens prétendus savants qui ne satisfont aucun besoin de l’âme, et qui, par la répétition de banalités convenues, déparent certains chefs-d’œuvre et les marquent promptement d’un cachet de décrépitude.

Les beaux ouvrages ne vieilliraient jamais s’ils n’étaient empreints que d’un sentiment vrai. Le langage des passions, les mouvements du cœur sont toujours les mêmes ; ce qui donne inévitablement ce cachet d’ancienneté, lequel finit quelquefois par effacer les plus grandes beautés, ce sont ces moyens d’effet à la portée de tout le monde, qui florissaient au moment où l’ouvrage a été composé ; ce sont certains ornements accessoires à l’idée et que la mode consacre, qui font ordinairement le succès de la plupart des ouvrages. Ceux qui, par un prodige bien rare, se sont passés de cet accessoire, n’ont été compris que fort tard et fort difficilement, ou par des générations qui étaient devenues insensibles à ces charmes de convention.

Il y a un moule consacré dans lequel on jette les idées bonnes ou mauvaises, et les plus grands talents, les plus originaux, en portent involontairement la trace. Quelle est la musique qui résiste, après un certain nombre d’années, au caractère de vétusté que lui impriment les cadences, les fioritures qui souvent ont fait sa fortune, à son apparition ? Quand l’école moderne d’Italie a substitué des ornements d’un goût qui a semblé nouveau à ceux dont nous avions l’habitude dans la musique de nos pères, cette nouveauté a paru le comble de la distinction ; mais cette impression n’a pas duré autant que la mode dans les vêtements et dans les bâtiments. Elle a eu tout au plus assez de puissance pour nous lasser passagèrement des ouvrages anciens, en les faisant paraître vieux ; mais ce qui a déjà prodigieusement vieilli, ce sont les ornements, c’est la parure indiscrète qu’un magistique (sic) génie ne dédaignait pas d’ajouter à ses heureuses conceptions et dont la foule des imitateurs a fait la substance même des ouvrages dénués d’invention.

Il faut déplorer ici cette triste condition de certaines inventions qui nous charment dans les esprits originaux. Ces agréments mêmes, ces ornements, ajoutés par la main du génie à des idées expressives et profondes, sont presque une nécessité à laquelle il cède naturellement. Ce sont des intervalles, des repos presque nécessaires, qui reposent l’esprit et le conduisent à de nouvelles idées.

Sur les nouvelles sonorités, les combinaisons de Beethoven : elles sont déjà devenues l’héritage ou plutôt le butin des moindres débutants.

  1. Rappelons qu’il qualifiait de divine la symphonie en la.
  2. Opéra de Weber.