Journal (Eugène Delacroix)/1er juillet 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 384-386).

1er juillet. — Journée de travail sans interruption. Grand sentiment et délicieux de la solitude et de la tranquillité, du bonheur profond quelles donnent. Il n’est point d’homme plus sociable que moi. Une fois en présence de gens qui me plaisent, même mêlés aux premiers venus, pourvu qu’aucun motif irritant ne m’inspire contre eux de l’aversion, je me sens gagner par le plaisir de me répandre : je prends tous les hommes pour des amis, je vais au-devant de la bienveillance, j’ai le désir de leur plaire, d’être aimé. Cette disposition singulière a dû donner une fausse idée de mon caractère. Rien ne ressemble autant à la fausseté et à la flatterie que cette envie de se mettre bien avec les gens, qui est une pure inclination de nature. J’attribue à ma constitution nerveuse et irritable cette singulière passion pour la solitude, qui semble si fort en opposition avec des dispositions bienveillantes poussées à un degré presque ridicule. Je veux plaire à un ouvrier qui m’apporte un meuble ; je veux renvoyer satisfait l’homme avec lequel le hasard me fait rencontrer, que ce soit un paysan ou un grand seigneur ; et avec l’envie d’être agréable et de bien vivre avec les gens, il y a en moi une fierté presque sotte, qui m’a fait presque toujours éviter de voir les gens qui pouvaient m’être utiles, craignant d’avoir l’air de les flatter. La peur d’être interrompu, quand je suis seul, vient ordinairement, quand je suis chez moi, de ce que je suis occupé de mon affaire, qui est la peinture : je n’en ai pas d’autre qui soit importante. Cette peur, qui me poursuit également quand je me promène seul, est un effet de ce désir même d’être aussi sociable que possible dans la société de mes semblables. Mon tempérament nerveux me fait redouter la fatigue que va m’imposer telle rencontre bienveillante ; je suis comme ce Gascon qui disait, en allant à une action : « Je tremble des périls où va m’exposer mon courage. »