Journal (Eugène Delacroix)/11 mai 1824

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 115-117).

Mardi 11 mai. — Il arrivera donc un temps où je ne serai plus agité de pensées et d’émotions et de désirs de poésie et d’épanchements de toute espèce. Pauvre Géricault ! je l’ai vu descendre dans une étroite demeure, où il n’y a plus même de rêves ; et cependant je ne peux le croire.

Que je voudrais être poète ! Mais au moins, produis avec la peinture ! fais-la naïve et osée… Que de choses à faire ! Fais de la gravure, si la peinture te manque, et de grands tableaux. La vie de Napoléon est l’apogée de notre siècle pour tous les arts.

Mais il faut se lever matin. La peinture, je me le suis dit mille fois, a ses faveurs, qui lui sont propres à elle seule. Le poète est bien riche.

— Rappelle, pour t’enflammer éternellement, certains passages de Byron ; ils me vont bien.

La fin de la Fiancée d’Abydos.

La Mort de Sélim, son corps roulé par les vagues et cette main surtout, cette main soulevée par le flot qui vient mourir sur le rivage. Cela est bien sublime et n’est qu’à lui. Je sens ces choses-là comme la peinture les comporte.

La Mort d’Hassan, dans le Giaour. Le Giaour contemplant sa victime et les imprécations du musulman contre le meurtrier d’Hassan.

La description du palais désert d’Hassan.

Les vautours aiguisent leur bec avant le combat. Les étreintes des guerriers qui se saisissent ; en faire un qui expire en mordant le bras de son ennemi.

Les imprécations de Mazeppa[1] contre ceux qui l’ont attaché à son coursier, avec le château renversé dans ses fondements.

— J’ai lu ce matin au café Desmons un morceau couronné à la Société des bonnes lettres. Dialogue entre Fouché, Bonaparte et Carnot : il y a de belles choses, mais aussi des chefs-d’œuvre dans le genre niais.

— Travaillé chez Fielding à son Macbeth. À l’atelier vers midi. Commencé le Combat d’Hassan et du Giaour[2].

— Dîné. Rouget à cinq heures. — Trouvé là Julien. Promené une heure avec lui. — Leblond à sept heures. — Dufresne n’est pas venu. — M. Rivière[3] y est venu.

— Je lisais ce matin cette anecdote. Un officier anglais, dans la guerre d’Amérique, se trouvant aux avant-postes, vit venir un officier américain occupé d’observer, qui paraissait si distrait qu’il n’en fut pas aperçu, quoiqu’il en fût à une distance très petite. Il le couche en joue, mais arrêté par l’idée affreuse de tirer sur un homme comme sur une cible, il retint son doigt prêt à faire partir la détente. L’Américain pique des deux et s’enfuit… C’était Washington !

  1. Voir Catalogue Robaut, no 1493.
  2. Delacroix a repris plusieurs fois ce sujet. En voici les principales variantes. Le tableau dont il est ici question parut au Salon de 1827. Il a appartenu à Alexandre Dumas père, et aujourd’hui appartient à M. Mailler. (Voir Catalogue Moreau.)
    Une lithographie différant absolument du premier tableau parut aussi vers 1827. Une nouvelle toile, datée de 1835, fut exposée au Salon de 1835, à l’Exposition universelle de 1855 et à celle du Pavillon de Flore, 1878. — Vente Gollot, 1850, achetée 1,600 francs ; vente Laurent Richard, 1878, retirée à 27,000 francs ; appartient maintenant au baron Gérard. Une troisième toile fut signée en 1856. (Voir Catalogue Robaut, nos 202, 203, 600, 601 et 1293.)
  3. Ce M. Rivière était un ami intime de Delacroix ; car, dans une lettre à Pierret datée de Londres en 1825, il dit : « Si tu vois M. Rivière, pour qui tu sais que nous avons tous deux beaucoup d’amitié, dis-lui mille choses de ma part et que ses jugements sur ce pays-ci sont bien justes pour moi. » (Corresp., t. I, p. 104.)