Journal (Eugène Delacroix)/14 novembre 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 269-270).

Lundi 14 novembre. — Quoique souffrant, ou plutôt pour me remettre au grand air, après avoir passé toute la matinée à paresser et à lire les histoires de P… que j’aime beaucoup et qui m’impressionnent dans un certain sens, j’ai été à l’Hôtel de ville vers deux heures, après avoir acheté avec Jenny l’écharpe et le gilet bleu.

J’ai fait presque tout à pied, y compris le retour par le faubourg Saint-Germain, pour acheter des gants ; j’ai acheté la gravure de Piranesi[1], grand intérieur d’église très frappant. J’ai vu encore, en passant à la tour Saint-Jacques, retirer des os en quantité et encore juxtaposés. L’esprit aime ces spectacles et ne peut s’en rassasier. En passant devant la boutique d’Hetzel[2], accroché par Silvestre[3], qui m’a fait entrer.

Avant dîner, Mme Pierret et Marie : c’est le fameux jour de fête !

Le soir, après mon dîner, Riesener est venu et est resté assez tard. Il me conseille de publier mes croquis au moyen de la photographie ; j’avais eu déjà cette pensée, qui serait féconde[4].

Il m’a parlé du sérieux avec lequel le bon Durieu et son ami qui l’aidait dans ses opérations parlent des peines qu’ils se donnent et s’attribuent une grande part de succès dans cesdites opérations ou plutôt dans leur résultat.

Ce n’est qu’en tremblant que Riesener leur demandait si décidément il pouvait sans indiscrétion et sans être accusé de plagiat, se servir de leurs photographies pour en faire des tableaux. J’ai été moi-même témoin chez Pierret, lundi dernier, de la bonhomie avec laquelle il s’applaudissait du succès, en voyant mes exclamations et mon admiration qu’il prenait pour lui-même.

  1. Piranesi, graveur italien (1720-1778), qui a exécuté au burin ou à l’eau-forte un grand nombre de planches qu’on a réunies sous le nom d’Antiquités romaines.
  2. Hetzel, libraire et littérateur, qui sous le nom de Stahl a écrit une série de charmants ouvrages pour la jeunesse. Hetzel avait pris une part importante aux événements de 1848 et occupé le poste de secrétaire général du pouvoir exécutif dans le gouvernement provisoire. Exilé après le coup d’État, il s’était retiré à Bruxelles, d’où il ne rentra en France qu’en 1859.
  3. Théophile Silvestre, publiciste (1823-1876), a collaboré à beaucoup de journaux, notamment le Figaro, le Nain jaune, le Constitutionnel, le Pays, l’Éclair, etc. Son principal ouvrage, l’Histoire des artistes vivants, est un des volumes les plus intéressants écrits sur l’art. Parmi les autres publications de Théophile Silvestre, on peut encore citer Eugène Delacroix (documents nouveaux), Pierre-Paul Rubens, etc. Son dernier ouvrage est le Catalogue du Musée de Montpellier (collection Bruyas), dont le premier volume seul a paru.
  4. Ce vœu du peintre a été réalisé en partie par M. Alfred Robaut, qui, au moment de la vente des dessins originaux d’Eugène Delacroix, publia plus de soixante-dix croquis, dessins et fac-similé autographiés, pris dans l’œuvre du maître. Cette publication, malheureusement incomplète, fut accueillie par les amateurs avec une faveur marquée, et il est regrettable qu’un concours plus effectif n’ait pas permis de terminer l’œuvre si bien commencée.