Journal (Eugène Delacroix)/10 janvier 1853

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 139-140).

Lundi 10 janvier. — Halévy nous contait, à Trousseau[1] et à moi, — à ce dîner, — qu’entendant parler d’un vieillard battu par son fils, il avait trouvé dans ce prétendu vieillard un homme de cinquante à cinquante-deux ans ; mais c’était un homme qui paraissait vingt ans de plus : c’était quelque marchand de vin retiré. Ces natures brutes s’affaissent promptement, quand l’activité physique ne les soutient plus. Nous disions à ce propos que les gens qui travaillent de l’esprit se conservent mieux. Il m’arrive très souvent le matin d’être ou de me croire malade jusqu’au moment où je me mets à travailler. J’avoue qu’il se pourrait qu’un travail ennuyeux ne fît pas le même effet, mais quel est le travail qui n’attache pas l’homme qui s’y consacre ? Je disais à Trousseau que je ne ressemblais pas à ces musiciens qui disent du mal de la musique, etc. Il m’a dit qu’il aimait passionnément son métier, qui est un des plus répugnants qu’on puisse embrasser. C’est un homme de plaisir, qui doit aimer ses aises. Tous les jours, dans cette saison, son réveille-matin le fait lever et courir à son hôpital, lever des appareils, tâter le pouls, et pis encore, à des malades dégoûtants, dans un air empesté où il passe la matinée. Quand la disposition ne l’y porte guère, il est à croire que l’amour-propre le fait. Dupuytren n’y a jamais manqué, et il n’est pas probable que ce soit cette assiduité qui l’ait fait mourir prématurément. Au contraire, elle aura peut-être combattu quelque mauvaise influence, qui aura fini par le tuer.

  1. Le docteur Armand Trousseau était un des médecins les plus distingués de l’époque. Il avait siégé en 1848 comme député à l’Assemblée constituante. Homme du monde par excellence, passionné pour les arts, causeur plein d’esprit, il était très recherché dans les salons.