Journal (Eugène Delacroix)/15 mai 1824

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 118-122).

Samedi 15 mai, dans la journée. — Ce qui fait les hommes de génie ou plutôt ce qu’ils font, ce ne sont pas les idées neuves, c’est cette idée, qui les possède, que ce qui a été dit ne l’a pas encore été assez. — Jeudi, j’ai été chez mon oncle à son atelier ; j’ai dîné avec lui, ma tante était ici. Ils m’ont invité pour la campagne aujourd’hui.

Le soir, étant assise et serrée près de moi, elle me faisait essayer des gants.

Hier, vendredi 14. — Duponchel[1] venu vers dix heures à l’atelier. Resté après jusqu’à cinq heures pour les costumes de Bothwell[2]. Attendu vainement au Luxembourg avec lui et Leblond, pour la partie au Moulin de beurre.

— Dîné ensemble. Profonde tristesse et découragement, toute la soirée.

— En lisant la notice sur lord Byron, au commencement du volume, ce matin, j’ai senti encore se réveiller en moi cet insatiable désir de produire. Puis-je dire que ce serait le bonheur pour moi ? Au moins me le semble-t-il. Heureux poète et plus heureux encore d’avoir une langue qui se plie à ses fantaisies ! Au reste, le français est sublime, mais il faudrait avoir livré à ce Protée rebelle bien des combats, avant de le dompter.

Ce qui fait le tourment de mon âme, c’est sa solitude. Plus la mienne se répand avec les amis et les habitudes ou les plaisirs journaliers, plus il me semble qu’elle m’échappe et se retire dans sa forteresse. Le poète qui vit dans la solitude, mais qui produit beaucoup, est celui qui jouit de ces trésors que nous portons dans notre sein, mais qui se dérobent à nous quand nous nous donnons aux autres. Quand on se livre tout entier à son âme, elle s’ouvre tout à vous, et c’est alors que la capricieuse vous permet le plus grand des bonheurs, celui dont parle la notice, celui inaperçu peut-être de lord Byron et de Rousseau, de la montrer sous mille formes, d’en faire part aux autres, de s’étudier soi-même, de se peindre continuellement dans ses ouvrages. Je ne parle pas des gens médiocres. Mais quelle est cette rage, non pas seulement de composer, mais de se faire imprimer, outre le bonheur des éloges ? C’est d’aller à toutes les âmes qui peuvent comprendre la vôtre ; et il arrive que toutes les âmes se retrouvent dans votre peinture. Que fait même le suffrage des amis ? C’est tout simple qu’ils vous comprennent, ou plutôt que vous importe ? Mais c’est de vivre dans l’esprit des autres qui vous enivre. Quoi de si désolant ? me dirai-je. Tu peux ajouter une âme de plus à celles qui ont vu la nature d’une façon qui leur est propre. Ce qu’ont peint toutes les âmes est neuf par elles, et tu les peindrais encore neuves ! Ils ont peint leur âme, en peignant les choses, et ton âme te demande aussi son tour. Et pourquoi regimber contre son ordre ? Est-ce que sa demande est plus ridicule que l’envie du sommeil que te demandent tes membres, quand ils sont fatigués et toute ta physique nature ? S’ils n’ont pas fait assez pour toi, ils n’ont pas non plus fait assez pour les autres. Ceux même qui croient que tout a été dit et trouvé, te salueront comme nouveau, et fermeront encore la porte après toi. Ils diront encore que tout a été dit. De même que l’homme, dans la faiblesse de l’âge, qui croit que la nature dégénère, aussi les hommes d’un esprit vulgaire et qui n’ont rien à dire sur ce qui a déjà été dit, pensent-ils que la nature a permis à quelques-uns et seulement dans le commencement, de dire des choses nouvelles et qui frappent. Ce qu’il y avait à dire dans le temps de ces esprits immortels, frappait aussi tous les regards de leurs contemporains, et pas un grand nombre, pour cela, n’a été tenté de saisir le nouveau, de s’inscrire à la haie, pour dérobera la postérité la moisson à recueillir. La nouveauté est dans l’esprit qui crée, et non pas dans la nature qui est peinte. La modestie de celui qui écrit l’empêche toujours de se placer parmi les grands esprits dont il parle. Il s’adresse toujours, comme on pense, à une de ces lumières, s’il en est que la nature…, etc.

… Toi qui sais qu’il y a toujours du neuf, montre-le-leur dans ce qu’ils ont méconnu… Fais leur croire qu’ils n’avaient jamais entendu parler du rossignol et du spectacle de la vaste mer, et de tout ce que leurs grossiers organes ne s’entendent à sentir, que quand on a pris la peine de sentir pour eux d’abord. Que la langue ne t’embarrasse pas ; si tu cultives ton âme, elle trouvera jour pour se montrer ; elle se fera un langage qui vaudra bien les hémistiches de celui-ci et la prose de celui-là. Quoi ! vous êtes original, dites-vous, et cependant votre verve ne s’allume qu’à la lecture de Byron ou du Dante, etc. ! Cette fièvre, vous la prenez pour la puissance de produire, ce n’est plutôt qu’un besoin d’imiter… Eh ! non, c’est qu’ils n’ont pas dit la centième partie de ce qu’il y a à dire ; c’est qu’avec une seule des choses qu’ils effleurent, il y a plus de matières aux génies nouveaux qu’il n’y a …[3] et que la nature a mis en dépôt dans les grandes imaginations futures, plus de nouveautés à dire sur ses créations, qu’elle n’a créé de choses.

Mais que ferai-je ? il ne m’est pas permis de faire une tragédie ; la loi des unités s’y oppose… Un poème ?

  1. Duponchel, ancien directeur de l’Opéra, né à Paris vers 1795, mort en 1868. Deux fois il dirigea l’Académie de musique, de 1835 à 1843, puis de 1847 à 1849. Delacroix l’avait connu à Londres en 1825, et il écrivait à Pierret : « Il est pour moi la boussole de la mode, comme on peut penser. » (Corresp., t. I, p. 106.)
  2. Bothwell, drame en cinq actes, en prose, par M. A. Empis, représenté pour la première fois sur le Théâtre-Français, le 23 juin 1824.
  3. Manque dans le manuscrit.