Journal (Eugène Delacroix)/23 mars 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 315-317).

23 mars, — Bal aux Tuileries : même sentiment d’ennui des autres et de moi-même. Cette abjection dorée est la plus triste de toutes.

Sur la sculpture : l’art princeps. — Ces sculpteurs modernes ne font que des pastiches.

La littérature. — Elle est l’art de tout le monde : ou l’apprend sans s’en douter.

Les commissions. — J’ai été frappé à la dernière séance combien il faut consulter les hommes spéciaux. Mémoire sur ce sujet : tout ce qu’elles font est incomplet et surtout incohérent. À cette séance, les artistes votaient ensemble ; ils avaient la raison pour eux ; les autres ne comprennent que confusément ; ils n’ont pas de notions claires.

Ce n’est pas à dire que, si je gouvernais, je remettrais les questions d’art, par exemple, à des commissions d’artistes. Les commissions seraient purement consultatives, et l’homme de mérite qui les présiderait n’en ferait qu’à sa tête après les avoir écoutées. Réunis et seuls du métier, chacun reprend promptement son point de vue étroit ; opposés à des gens tout à fait incapables, les avantages certains et généraux ressortent à leurs yeux, et ils les font ressortir avec succès.

Ceci est contre les républiques. On objecte celles qui ont jeté de l’éclat ; j’en vois la raison dans l’esprit traditionnel qui a survécu à tout, chez ces républiques, dans certains corps chargés du maniement des affaires. Les républiques les plus célèbres sont les aristocratiques. Un noble, comme un plébéien, pourvu qu’il ait du sens, comprendra l’intérêt du pays ; mais le plébéien est un membre d’un corps qui n’est nulle part ; le noble, au contraire, n’est quelque chose que par la tradition et par l’esprit conservateur qui lui rend plus chère encore une patrie à la tête de laquelle le placent ces institutions qu’il a mission de défendre : Venise, Rome, l’Angleterre, etc., sont des exemples. L’esprit national ne se retrouvera dans le peuple que quand il se trouvera directement en face d’intérets nationaux étrangers. C’est comme dans les commissions où les artistes, opposés à des manufacturiers, votent comme un seul homme. Envoyez à un congrès européen un certain nombre de plébéiens anglais, je parle de ceux qui font de l’opposition chez eux, qui sont pour le progrès, pour les changements, ils seront Anglais avant tout vis-à-vis des Allemands, des Français, etc. ; ils soutiendront, sans en retirer une syllabe, les privilèges anglais qui font la force de l’Angleterre, et qu’un instinct secret leur dit être le principe de cette force.