Journal (Eugène Delacroix)/15 septembre 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 449-453).

15 septembre. — David disait à cet homme qui le fatiguait d’une conversation sur les procédés, les manières, etc., de toutes sortes : « J’ai su tout cela quand je ne savais encore rien. »

Chenavard venu chez moi pendant que je dessine des bateaux[1], et presque aussitôt Isabey… Singulier rapprochement que celui de ces deux hommes. J’ai continué mon dessin pour être plus à mon aise.

En sortant avec le premier des deux, et pendant qu’il m’expliquait son système de Paris port de mer, les soldats faisant l’exercice à feu ont attiré mon attention, et je me sais gré d’avoir un moment déserté la conversation de mon compagnon pour aller voir ces malheureux.

Je n’avais jamais conçu de la profession de soldat l’idée que j’en ai prise dans ce moment. C’est celui d’un mépris mêlé d’indignation pour les brutes qui ont appelé un art celui d’égorger, et d’une profonde pitié pour ces moutons habillés en loups, dont le métier, comme dit si bien Voltaire, est de tuer et d’être tués pour gagner leur vie. Cette opération machinale de charger une arme, de lancer cette foudre terrible qui éclate entre leurs mains, sans qu’ils aient l’air de se douter de ce qu’ils font, forme un triste spectacle pour un cœur qui n’est pas tout à fait de pierre. Il eût révolté d’une autre façon des hommes comme Alexandre et César, si on leur eût dit que ces automates, abaissant méthodiquement leur fusil et les déchargeant au hasard, sont des gens qui se battent… Où est la force, où est l’adresse dans ce stupide jeu ? la force, le courage, pour attaquer, presser, défaire un farouche ennemi, l’adresse pour se préserver soi-même de ses coups ? Quoi ! vous venez vous planter devant un autre animal tout aussi intimidé que vous, et à distance raisonnable, vous vous envoyez philosophiquement des balles de plomb et de fer, sans aucune défense contre ces coups qui vous sont renvoyés, et vous persuadez à votre troupeau à plumets et à épaulettes que c’est là se couvrir de gloire ! Cette malheureuse profession est faussée dans son principal objet. L’héroïsme consiste à approcher l’ennemi, de manière que le courage personnel serve à quelque chose. Recevoir passivement les coups de l’artillerie est le fait du lâche aussi bien que du brave ; celui-ci s’indigne d’être traité comme un mur ou un bastion de terre ; il n’a pas plus de mérite que la foule des peureux qui, près de lui, attendent la mort ou la fin d’une action qui doit les délivrer de la crainte. Cette masse intimidée qui envoie et reçoit les coups de fusil devient ainsi, par un renversement de rôles, la seule force des armées modernes ; c’est par sa masse qu’elle opère. Le courage des hommes d’action devient presque inutile. Il se glace au contraire dans cette humiliante situation ; que faire de cette colère qui s’empare naturellement d’un cœur impétueux, lorsqu’il voit tomber près de lui son compagnon, lorsque le son des trompettes et le bruit de l’artillerie l’excitent à la vengeance ?

Je regrette de ne pouvoir me faire une idée nette de ce qu’on appelle une charge de cavalerie. J’ai toujours entendu citer cette sorte de mouvement comme une espèce de plaisanterie, dans laquelle les rôles sont fixés pour ainsi dire à l’avance, c’est-à-dire que si l’infanterie, ou le corps sur lequel on charge paraît trop résolu, on ne fait en quelque sorte que le simulacre de l’attaque ; on garde son courage pour une meilleure occasion ou pour des ennemis moins disposés à la résistance.

La vue de ces feux de peloton, de ces feux de deux rangs, dont les coups précipités ne peuvent avoir de certitude, m’a semblé un mauvais moyen de nuire à l’ennemi, sans parler, comme je le disais, de l’inutilité où on laisse le courage et la vigueur. Il me semble que des tirailleurs, réunis en petits pelotons seulement, exercés au tir, mais en même temps à se réunir promptement pour attaquer de près avec impétuosité, auraient plus d’effet que ces murailles de chair, qui renvoient au hasard et de loin des coups précipités et sans justesse. On leur substituera immanquablement, à ces derniers, des machines dont l’action sera plus calculée et plus meurtrière ; déjà une foule d’inventions se pressent d’écraser en quelques minutes un corps entier, d’asphyxier en un clin d’œil braves et poltrons. Tous ces moyens ne feront qu’annihiler de plus en plus la bravoure personnelle et métamorphoser tout à fait le métier de soldat en celui de mécanicien. Pour utiliser, au contraire, le courage individuel, il faudrait de véritables corps d’élite, non pas choisis sur des hommes de belle apparence, comme on fait d’ordinaire, mais parmi les courages les plus éprouvés. L’attaque brusque et à la baïonnette d’un tel corps au milieu de cette mousqueterie à distance, serait, je crois, d’un effet prodigieux.

— Étrange chose que la peinture, qui nous plaît par la ressemblance des objets qui ne sauraient nous plaire[2] !

  1. Voir Catalogue Robaut, no 1271.
  2. C’est la phrase de Pascal : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux ! » Chenavard l’avait sans doute citée dans une de leurs discussions littéraires et artistiques, et Delacroix la copie ici de mémoire.