Journal (Eugène Delacroix)/14 novembre 1855

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 116-117).

Paris, 14 novembre. — Parti d’Augerville, avec Berryer, à neuf heures. Nous revenons ensemble jusqu'à Paris, par Étampes ; sa conversation est des plus intelligentes.

Quand on est agité dans la vie par mille contrariétés qu’on prend pour des peines, on ne se représente pas assez ce que sont les pertes véritables et sans remède qui touchent aux sentiments. Il y a pourtant de ces natures de roche qui se consolent plus vite de celles-là que des autres. Berryer me contait, en revenant, que l’un des progrès des États-Unis consiste à faire assurer son père quand il part pour un de ces voyages où on est exposé à tout instant à être mis en morceaux dans les bateaux ou les chemins de fer. Une fois que vous avez la confiance qu’en cas de malheur on vous rendra votre père en billets de banque, la famille est tranquille ; le père peut aller dans la lune et y rester, si bon lui semble ; je ne doute pas que nous n’arrivions à ce degré de perfection.

L’idée de Delamarre[1], proposée à Berger, quand il était préfet, d’envoyer les corps de nos parents et de nos amis pour fumer et fertiliser les plaines arides de la Sologne, était de ce genre. Voilà une manière inattendue d’utiliser ses proches, quand, par leur mort, ils semblent n'être plus bons à rien.

  1. Sans doute Théodore-Casimir Delamarre (1796-1870), qui fut directeur de la Patrie et s’occupa activement des questions économiques et industrielles.