Journal (Eugène Delacroix)/1er juin 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 216-217).

Mercredi 1er juin. — En ouvrant la fenêtre de l’atelier, le matin, toujours avec ce même temps brumeux, je suis comme enivré de l’odeur qui s’exhale de toute cette verdure trempée de gouttes de pluie et de toutes ces fleurs courbées et ravagées, mais belles encore.

De quels plaisirs n’est pas privé le citadin, le cancre d’employé ou d’avocat, qui ne respire que l’odeur des paperasses ou de la boue de l’infâme Paris ! Quelles compensations pour le paysan, pour l’homme des champs ! Quel parfum que celui de cette terre mouillée, de ces arbres ! Cette forte odeur des bois, qu’elle est pénétrante, et quelle réveille aussitôt des souvenirs gracieux et purs, souvenirs du premier âge et des sentiments qui tiennent au fond de l’âme ! chers endroits où je vous ai vus, chers objets que je ne dois plus revoir, chers événements qui m’avez enchanté et qui êtes évanouis !… Que de fois cette vue de la verdure et cette délicieuse odeur des bois ont réveillé ces souvenirs qui sont l’asile, le saint des saints où on se réfugie, si on peut, sur les ailes de l’âme, pour se tirer du souci de chaque jour ! Cette affection qui me console et, seule, me donne ces mouvements du cœur comme autrefois, combien de temps le sort me les laissera-t-il ?