Journal (Eugène Delacroix)/11 mars 1847

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 285-287).

11 mars. — Villot le matin. Il me parle des exécutions du jury.

Au convoi de la fille de Barye. Il ne s’y trouvait aucun des artistes ses amis que je vois ordinairement avec lui. A l’église sont venus Zimmermann, Dubufe, Brascassat, que je voyais pour la première fois : petite figure noire et rechignée. De l’église, chez Vieillard, que j’ai trouvé au lit ; il souffre d’un rhume. Il est toujours inconsolable. Nous avons beaucoup causé de l’éternelle question du progrès que nous entendons si diversement. Je lui ai parlé de Marc-Aurèle ; c’est le seul livre où il ait puisé quelque consolation depuis son malheur. Je lui ai cité le malheur de Barye, plus seul encore que lui ; d’abord c’est sa fille, ensuite il a certainement moins d’amis. Son caractère réservé, pour ne pas dire plus, écarte l’épanchement. Je lui ai dit qu’à tout bien considérer, la religion expliquait mieux que tous les systèmes la destinée de l’homme, c’est-à-dire la résignation. Marc-Aurèle n’est pas autre chose.

— Vu Perpignan pour toucher. Il m’a parlé de l’usine de Monceau comme placement.

Le dernier actionnaire restant de la première classe sur la tontine Lafarge a trente mille francs de rente ; il a cent ans. C’est un peu tard pour en jouir beaucoup.

— Rentré chez moi, et reparti à deux ou trois heures, pour aller chez M. Delessert. Trouvé Colet dans l’omnibus[1] ; il ne paraît pas ébloui par la gloire de Rossini ; il me dit qu’il n’était pas assez savant, etc… Vu M. Delessert, M. de Rémusat. M. Delessert venu ; il nous a parlé de la fin de son frère. J’ai vu avec grand plaisir le Samson tournant la meule, de Decamps : c’est du génie[2].

Revenu par le froid le plus glacial, malgré le soleil.

— Après mon dîner, j’ai été chez Mme de Forget ; c’était son jeudi. Larrey[3] et Gervais sont venus ; David[4]… Comme j’allais partir, il m’a fait des compliments sur ma coupole[5], mais ces compliments-là ne signifient rien.

— Perpignan m’avait raconté l’anecdote du vieux Thomas Paw, qui a vécu cent quarante ans. Un homme qui désirait le voir rencontra un vieillard décrépit qui se lamentait, et qui lui dit qu’il venait d’être battu par son père, pour n’avoir pas salué son grand-père, lequel était Paw.

Il dit très justement que les émotions usent la vie autant que les excès ; il me cite une femme qui avait expressément défendu qu’on lui racontât le moindre événement capable d’impressionner.

J’éprouve, du reste, combien je suis fatigué de parler avec action, même de prêter une attention soutenue à la pensée d’un autre.

  1. Colet, compositeur, professeur au Conservatoire.
  2. L’opinion de Delacroix sur Decamps paraît avoir varié. En 1862, il écrivait à M. Moreau : « Depuis que j’ai eu le plaisir de vous voir, la figure de Decamps a grandi dans mon estime. Après l’exposition des ouvrages en partie ébauchés qui ont formé sa dernière vente, j’ai été véritablement enthousiasmé par plusieurs de ces compositions. »
  3. Le baron Larrey, agrégé de l’École de médecine de Paris, était alors chirurgien en chef de l’hôpital du Gros-Caillou.
  4. Sans doute Charles-Louis-Jules David, helléniste et administrateur, fils du célèbre peintre Louis David.
  5. La coupole d’Orphée, à la Chambre des députés.