Journal (Eugène Delacroix)/10 juillet 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 226-228).

Dimanche 10 juillet. — J’ai été, après mon travail, au Salon, pour examiner les tableaux, relativement à la distribution des médailles. Ce mode de les donner me paraît des plus vicieux. Tous ceux qui, comme moi, sont chargés de ce choix auront été frappés du même inconvénient. Il arrive presque toujours que chaque peintre qui me paraît mériter une troisième, une deuxième, ou une première médaille, l’a déjà obtenue.

Voilà, par exemple, un homme qui a déjà eu la deuxième ; lui donnera-t-on la première parce qu’il mérite la deuxième qu’on ne peut pas lui donner ? Il arrive ainsi qu’un artiste reçoit rarement une récompense pour celui de ses ouvrages qui la mérite davantage. C’est au moment où il fait un chef-d’œuvre qu’on n’a rien à lui offrir pour le récompenser ou l’encourager. Celui qui fait bien deux fois a plus de mérite que celui qui fait bien une fois. Si les femmes donnaient la médaille, elles seraient de cet avis. Mlle Rosa Bonheur[1] a fait cette année un effort supérieur à tous ceux des années précédentes ; vous êtes réduit à l’encourager de la voix et du geste. M. Rodakowski, qui a fait un chef-d’œuvre cette année[2], est obligé de se consoler avec la médaille qu’il a obtenue l’année dernière pour un ouvrage inférieur. M. Ziem, avec sa Vue de Venise, se maintient à la hauteur de ses tableaux de l’année dernière ; mais il est interdit au jury de lui témoigner sa satisfaction[3]. Par contre, voici une Annonciation de M. Jalabert[4], qui est un tableau de deuxième médaille. Or, M. Jalabert l’ayant obtenue déjà, lui donnera-t-on la première, qui est une récompense supérieure au mérite de son tableau de cette année ? Si vous êtes juste et si vous suivez le règlement, vous ne lui donnerez rien, et cependant il mérite quelque chose. Doit-on assimiler les artistes qui mettent au Salon à ces élèves de petites pensions, dans lesquelles le maître, pour encourager les parents encore plus que les élèves, donne des prix à tout le monde ? Si le but des récompenses est de s’adresser à ce qui est supérieur dans une exposition, il faut récompenser tout ce qui s’élève, mais dans la juste proportion du mérite de l’œuvre, et si l’artiste présente dans son ouvrage la dose de talent qui lui attribue la troisième, la deuxième ou la première médaille, il est juste qu’il l’obtienne, quand même il l’aurait déjà obtenue ; ce serait un meilleur moyen d’entretenir l’émulation et de donner quand même des récompenses, de telle sorte que tout homme doué d’une dose de talent raisonnable puisse se flatter d’arriver aux récompenses à son tour.

  1. Delacroix fait allusion au tableau connu sous le nom du Marché aux chevaux, qui fut exposé au Salon de 1853.
  2. Portrait de Mme Rodakowski, mère du peintre.
  3. Ziem obtint cependant une médaille de première classe avec cette Vue de Venise, qui a pris place au Musée du Luxembourg.
  4. Jalabert, peintre, élève de Delaroche. Théophile Gautier écrivait à propos de lui : « Le talent de cet artiste a quelque chose de tendre et de délicat, de féminin qui charme et vous empêche de lui désirer plus de force. Ce n’est pas qu’il ne puisse s’élever à la vigueur lorsqu’il le veut, mais sa vraie nature est la grâce. »