Journal (Eugène Delacroix)/18 mai 1850

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 444-446).

Samedi 18 mai. — Le matin, travaillé à la Femme qui se peigne, que je suis en train de gâter probablement, puis au Michel-Ange.

— Vers une heure, à la forêt avec ma bonne Jenny. J’avais un plaisir infini à la voir jouir si expansivement de cette charmante nature si verte, si fraîche. Je l’ai fait reposer longtemps, et elle est revenue sans accident. Nous avons été jusqu’au Chêne d’Antain. En parcourant le clos de Lamouroux, elle me disait douloureusement : « Comment ! ne vous verrai-je jamais autrement que dans une position mince et peu digne de vous ? Quoi ! je ne vous verrai jamais un enclos comme celui-ci à habiter, à embellir ? » Elle a raison. Je ressemble en ceci à Diderot qui se croyait prédestiné à habiter des taudis, et qui vit sa mort prochaine, quand il fut installé dans un bel appartement, dans des meubles splendides, qu’il devait aux bontés de Catherine.

Au reste, j’aime la médiocrité ; j’ai le faste et l’étalage en horreur ; j’aime les vieilles maisons, les meubles antiques ; ce qui est tout neuf ne me dit rien. Je veux que le lieu que j’habite, que les objets qui sont à mon usage me parlent de ce qu’ils ont vu, de ce qu’ils ont été, et de ce qui a été avec eux.

Ai-je l’âme plus rétrécie en cela que mon voisin Minoret, qui vient d’abattre une partie du logement qu’il avait, pour construire un affreux chalet qui va offenser mes regards, tant que je vivrai ici ? Quand ce Minoret est venu succéder au général Ledru[1], il s’est hâté de jeter bas sa modeste et ancienne maison ; il aime mieux ces pierres toutes neuves qu’il a tirées de la carrière… La vieille d’Esnont en a fait autant. A la vérité, la maison lui tombait sur la tête. Cela me vaut deux constructions à la moderne, affreuses à tolérer.

Il y a, au reste, dans Champrosay, depuis quelque temps, émulation de mauvaises bâtisses. Gibert avait commencé avec sa magnifique grille. Les gens qui ont succédé au marquis de La Feuillade font recrépir la maison et ont imaginé d’y ajouter des ornements qui la rendent ridicule et lui ôtent tout caractère et toute proportion.

— Ce matin, Georges[2] est venu m’invitera dîner de la part de sa mère, qui vient pour deux jours avec Mme Barbier[3] et M. P… et son mari.

Villot vient un moment dans la journée ; nous avons été assez tristes à cause de toutes les menaces du temps.

Le soir pourtant je me suis mis en train et ai causé un peu. Revenu à onze heures. Mme Barbier est très amusante.

  1. Le général Ledru des Essarts, frère du naturaliste Pierre Ledru, fit toutes les campagnes de la Révolution et de l’Empire. En 1836, Louis-Philippe le nomma pair de France. Il mourut à Champrosay en 1844.
  2. Georges Villot, fils de son ami Frédéric Villot.
  3. Mme Barbier était la belle-mère de Frédéric Villot.