Journal (Eugène Delacroix)/20 avril 1824

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 94-96).

Mardi 20 avril. — Je sors de chez Leblond. Il a été bien question d’Égypte : on peut y aller pour bien peu de chose. Dieu veuille que j’y aille ! Pensons bien à cela, et si mon cher Pierret y venait avec moi ? C’est l’homme qu’il me faudrait ; en attendant, travaillons à nous séparer des liens qui entravent l’esprit et débilitent la santé. Se lever matin.

Penser à l’Arabe. J’irai ces jours-ci chez D… lui demander des renseignements sur ses études.

— Qu’est-ce aller en Égypte ? chacun saute aux nues. Et si ce n’est pas plus que d’aller à Londres ? Pour trois cents francs, Deloches[1] et Planat[2] y sont passés. On y vit à meilleur marché qu’ici… Il faudrait partir en mars et revenir en septembre ; on aurait le temps de voir la Syrie.

Est-ce vivre que végéter comme un champignon attaché à un tronc pourri[3] ? Les habitudes mesquines m’absorbent tout entier. D’ailleurs, c’est d’avance qu’il faut se préparer.

Tant que j’aurai mes jambes, j’espère vivre matériellement. Plaise au ciel que le Salon me mette en passe de faire bientôt mes tournées ! Scheffer doit me faire connaître une affaire. Il a passé une partie du jour à mon atelier.

— J’ai presque fini le Don Quichotte et beaucoup avancé la Jane Shore.

La fille est venue ce matin poser. Hélène a dormi ou fait semblant. Je ne sais pourquoi je me crus bêtement obligé de faire mine d’adorateur pendant ce temps, mais la nature n’y était point. Je me suis rejeté sur un mal de tête, au moment de son départ et quand il n’était plus temps… Le vent avait changé. Scheffer m’a consolé le soir, et il s’est trouvé absolument dans les mêmes intentions.

Je me fais des peurs de tout, et crois toujours qu’un inconvénient va être éternel. Moi qui parle, je passerai aussi… Cela aussi est une consolation.

— Ma lithographie de chez Leblond n’est pas mal venue.

— Félix est venu un moment à mon atelier et Henri chez Leblond. Il y a eu trios d’instruments à vent, mais Batton[4] m’a fait plus de plaisir avec ses folies sur le piano. — Édouard est enchanté du Velasquez ; il dit que c’est le plus beau qu’il ait vu.

— Ce bon Pierret m’enchante d’être aussi possédé que moi de tous les projets qui m’ont pris ce soir ; il est aussi ivre que moi.

Dîné et Scheffer 2 35
Café 0 80
3 20

  1. Deloches, peintre, resté inconnu, contemporain de Delacroix.
  2. Planat, peintre de portraits, né en 1792, mort en 1866. Delacroix écrivait à propos de lui à Soulier : « Je suis bien charmé d’apprendre que tu aies trouvé Planat à Florence. C’était un fort bon garçon. Il avait au collège un grand amour pour le dessin et y réussissait fort bien. Il doit bien faire à présent. Tu ne me dis pas s’il a jeté son bonnet par-dessus les murs et s’il est peintre tout à fait, ou bien s’il a encore comme toi un pied dans quelque petit bout de chaîne. » (Corresp., t. I, p. 76.)
  3. Dans le cours du Journal, on trouvera indiqué plus d’un projet de voyage que l’artiste ne réalisa jamais. Il est important de noter qu’il ne visita pas les musées d’Italie. En 1821, il écrivait à Soulier, alors installé à Florence : « Dieu, quel pays ! Comment, vous avez des ciels comme cela ? Des montagnes comme cela ? Je ne plaisante pas, ce diable de dessin m’avait tourné la tête, et j’avais déjà fait une foule de plans superbes pour aller manger mon petit revenu dans la Toscane, auprès de toi, mon cher ami. Mais ne parlons pas de tout cela. Je n’aurai jamais la force de prendre une résolution, et je pourrirai toute ma vie où le ciel m’a jeté en commençant. » (Corresp., t. I, p. 78.)
  4. Alexandre Batton, compositeur et pianiste, né à Paris le 2