Journal (Eugène Delacroix)/1840 sans date 1

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 195-197).

1840

Sans date. — En tout objet la première chose à saisir pour le rendre avec le dessin, c’est le contraste des lignes principales. Avant de poser le crayon sur le papier, en être bien frappé. Dans Girodet, par exemple, cela se trouve bien en partie dans son ouvrage, parce qu’à force d’être tendu sur le modèle, il a attrapé à tort et à travers quelque chose de sa grâce, mais cela s’y trouve comme par hasard. Il ne reconnaissait pas le principe en l’appliquant. X…[1] me paraît le seul qui l’ait compris et exécuté. C’est là tout le secret de son dessin. Le plus difficile est comme lui de rappliquer au corps entier. Ingres l’a trouvé dans des détails des mains, etc. Sans artifices pour aider l’œil, il serait impossible d’y arriver, tel que de prolonger une ligne, etc., dessiner souvent à la vitre[2]. Tous les autres peintres, sans en excepter Michel-Ange et Raphaël, ont dessiné d’instinct, de fougue, et ont trouvé la grâce à force d’en être frappés dans la nature ; mais ils ne connaissaient pas le secret de X…[3] : la justesse de l’œil. Ce n’est pas au moment de l’exécution qu’il faut se bander à l’étude avec des mesures, des aplombs, etc. ; il faut de longue main avoir cette justesse qui, en présence de la nature, aidera de soi-même le besoin impétueux de la rendre. Wilkie[4] aussi a le secret. Dans les portraits, indispensable. Quand par exemple on a fait des ensembles avec cette connaissance de cause, qu’on sait pour ainsi dire les lignes par cœur, on pourrait en quelque sorte les reproduire géométriquement sur le tableau. Portraits de femme surtout ; il est nécessaire de commencer par la grâce de l’ensemble. Si vous commencez par les détails, vous serez toujours lourd. Témoin, ayez à dessiner un cheval fin, si vous vous laissez aller aux détails, votre contour ne sera jamais assez accusé.

— On a remarqué à Tripoli que les enfants provenant de noirs et de femmes blanches ne vivaient pas. Les enfants des Mameluks étaient dans le même cas. Avoir une idée des races.

  1. Sur le manuscrit on ne peut distinguer le nom, qui a été soigneusement biffé à l’encre après coup.
  2. Ce procédé est fort ancien : Léonard de Vinci, Albert Dürer et tant d’autres s’en sont servis eux-mêmes très souvent. Voici en quoi il consiste : on prend un crayon gras, et on ferme un œil en tenant l’autre ouvert contre une planchette mobile et fixe à volonté, trouée à diverses hauteurs, et placée à une certaine distance d’une vitre. A travers l’ouverture, on regarde la partie du paysage que l’on a devant soi et on n’a plus qu’à calquer les lignes telles qu’on les voit à travers la vitre. Au lieu d’un crayon gras, qu’on ne connaissait peut-être pas jadis, on pouvait se servir d’une plume et d’encre.
  3. Ici le même nom aussi soigneusement biffé.
  4. Delacroix écrivait de Londres en 1825 : « J’ai été chez M. Wilkie, et je ne l’apprécie que depuis ce moment. Ses tableaux achevés m’avaient déplu, et dans le fait ses ébauches et ses esquisses sont au-dessus de tous les éloges. Comme tous les peintres de tous les âges et de tous les pays, il gâte régulièrement ce qu’il fait de beau. » — Et encore : « J’ai vu chez Wilkie une esquisse de Knox le puritain prêchant devant Marie Stuart. Je ne peux t’exprimer combien c’est beau, mais je crains qu’il ne la gâte ; c’est une manie fatale. » (Corresp. t. I, p. 100 et 103.)