Journal (Eugène Delacroix)/11 août 1851

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 66-68).
11 août. —
« Je suis triste de votre ennui. Avec tant de moyens pour passer votre temps agréablement dans ce monde, vous ne jouissez pas des avantages que vous avez sous la main, et que le ciel accorde relativement à bien peu de créatures, dans notre état de civilisation. Vous avez raison, quand vous me trouvez heureux de l’exercice d’un art qui m’amuse et m’intéresse réellement ; mais à quel prix acquiert-on ce talent souvent médiocre et contestable, qui nous console, si vous voulez, dans certains moments !… Et que de chagrins l’accompagnent, dont on ne raconte jamais la centième partie ! Notez que vous faites partie de ce petit nombre pour lequel, nous autres mouches à miel, nous nous exterminons ; c’est pour vous plaire que nous jaunissons et que nous avons des gastrites… Vous n’avez autre chose à faire que de nous admirer, et, ce qui est infiniment plus agréable, de nous critiquer ; et cela, avec des conditions de digérer infiniment supérieures, car vous prenez le repos et l’exercice quand il vous plaît… Vous allez, vous venez, vous vous reposez. Mais les bonnetiers eux-mêmes ne travaillent, comme des nègres, trente ans de leur vie que pour se reposer un jour. Vous êtes donc arrivé tout porté là où nous tendons, nous autres nègres, de toute la force de nos muscles ou de notre intelligence ; vous êtes à l’abri des journalistes, des envieux. Avez-vous un ennemi ?… vous lui donnez à dîner, vous l’enchaînez même à vous amuser dans l’occasion.
Allons donc, mon ami, égayez-vous un peu, pour ce qui vous concerne, au spectacle de ce que souffrent tant de malheureux qui, loin de donner à dîner et d’avoir du superflu et des jouissances, n’ont pas même le nécessaire ; et surtout allez voir la mer. Là, pour le coup, on ne peut jamais s’ennuyer. C’est un spectacle dont on ne peut se lasser… »