Journal (Eugène Delacroix)/14 décembre 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 294-295).

14 décembre. — Dîné chez Riesener avec Pierret. J’étais invité chez la princesse et j’espérais y aller le soir. Je suis resté rue Bayard. — Le soir, dans l’atelier, où j’ai fait un fusain d’après un torse de la Renaissance, pour un essai du fixatif que Riesener emploie.

Je suis revenu avec Pierret, par la gelée qui s’est déclarée dans l’après-midi et par un clair de lune admirable. Je lui ai rappelé, dans les Champs-Élysées, qu’à cette même place, il y a plus de trente ans, nous revenions ensemble, vers la même heure, de Saint-Germain, où nous avions été voir la mère de Soulier, à pied, s’il vous plaît, et par une gelée intense… Était-ce bien le même Pierret que j’avais sous le bras ? Que de feu dans notre amitié ! que de glace à présent[1] !… Il m’a parlé des magnifiques projets qu’on fait pour les Champs-Élysées. Des pelouses à l’anglaise remplaceront les vieux arbres. Les balustrades de la place ont disparu ; l’obélisque va les suivre pour être mis je ne sais où. Il faut absolument que l’homme s’en aille, pour ne pas assister, lui si fragile, à la ruine de tous les objets contemporains de son passage d’un moment. Voilà que je ne reconnais plus mon ami, parce que trente ans ont passé sur mes sentiments. Si je l’avais perdu il y a quinze ans, je l’eusse regretté éternellement ; mais je n’ai pas encore eu le temps de me dégoûter de la vue des arbres et des monuments que j’ai vus toute ma vie. J’aurais voulu les voir jusqu’à la fin.

  1. Ce passage, qui nous avait échappé au moment d’écrire notre Étude, vient encore à l’appui de ce que nous avons dit sur le sentiment d’amitié chez Delacroix, et contribue à détruire la légende qu’on s’était plu à former.