Journal (Eugène Delacroix)/1er mars 1859

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 354-357).

1er mars. — Dictionnaire.

Tableau. Faire un tableau, l’art de le conduire depuis l'ébauche jusqu’au fini. C’est une science et un art tout à la fois ; pour s’en acquitter d’une manière vraiment savante, une longue expérience est indispensable.

L’art est si long que, pour arriver à systématiser[1] certains principes qui, au fond, régissent chaque partie de l’art, il faut la vie entière. Les talents nés trouvent d’instinct le moyen d’arriver à exprimer leurs idées ; c’est chez eux un mélange d’élans spontanés et de tâtonnements, à travers lesquels l’idée se fait jour avec un charme peut-être plus particulier que celui que peut offrir la production d’un maître consommé.

Il y a dans l’aurore du talent quelque chose de naïf et de hardi en même temps qui rappelle les grâces de l’enfance et aussi son heureuse insouciance des conventions qui régissent les hommes faits. C’est ce qui rend plus surprenante la hardiesse que déploient à une époque avancée de leur carrière les maîtres illustres. Être hardi[2], quand on a un passé à compromettre, est le plus grand signe de la force.

Napoléon met, je crois, Turenne au-dessus de tous les capitaines, parce qu’il remarque que ses plans étaient plus audacieux à mesure qu’il avançait en âge. Napoléon lui-même a donné l’exemple de cette qualité extraordinaire.

Dans les arts en particulier, il faut un sentiment bien profond pour maintenir l’originalité de sa pensée en dépit des habitudes auxquelles le talent lui-même est fatalement enclin à s’abandonner. Après avoir passé une grande partie de sa vie à accoutumer le public à son génie, il est très difficile à l’artiste de ne pas se répéter, de renouveler, en quelque sorte, son talent, afin de ne pas tomber à son tour dans ce même inconvénient de la banalité et du lieu commun qui est celui des hommes et des écoles qui vieillissent. Gluck[3] a donné l’exemple le plus remarquable de cette force de volonté qui n'était autre que celle de son génie. Rossini a toujours été se renouvelant jusqu'à son dernier chef-d'œuvre, qui prématurément a clos son illustre carrière de chefs-d'œuvre. Raphaël, Mozart, etc., etc.

Hardiesse. Il ne faudrait cependant pas attribuer cette hardiesse, qui est le cachet des grands artistes, uniquement à ce don de renouvellement ou de rajeunissement du talent par des moyens d’effets nouveaux. Il est des hommes qui donnent leur mesure du premier coup, et dont la sublime monotonie est la principale qualité. Michel-Ange n’a point varié la physionomie de ce terrible talent qui a renouvelé lui-même toutes les écoles modernes et leur a imprimé un élan irrésistible.

Rubens a été Rubens tout de suite. Il est remarquable qu’il n’a pas même varié son exécution, qu’il a très peu modifiée, même après l’avoir reçue de ses maîtres. S’il copie Léonard de Vinci, Michel-Ange, le Titien, — et il a copié sans cesse, — il semble qu’il s’y soit montré plus Rubens que dans ses ouvrages originaux.

Imitation. On commence toujours par imiter.

Il est bien convenu que ce qu’on appelle création dans les grands artistes n’est qu’une manière particulière à chacun de voir, de coordonner et de rendre la nature. Mais non seulement ces grands hommes n’ont rien créé dans le sens propre du mot, qui veut dire : de rien faire quelque chose ; mais encore ils ont dû, pour former leur talent ou pour le tenir en haleine, imiter leurs devanciers et les imiter presque sans cesse, volontairement ou à leur insu.

Raphaël, le plus grand des peintres, a été le plus appliqué à imiter[4] : imitation de son maître, laquelle a laissé dans son style des traces qui ne se sont jamais effacées ; imitation de l’antique et des maîtres qui l’avaient précédé, mais en se dégageant par degrés des langes dont il les avait trouvés enveloppés ; imitation de ses contemporains et des écoles étrangères, telles que l’Allemand Albert Dürer, le Titien, Michel-Ange, etc.

Rubens a imité sans cesse, mais de telle sorte qu’il est difficile de…[5].

Imitateurs. On peut dire de Raphaël, de Rubens, qu’ils ont beaucoup imité, et l’on ne peut sans injure les qualifier d’imitateurs. On dira plus justement qu’ils ont eu beaucoup d’imitateurs, plus occupés à calquer leur style dans de médiocres ouvrages, qu'à développer chez eux un style qui leur fût propre. Les peintres qui se sont formés en imitant leurs ouvrages, mais qui ont calqué le style de ces grands hommes dans leurs ouvrages propres et qui n’en ont reproduit que de faibles parties[6] par défaut d’originalité…

  1. Dans un autre art, les écrits théoriques de Richard Wagner sont la plus éclatante démonstration de cette idée.
  2. Voir notre Étude, p. xxxiii.
  3. On sait que Gluck composa ses plus belles œuvres et donna le plus frappant exemple de hardiesse à un âge où généralement les forces créatrices ont diminué, quand elles ne se sont pas complètement éteintes chez la plupart des artistes. Il en fut de même pour ce Titien, que Delacroix aima si passionnément dans la seconde partie de sa carrière d’artiste.
  4. Dans son étude sur Raphaël, Delacroix avait déjà énoncé et développé cette idée qui lui semblait féconde en points de vue intéressants : « Beaucoup de critiques, dit-il, seront peut-être tentés de lui reprocher (à Raphaël) ce qui me semble, à moi, la marque la plus sûre du plus incomparable talent, je veux parler de l’adresse avec laquelle il sut imiter, et du parti prodigieux qu’il tira, non pas seulement des anciens ouvrages, mais de ceux de ses émules et de ses contemporains. »
  5. Inachevé dans le manuscrit.
  6. Dans cette même étude sur Raphaël, le maître ajoutait à propos des imitateurs : « Il y a plusieurs manières d’imiter : chez les uns, c’est une nécessité de leur nature indigente qui les précipite à la suite des beaux ouvrages. Ils croient y rallumer leur flamme sans chaleur, et appellent cela y puiser de l’inspiration… Chez les autres, l’imitation est comme une condition indispensable du succès. C’est elle qui s’exerce dans les écoles sous les yeux et sous la direction d’un même maître. Réussir, c’est approcher le plus possible de ce type unique. Imiter la nature est bien le prétexte, mais la palme appartient seulement à celui qui l’a vue des mêmes yeux et l’a rendue de la même manière que le maître. Ce n’est pas là l’imitation chez Raphaël. On peut dire que son originalité ne parait jamais plus vive que dans les idées qu’il emprunte. Tout ce qu’il touche, il le relève, et le fait vivre d’une vie nouvelle. C’est bien lui qui semble alors reprendre ce qui lui appartient, et féconder des germes stériles qui n’attendaient que sa main pour donner leurs vrais fruits. » (Revue de Paris, t. II, 1830.)