Journal (Eugène Delacroix)/26 mai 1858

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 334-335).

26 mai. — Je songe, en ébauchant mon Christ descendu dans le tombeau[1], à une composition analogue qu’on voit partout du Barocci[2] ; et je songe en même temps à ce que dit Boileau pour tous les arts : « Rien n’est beau que le vrai. » Rien n’est vrai dans cette maudite composition : gestes contournés, draperies volantes sans sujet, etc. Réminiscences des divers styles des maîtres. Les maîtres, mais je parle des plus grands et dont le style est très marqué, sont vrais à travers cela, sans quoi ils ne seraient pas beaux. Les gestes de Raphaël sont naïfs, malgré l'étrangeté de son style ; mais ce qui est odieux, c’est l’imitation de cette étrangeté par des imbéciles, qui sont faux de gestes et d’intention par-dessus le marché.

Ingres, qui n’a jamais su composer un sujet comme la nature le présente, se croit semblable à Raphaël en singeant[3] certains gestes, certaines tournures qui lui sont habituelles, qui ont même chez lui une certaine grâce qui rappelle celle de Raphaël ; mais on sent bien, chez ce dernier, que tout cela sort de lui et n’est pas cherché.

  1. Delacroix a plusieurs fois répété ce sujet, qu’il affectionnait. (Voir Catalogue Robaut, no 1034.) A propos de cette composition, Baudelaire écrit : « Dites-moi si vous vîtes jamais mieux exprimée la solennité nécessaire de la Mise au tombeau. Croyez-vous sincèrement que Titien eût inventé cela ? Il eût conçu, il a conçu la chose autrement ; mais je préfère cette manière-ci. Le décor, c’est le caveau lui-même, emblème de la vie souterraine que doit mener longtemps la religion nouvelle ! Au dehors, l’air et la lumière qui glisse en rampant dans la spirale. La mère va s'évanouir, elle se soutient à peine. »
  2. Le Christ porté au tombeau, tableau qui se trouve dans l'église de Sinigaglia.
  3. Baudelaire l’appelait : l’adorateur rusé de Raphaël.