Journal (Eugène Delacroix)/12 septembre 1854

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 445-447).

12 septembre. — Le matin, à la jetée : la mer toujours basse et peu intéressante.

J’ai remarqué un joli sujet de tableau : c’est un canot apportant sur la plage le poisson d’un petit bateau qu’on voyait au loin ; les hommes amenés à terre sur les épaules de ceux qui avaient mis leurs jambes à l’eau et qui apportaient aussi les paniers remplis de poisson à des femmes. Le canot tiré sur le sable et repoussé ensuite par deux ou trois petits mousses ; les rames en l’air ; le soleil du matin sur tout cela.

Chenavard venu vers onze heures à la maison. Il me dit que les Pensées de Pascal sont faites péniblement et couvertes de ratures.

Acheté le matin le vase russe, qui fuyait. J’ai été le changer vers quatre heures, et me promener. La chaleur m’a forcé de rentrer.

Le soir, parti tard ; nous n’avions dîné qu’à six heures, à cause d’un dérangement dans le fameux fourneau. Pris par la grande rue, vu avec plaisir les boutiques comme je ne les regarde pas à Paris. Tout m’amusait.

Dans le quartier de Saint-Remy, voyant la porte ouverte, je suis entré et ai joui du spectacle le plus grandiose, celui de l’église sombre et élevée, éclairée par une demi-douzaine de chandelles fumeuses placées çà et là. Je demande aux adversaires du vague de me produire une sensation qu’on puisse comparer à celle-là avec de la précision et des lignes bien définies. Si on classe les sentiments divers par ordre de noblesse, comme le fait Chenavard, on pourra à son gré se décider pour un dessin d’architecture ou pour un dessin de Rembrandt.

Sorti de là enchanté ; désolé de la difficulté de rendre, sans prendre sur nature, non pas le sentiment, mais les lignes et perspectives compliquées, projections d’ombres, etc., qui faisaient de ce que j’ai vu le plus magnifique tableau.

Pris par les bains, la plage. Écho lointain de l’ignoble musique de l’établissement, pendant que la lune se levait de l’autre côté. Je suis resté sur la plage pendant plus d’une heure, ravi de ma soirée paisible et de la tranquillité qu’elle communiquait à mes esprits.

J’ai été rejoindre Jenny à la jetée vers dix heures.

Chenavard me raconte l’histoire de Papety[1], au club des Versaillais… Un de ces messieurs monte à la tribune et dit avec l’accent du terroir et d’une voix de tonnerre : « Citoyens ! » Après un moment de silence, il répète encore son : « Citoyens ! » et après une nouvelle pause, et regardant son auditoire : « Citoyens ! je ne sais plus ce que je voulais vous dire », et il se retire. Un voisin de Papety s’adresse à lui et lui dit d’un air pénétré : « C’est bien heureux que nous soyons ici en famille ! »

  1. Papety (1815-1849), peintre, élève de Cogniet. En 1836, il obtint le grand prix de peinture et partit pour Rome. Ses premières œuvres, très remarquées, faisaient présager pour l’artiste un brillant avenir. La mort le frappa à trente-quatre ans, en plein talent et au moment où il allait écrire l’histoire de l’art byzantin, d’après des notes et des documents archéologiques rapportés d’Orient.