Journal (Eugène Delacroix)/10 août 1850

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 26-30).

Samedi 10 août. — Samedi matin, parti pour Anvers. Une certaine lâcheté me faisait hésiter ; j’ai eu tout sujet de m’applaudir, comme on verra, de mon courage.

Parti à sept heures. Déjeuné au Grand Laboureur. Des Anglais, toujours et partout !

Cathédrale : le tableau d’autel.

Couru après Braekeleer[1], qui se faisait d’abord tirer l’oreille, et qui m’a enfin donné rendez-vous pour le soir à six heures et demie.

Église Saint-Jacques Saint-Paul ; les Jésuites, que j’ai fort admirés et qui m’a fait penser à l’ornementation de ma chapelle ; marbres incrustés, etc.

Le port d’Anvers.

Saint-Antoine de Padoue. Église petite. Un Rubens médiocre, représentant le Saint et la Vierge, — La Flagellation de saint Paul, plus sublime que jamais.

— Le Calvaire dans ladite église. Je me suis rappelé que je l’avais vu il y a onze ans, dans des circonstances différentes.

Enfin le Musée. Fait un croquis d’après Cranach. Admiré les Ames du purgatoire, c’est de la plus belle manière de Rubens. Je ne pouvais me détacher du tableau de la Trinité, du Saint François, de la Sainte Famille, etc. Enfin, le jeune homme qui copie le grand Christ en croix ma prêté son échelle, et j’ai vu le tableau dans un autre jour. C’est du plus beau temps ; la demi-teinte est franchement tournée dans la préparation et les touches hardies de clair et d’ombres mises dans la pâte très épaisse, surtout dans le clair. Comment ne me suis-je aperçu que maintenant à quel point Rubens procède par la demi-teinte, surtout dans ses beaux ouvrages ? Ses esquisses auraient dû me mettre sur la voie. Contrairement à ce qu’on dit du Titien, il ébauche le ton des figures qui paraissent foncées sur le ton clair. Cela explique aussi qu’en faisant le fond ensuite et par un besoin extrême de faire de l’effet, il s’applique à rendre les chairs brillantes outre mesure en rendant le fond obscur. La tête du Christ, celle du soldat qui descend de l’échelle, les jambes du Christ et celles de l’homme supplicié très colorées dans la préparation, et clairs posés seulement à petites places. La Madeleine remarquable pour cette qualité : on voit clairement les yeux, les cils, les sourcils, les coins de la bouche dessinés par-dessus, je crois, dans le frais, contrairement à Paul Véronèse.

Se rappeler aussi les Ames du purgatoire. La demi-teinte tournée est évidente dans les figures du bas et les touches qui reviennent dessiner les traits. L’esquisse du tableau devait être bonne pour mettre à même de faire le tableau ainsi et à coup sûr. Chercher dans l’esquisse et aller sûrement dans l’exécution du tableau.

— Le soir, après dîner, parti par un beau soleil, pour aller chez Braekeleer ; admiré, en remontant sa rue, de magnifiques chevaux flamands, un jaune et un noir.

Vu enfin la fameuse Élévation en croix : émotion excessive ! Beaucoup de rapports avec la Méduse… Il est encore jeune et pense à satisfaire les pédants… Plein de Michel-Ange. Empâtement extraordinaire. Sécheresse qui touche au Mauzaisse, dans quelques parties, et pourtant point choquante. Cheveux très sèchement faits dans des têtes frisées, dans le vieillard à tête rouge et à cheveux blancs qui soulève la croix en bas à droite, dans le chien, etc. ; n’est point préparé par la demi-teinte. Dans le volet de droite, on voit des préparations empâtées comme celles que je fais souvent et le glacis par-dessus, notamment dans le bras du Romain, qui tient le bâton, et dans les criminels qu’on crucifie. Encore plus probable, quoique dissimulé par le fini, dans le volet de gauche. La coloration a disparu dans les chairs, dont les clairs sont jaunes et les ombres noires. Plis étudiés pour faire du style, coiffures soignées. Plus de liberté, quoique d’un pinceau académique, dans le tableau du milieu, mais entièrement libre et revenu à sa nature, dans le volet du cheval, qui est au-dessus de tout.

Cela m’a grandi Géricault, qui avait cette force-là, et qui n’est en rien inférieur. Quoique d’une peinture moins savante dans l’Élévation en croix, il faut avouer que l’impression est peut-être plus gigantesque et plus élevée que dans les chefs-d’œuvre. Il était imbu d’ouvrages sublimes ; on ne peut pas dire qu’il imitait. Il avait ce don-là, avec les autres en lui. Quelle différence avec les Carrache ! En pensant à eux, on voit bien qu’il n’imitait pas ; il est toujours Rubens.

Cela me sera utile pour mon plafond[2]. J’avais ce sentiment quand j’ai commencé. Peut-être le devais-je aussi à d’autres ? La fréquentation de Michel-Ange a exalté et élevé successivement au-dessus d’eux-mêmes toutes les générations de peintres. Le grand style ne peut se passer du trait arrêté d’avance. En procédant par la demi-teinte, le contour vient le dernier : de là plus de réalité, mais plus de mollesse et peut-être moins de caractère.

Le soir, Braekeleer, qui m’avait dit qu’il lui serait impossible de me faire revoir les tableaux le lendemain, qu’il avait une partie, je ne sais quoi, est revenu, s’étant ravisé, je crois, sur ce que d’autres lui auront fait sentir que je méritais qu’on se dérange pour moi ; est revenu, dis-je, me chercher pour passer la soirée avec ses amis les artistes et me promettre qu’il me mènerait derechef le lendemain.

Achevé la soirée avec M. Leys[3], un autre peintre et un amateur. Ils m’ont reconduit à mon hôtel des Pays-Bas.

  1. Ferdinand de Braekeleer, peintre belge, né en 1792, un des plus brillants représentants de l’école belge contemporaine. M. de Braekeleer était alors conservateur du Musée d’Anvers.
  2. Galerie d’Apollon.
  3. Henri Leys, peintre belge, né en 1815, mort en 1869, élève de Ferdinand de Braekeleer, son beau-frère. Son œuvre est considérable et des plus remarquables.