Joseph de Maistre et Napoléon

Joseph de Maistre et Napoléon
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 19 (p. 602-637).
JOSEPH DE MAISTRE
ET
NAPOLÉON


La récente publication d’un Mémoire inédit du comte Joseph de Maistre par le lieutenant-colonel Ferrari, chef de la section historique de l’état-major italien[1], mémoire que je compte mettre à profit et dont j’aurai à souligner l’importance, a rappelé mon attention sur les divers jugemens que l’illustre écrivain savoyard avait portés au cours de sa carrière diplomatique sur Napoléon. Je les ai tous relus avec l’attention qu’ils méritaient et j’ai cru qu’en les résumant et en les appréciant à leur réelle valeur, je pourrais présenter au lecteur une étude qui aurait un intérêt et un attrait particuliers.

A peine Bonaparte signalait-il sa marche en Italie par des victoires prodigieuses que Joseph de Maistre, qui ne le connaissait pas et qui ne pensait certainement pas à lui, écrivait dans ses Considérations sur la France : « Lorsque la Providence a décrété la formation plus rapide d’une Constitution politique, il paraît un homme revêtu d’une puissance indéfinissable : il parle et se fait obéir. » Dans la Révolution française l’écrivain philosophe entrevoyait quelque chose de prodigieux, de gigantesque, d’inouï qui aurait son contre-coup dans l’Europe entière. Prévoyant, avec Catherine II, l’apparition moderne d’un être génial, sorti comme d’un volcan, il étudiait les succès étonnans de cette Révolution et il y voyait l’empreinte d’une main surhumaine, sévère et paternelle tout à la fois, qui répandait sur la France tous les fléaux et qui cependant soutenait son empire par des moyens surnaturels. « Qu’on ne vienne pas, disait-il, nous parler des assignats et de la force du nombre, car la possibilité des assignats et de la force du nombre est précisément hors de la nature. D’ailleurs, ce n’est ni par le papier-monnaie, ni par l’avantage du nombre que les vents conduisent les vaisseaux des Français et repoussent ceux de leurs ennemis ; que l’hiver leur fait des ponts de glace, au moment où ils en ont besoin ; que les souverains qui les gênent meurent à point nommé ; qu’ils envahissent l’Italie sans canons et que des phalanges, réputées les plus braves de l’univers, jettent leurs armes à égalité de nombre et passent sous le joug !… » Il voit dans tout cela un des spectacles les plus extraordinaires qu’un œil humain ait jamais contemplés. Ne croirait-on pas lire une prophétie dans ce passage écrit avant le Concordat : « Il faut nous tenir prêts pour un événement immense dans l’ordre divin vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée et qui doit frapper tous les observateurs. Il n’y a plus de religion sur la terre. Le genre humain ne peut rester en cet état… Mais attendez que l’affinité naturelle de la Religion et de la Science les réunisse dans la tête d’un seul homme de génie. L’apparition de cet homme ne saurait être éloignée et peut-être même existe-t-il déjà ? Celui-là sera fameux et mettra fin au XVIIIe siècle qui dure toujours, car les siècles intellectuels ne se règlent pas sur le calendrier comme les siècles proprement dits. Tout annonce je ne sais quelle grande unité vers laquelle nous marchons à grands pas. »

Quel esprit sensé, dans ces momens terribles où se jouaient le présent et l’avenir de la France, ne désirait pas une autre révolution, mais celle-là pacifique, féconde, vraiment réformatrice et salutaire ? A ceux qui avaient jeté ce cri insultant à Dieu : « Laisse-nous, sors de nos conseils, sors de nos Académies, sors de nos maisons ! » Dieu avait répondu : « Faites. » Et, comme le remarquait Joseph de Maistre, le monde politique avait croulé. La France se débat alors dans une orgie épouvantable et jette d’inutiles gémissemens devant le sang qui coule à torrens sur la place de la Révolution et sur la place du Trône renversé. Mais son âme, un instant oppressée par les affres de Terreur, se redresse fière et intrépide devant l’étranger qui menace nos frontières. Comment ne pas admirer ceux qui s’écrient : « Nous acceptons tout, sauf le morcellement de la patrie ? » N’est-ce pas le comte de Maistre lui-même qui, tout ennemi qu’il soit de la Révolution, se plaint en 1794 que l’Autriche veuille démembrer la France, parce qu’elle est encore trop puissante. « Ce n’est pas, dit-il, la monarchie qu’il faut rétablir ; c’est l’Alsace, la Lorraine, la Flandre, qu’il faut démembrer… Quel équilibre, bon Dieu ! » N’est-ce pas encore Joseph de Maistre qui raille ceux qui ne croient qu’à la puissance du nombre ? « Ne sait-on pas, dit-il, ce que peuvent accomplir de prodigieux quelques poignées d’hommes, inspirés de ce feu intérieur, de ces sentimens inexplicables et ardens que l’antiquité qualifiait de divins ? A-t-on aboli l’histoire ? » Et lui, l’ennemi né de la République, emporté par le spectacle de tant de victoires, de tant de hauts faits, crie : « Vive la France, même républicaine ! »

Il est cent fois plus juste que Mallet du Pan, qui n’avait pas compris tout de suite la valeur et la puissance de Bonaparte. Le fameux publiciste genevois n’aperçut d’abord dans le général en chef de l’armée d’Italie qu’un Corse terroriste, le bras droit de Barras. Il l’appelait « un petit bamboche à cheveux éparpillés, un bâtard de Mandrin. » Il bafouait sa gloire de tréteau, ses vols, ses fusillades, ses pasquinades insolentes. » Il osait écrire : « Ce petit saltimbanque de cinq pieds trois pouces n’a jamais fait la guerre que dans les tripots et les lieux de débauche. » Il ne voyait en lui que l’instrument docile du Directoire, et il regrettait qu’il n’eût pas encore imité la modeste retraite de Pichegru. Il prédisait que « son étoile pâlirait de jour en jour et que, tôt ou tard, il paierait cher ses triomphes. » Or, à la même époque, le comte de Maistre dit qu’il y a dans la conduite de Bonaparte des traits véritablement grands, et que Monk ne le valait pas. Il reconnaît que Bonaparte est fait pour le commandement et pour la conquête, qu’il a un cerveau et une ambition insatiables, une énergie et une volonté surhumaines. Il l’appelle, il est vrai, le démon du Midi, « Dæmonium meridianum, » mais il salue ses qualités formidables, despotiques, dominatrices. A chaque revers des alliés, il leur crie : « Vous l’avez mérité ! Vous faites la guerre à la France au lieu de la faire à Bonaparte. » Il conseille vainement à l’Europe de donner satisfaction aux divers pays par l’ordre, par la pratique de mesures sages et conciliatrices, par la satisfaction offerte aux besoins nouveaux et il ne s’étonne nullement quand il apprend que Bonaparte, ayant lu ses Considérations sur la France, ait voulu réaliser à sa façon les conseils politiques de l’auteur.

La monarchie Sarde est comme écrasée entre la France et l’Autriche. Le roi de Sardaigne a appelé Joseph de Maistre dans son île, mais cet homme a trop d’envergure pour un « si petit espace. » Il ne peut d’ailleurs se confiner dans le rôle médiocre d’un régent de chancellerie. Il a des visées beaucoup plus hautes. Victor-Amédée s’en aperçoit bien vite et, autant pour éloigner un conseiller trop remuant que pour profiter de ses calculs, il l’envoie auprès d’Alexandre à Saint-Pétersbourg, comme ministre plénipotentiaire. Heureux exil, heureuse mission, qui permettront au comte de Maistre d’écrire des livres prophétiques et de rédiger une correspondance diplomatique où il y aura tant à prendre et tant à étudier ! Il représentera un petit royaume très menacé et cependant il aura l’attitude d’un grand ministre, conscient de sa dignité et de sa valeur, soucieux de l’étiquette et de ses formes, très écouté et très apprécié, attirant à lui tous les esprits, même les plus rebelles, par sa grâce, sa science et son esprit. Il donnera des conseils qu’on n’écoutera pas toujours, mais qu’on n’oubliera jamais. Il aura des vues, des idées, des considérations qui ne seront qu’à lui. Venu en Russie pour faire la guerre, non pas à la France, mais à la République et à tout pouvoir autre que la monarchie légitime, il prend pour s’exprimer l’allure et le verbe d’un prophète. Parfois ses prédictions se réaliseront. Le plus souvent, tout en étant fort saisissantes, elles échoueront. Mais il est homme à ne pas s’en embarrasser et, quand il le faudra, il essaiera subitement de plier les événemens à ses formules et il fera de la fortune une Providence inattendue.

N’examinons ici l’écrivain que par rapport à Bonaparte, car tel est le seul but de cette étude.


Le comte de Maistre voit que le Consulat provisoire, devenu le Consulat définitif, va être le Consulat à vie, en attendant qu’il se transforme en Empire. Eh quoi ! ses prédictions sur la conservation de la Monarchie, sur la façon dont un général heureux, reprenant le rôle de Monk, rétablira lui-même le pouvoir royal aux applaudissemens de tous les Français, cette réconciliation si nécessaire, si facile, ne se produira pas ? Il faudra donc attendre longtemps encore ? Mais qu’importent les détails ; tout s’arrangera comme la Providence l’a voulu. « Si la race des Bourbons, écrit-il, est décidément proscrite, il est bon que le gouvernement se consolide en France. J’aime bien mieux Bonaparte roi que simple conquérant[2]. Cette force impériale n’ajoute rien du tout à sa puissance et tue en retour ce qu’on appelle proprement la Révolution française, c’est-à-dire l’esprit révolutionnaire. » Que disait d’ailleurs Napoléon de lui-même ? « J’ai refermé le gouffre anarchique et débrouillé le chaos. J’ai dessouillé la Révolution, ennobli les peuples et raffermi les rois. J’ai excité toutes les émulations, récompensé tous les mérites et reculé les limites de la gloire. Tout cela est bien quelque chose. »

Mais le comte de Maistre, qui tient à ses prophéties et qui veut obstinément qu’un nouveau Monk rende au monarque légitime la place qui lui est due, trouve un moyen fort simple d’arranger les choses. « Quoique je croie, dit-il, les Bourbons très capables de jouir de la royauté, je ne les crois nullement capables de la rétablir. Il n’y a certainement qu’un usurpateur de génie qui ait la main assez ferme, et même assez dure, pour exécuter cet ouvrage… Laissez faire Napoléon ! Laissez-le frapper les Français avec sa verge de fer ; laissez-le emprisonner, fusiller, déporter tout ce qui lui fait ombrage ; laissez-le former des Majestés et des Altesses impériales, des maréchaux, des sénateurs héréditaires et bientôt, n’en doutez pas, des chevaliers de l’Ordre ; laissez-le graver des fleurs de lis sur son écusson vide, etc. Alors, comment voulez-vous que le peuple, tout sot qu’il soit, n’ait pas l’esprit de se dire : Il est donc vrai qu’une grande nation ne peut être gouvernée en République ! Il est donc vrai qu’il faut nécessairement tomber sous un sceptre quelconque et obéir à celui-ci et à celui-là ! Il est donc vrai que l’égalité est une chimère !… Rien ne peut être plus utile à la famille de Bourbon que l’ascension possible de Bonaparte qui hâtera sa propre chute et rétablira toutes les bases de la monarchie, sans qu’il en coûte la moindre défaveur au prince légitime. » Il ajoutait : « Je ne sais pas ce qui arrivera, mais je sais bien que ceux qui disent : « C’est fini ! » n’y entendent rien. Au contraire, le couronnement de Bonaparte augmente les chances en faveur du Roi. »

La prédiction du comte de Maistre, faite dix fois, ne se réalisera qu’en 1814, après des guerres incessantes et des revers qui ont lassé et découragé les Français ; mais une année de royauté sera-t-elle à peine écoulée que l’Empereur reviendra à Paris, parce qu’il est non seulement l’empereur des soldats, mais celui des plébéiens, des ouvriers et des paysans, ce que n’ont pas compris les Bourbons. Louis XVIII avait dit, en remettant le pied sur le sol français : « Je retrouverai mon lit aux Tuileries et je n’aurai qu’à en changer les draps. » Sur quoi Chateaubriand avait fait cette réflexion superbe : « Il oubliait que les draps du lit de Bonaparte étaient des drapeaux et qu’il y couchait avec la Gloire ! »


Le comte de Maistre a cru qu’il serait impossible à Bonaparte d’établir une dynastie nouvelle : « Ouvrez l’histoire, dit-il, et montrez-moi un simple particulier qui soit monté subitement au rang suprême et qui ait commencé une dynastie royale ; cela ne s’est jamais vu… Voyez Cromwell, qui était dans le cas de Bonaparte. Sa race n’a pas tenu… Je me crois donc fondé à croire que la mission de Bonaparte est de rétablir la royauté et d’ouvrir tous les yeux en irritant également les royalistes et les Jacobins, après quoi il disparaîtra, lui et sa race. Quant à l’époque, il serait téméraire de conjecturer. Tout homme sage doit dire : Nescio diem neque horam. » C’était là une façon prudente de se couvrir, tout en disant à ses partisans : « Vous ne savez ni le jour ni l’heure ; mais l’un et l’autre viendront, n’en doutez pas. » Joseph de Maistre obéissait plutôt à des convictions opiniâtres qu’à des vues politiques raisonnées. Sans doute les événemens allaient, pendant quelque temps, lui donner raison. Le Premier Consul, après être devenu Empereur et avoir joui d’un pouvoir immense, serait forcé d’abdiquer. Au roi de Rome devait succéder un jour Napoléon III, dont le fils unique, lui aussi, serait condamné à périr d’une mort prématurée. Mais la royauté légitime, après quatorze ans de règne, allait se fondre dans la royauté constitutionnelle que la République devait absorber. Quel prophète eût pu annoncer tous ces changemens qui allaient surgir, et en indiquer la fin ?

En novembre 1803, le comte de Maistre mandait à son roi Charles-Emmanuel IV : « Si nous avions voulu nous allier avec les Français, V. M. serait en ce moment roi d’Italie, mais une alliance avec les hommes qui commandaient alors aurait été trop immorale et trop dangereuse… Cependant, d’autres Etats ont été moins difficiles ; cela tient à ce qu’ils étaient mal dirigés et mal conseillés. Que peuvent faire de grand les Rois avec des hommes petits ? » remarquait-il encore. Des femmes auraient peut-être mieux réussi que certains diplomates et le ministre du roi de Sardaigne n’était pas loin d’en convenir. On a attribué à Alexandre Dumas le mot célèbre : « Cherchez la femme ! » C’est Joseph de Maistre qui l’a dit le premier : « Un vieux bonhomme de ministre, écrit-il le 3 novembre 1803, disait un jour à un de mes amis : « Souvenez-vous bien que dans toutes les affaires il y a une femme. Quelquefois on ne la voit pas, mais regardez bien, elle y est. » Et il ajoute : « Je crois qu’il avait raison. Pour moi, je la rencontre volontiers sur ma route, soit par une inclination naturelle pour un bel animal, soit que, dans certaines circonstances, elle soit réellement utile pour adoucir les aspérités de l’autre sexe et faciliter les affaires, comme une espèce d’huile qui mouille les ressorts d’une machine politique pour les empêcher de s’échauffer et de crier. » Il lui eût fallu plus d’une fois une assistance aussi utile ; malheureusement, elle lui a manqué. En attendant, il cherchait un secrétaire doué de toutes les qualités mondaines. « Il le faut, disait-il, jeune, danseur, dessinateur, musicien ; car la société russe est la plus futile et la plus immorale de l’univers. » Il demandait un homme du monde complet, « dont il se servirait auprès des femmes pour savoir les secrets des maris. » On ne se figure pas un Joseph de Maistre aussi peu scrupuleux, et cependant cela est ainsi. Il ne dédaignait pas lui-même de faire galante figure au milieu des salons et risquait des mots légers. Il tournait à l’occasion fort gentiment un madrigal. C’est ainsi qu’un jour il écrivit au bas d’un portrait de lui, demandé par la princesse Narichskine :


Lorsque étant vieux et sot, il valait moins que rien,
On lui demanda sa figure.
Et qui ?… Dame importante, et qui s’y connaît bien.
D’honneur, c’est presque une aventure !


Il passait rapidement du léger au grave et revenait à son éternelle animosité contre Bonaparte qu’il aurait voulu voir enlever par de hardis conspirateurs. En février 1804, il avoue que la machine avait été bien montée pour cela, « qu’une indiscrétion d’un jacobin l’a empêchée de fonctionner utilement et qu’il est inconsolable du coup manqué. » S’il admet une conspiration contre Bonaparte, quitte à ce qu’elle aboutisse même aux pires attentats, il se désole du meurtre de Vincennes et s’écrie que l’exécution de l’infortuné duc d’Enghien précipitera les événemens. « L’indignation est au comble en Russie. Les bonnes impératrices ont pleuré. » L’ambassadeur de France, le général Hédouville, est délaissé dans les salons du prince Beloscki. Le tsar a pris le deuil. Joseph de Maistre croit que Bonaparte sera le chef de la première dynastie de l’univers ou sera roué vif. Cependant, il incline plutôt pour la prédiction la plus flatteuse.

Mais, à son avis, la Révolution française est trop grande pour la tête d’un seul homme. Qu’à cela ne tienne ! Bonaparte aura une réponse facile : « La Révolution est arrivée à sa conclusion logique… Elle est finie… C’est moi qui suis la Révolution ! » Qui saura parler à cet homme ? Qui tentera des négociations utiles avec lui ? Ce n’est pas chose facile. « Bonaparte y conservera toute sa hauteur et toute sa prépondérance. Je ne vois pas un homme capable d’enfoncer son chapeau et de parler sur le ton convenable. Les Puissances même doutent encore d’elles-mêmes et n’en approchent qu’avec crainte… Je ne vois pas l’homme qui serait nécessaire pour renverser Napoléon. »

Le dépit de voir cet être extraordinaire dompter l’Europe et amener le Souverain-Pontife non seulement à signer le Concordat avec lui, mais consentir à venir en France pour le sacrer, lui arrache de véritables imprécations. Ce catholique ardent ose écrire : « Chaque fille de joie a son chapelet. » Il fait un jeu de mots grossier sur Pie VII et sur sa soutane devenue couleur pistache. « Cela se prononce « Pie se tache, dit-il. On se moque assez joliment du bonhomme qui, en effet, n’est que cela ! » L’auteur du célèbre ouvrage sur Le Pape oublie ses convictions et toutes les convenances quand il se laisse aller à dire : « Les forfaits d’un Alexandre VI sont moins révoltans que cette hideuse apostasie de son faible successeur… » Et dans un accès de rage, il s’écrie : « Je voudrais que le malheureux pontife s’en allât à Saint-Domingue pour sacrer Dessalines… Ce n’est plus qu’un Polichinelle sans conséquence ! »

Voilà où la passion politique peut conduire un grand esprit sensé, un catholique convaincu ! Le comte de Maistre a oublié une de ses maximes favorites : « J’ai toujours observé qu’on peut tout dire aux Français ; la manière fait tout. » Ici, il a par trop négligé la manière. Cette même passion qui l’égare parfois, le porte à maudire l’Autriche, qu’il considère comme l’ennemie naturelle et éternelle du roi de Sardaigne. « Elle adore Bélial, » dit-il en parlant de son abaissement devant Napoléon. Aussi, comme il se réjouit de ses défaites ! » Tout a été perdu à Austerlitz, s’écrie-t-il. Après une lutte terrible de trois siècles, le génie de la France l’emporte irrévocablement… Plus j’examine ce qui se passe, plus je suis persuadé que nous assistons à une des grandes époques du genre humain. Ce que nous avons vu et qui nous paraît si grand, n’est cependant qu’un préparatif nécessaire !… » Il constate ainsi le triomphe de Napoléon : « Jusqu’à présent la Bête a prévalu. Toute la terre le suit et l’adore. Elle a bien une dizaine de têtes et autant de diadèmes en tout comptant. Je ne sais quand elle sera jetée dans l’abîme. » Cependant, il ne perd pas confiance. Il croit toujours au triomphe de la religion et de la royauté. « Cette immense et terrible Révolution fut commencée avec une fureur qui n’a pas d’exemple contre le catholicisme et pour la démocratie. La Révolution sera pour le catholicisme et contre la démocratie. »

L’empire français n’est pourtant pas trop rigoureux pour le comte de Maistre. On le raie en 1805 de la liste des émigrés et on l’autorise à rentrer en France, quoiqu’on sache qu’il travaille énergiquement pour les intérêts de son maître le roi de Sardaigne, qu’il est en relations intimes avec Louis XVIII et le duc de Blacas, et que son fils Rodolphe est devenu officier dans le régiment des chevaliers-gardes du Tsar.

Le 29 mai 1806, après les nouveaux succès de Napoléon, il s’écrie : « Il est malheureusement plus que douteux que ces deux puissances formidables (la Russie et l’Angleterre) aient la force d’amener Napoléon à des conditions raisonnables. Vous venez de voir le triste sort du roi de Naples !… Il y a bien peu de têtes capables de se tirer de telles circonstances. Un Richelieu ou un Ximenès succomberaient peut-être. » Il déplore l’aveuglement de Pitt qui vient de succomber. « Il s’est trompé, dit-il, sur la Révolution et s’est obstiné à faire une guerre anglaise au lieu de faire une guerre européenne. Jamais il n’a voulu agir ni par ni pour le roi de France. » La bataille de Friedland est une nouvelle victoire incontestable pour Napoléon. « La perte des hommes, remarque Joseph de Maistre, le 10 juillet 1807, n’est rien… Vaincre, c’est avancer. Les Français ont vaincu, c’est-à-dire, ils ont passé. Mais Bonaparte, qui sait très bien ce qu’il lui en a coûté pour vaincre les Russes, s’est hâté de provoquer un armistice qui a été refusé par le général et accordé par l’Empereur. Dès ce moment, Bonaparte s’est jeté dans les bras d’Alexandre. Je ne me fie pas trop à cette belle tendresse. » Quelques jours après, le comte de Maistre mandait au comte d’Avaray ce dont était capable Napoléon et rappelait ainsi le meurtre du duc d’Enghien : « Reculez de trois ans dans le passé. Écoutez le Corse qui se dit à lui-même après avoir jeté ses regards terribles sur toute l’Europe : Les branches étrangères ne sont rien pour moi. Les Français n’en voudront point. Il y a telle et telle raison contre elles. D’ailleurs, elles sont sous ma main. Parmi ceux à qui la France pouvait songer, les uns ne promettent plus rien à la perpétuité de la famille ; d’autres portent un nom funeste ; d’autres enfin debout, au bord du fleuve, y vieilliront comme le voyageur de la fable, attendant que toute l’eau soit passée. Mais je vois là-bas sur les bords du Rhin un soldat résolu, plus près du but, parce qu’il en est plus loin et qui pourrait me faire des Bourbons avec une demoiselle. Il faut le tuer !… Et il le fit… Dans vingt brochures, j’ai lu : C’est un crime inutile. » Et Joseph de Maistre hausse les épaules et s’écrie : « Badauds ! » Il pensait sans doute au silence des royalistes qui suivit l’attentat de Vincennes, à la stupeur et à la connivence de l’Europe, et même à la Russie qui, après avoir jeté feu et flammes, accueillit Savary comme ambassadeur, puis Caulaincourt, lequel occupait partout la première place et dansait avec les Impératrices.

N’y avait-il donc plus d’espoir pour le retour de la légitimité ? Que faisait Alexandre ? Ce n’était pas lui qui avait manqué à l’Europe ; c’était l’Europe qui lui avait manqué. « Il y a dans cet aveuglement, disait de Maistre, quelque chose de divin qui ne peut échapper à aucun œil de la terre. » Il rappelle ses propres épreuves, son exil, sa proscription, la confiscation de ses biens. « Ma situation, dit-il, ne fait qu’empirer. Je me suis vu successivement frapper en Suisse, en Piémont, à Venise et aussi en Russie. La journée de Friedland ne m’a rien laissé. Patrie, biens, famille, souverain même, tout est perdu. » Faut-il donc désespérer ? Non, cent fois non ! Le prophète alors s’interroge et s’écrie : « Dieu fera la grâce que nous sortions de ce défilé ! » Et il rappelle alors la grande parole de Bossuet : « Quand Dieu veut faire voir qu’un ouvrage est tout de sa main, il réduit tout à l’impuissance et au désespoir, puis il agit. »


Au lendemain de Friedland, Joseph de Maistre entreprend spontanément une démarche hardie. Il voudrait aller voir l’empereur des Français et lui parler lui-même dans l’intérêt du roi de Sardaigne, son maître. Il ne craint pas de se rapprocher de l’un des meurtriers du duc d’Enghien, le général Savarv, par l’entremise de M. de Laval. Il se donne deux raisons pour agir ainsi : la certitude où il est que le Roi n’a pas été nommé dans l’entrevue de Tilsit et la conviction qu’il a de lui être utile. Il laisse une note où il est dit que, s’il lui arrive malheur, il prie Sa Majesté de faire venir sa femme et ses filles à Saint-Pétersbourg où elles vivront avec son fils et son frère Xavier. Avant de se décider à cette démarche, il a bien examiné la personne et le caractère de Napoléon, et voici ce qu’il en pense.

« Il y a quinze ans que j’étudie la Révolution française. Je me trompe peu sur les grands résultats et jamais je n’ai trompé mon maître. Constamment je lui ai dit : Tant que les Français supporteront Bonaparte, l’Europe sera forcée de le supporter. Quelle époque ! Quel champ pour l’homme d’État ! Bonaparte fait écrire dans ses papiers qu’il est l’envoyé de Dieu. Rien n’est plus vrai. Allons notre train !… L’Europe est à Bonaparte, mais notre cœur est à nous. Pour moi, je ne m’étonne de rien et je ne vis plus que dans l’avenir. Avant de connaître la bataille du 14 juin, j’avais écrit : Rien ne peut rétablir la puissance de la Prusse. Vous voyez que je ne m’étais pas trompé… Il y a longtemps que j’ai prévu et annoncé cette catastrophe. J’ai eu, depuis que je raisonne, une aversion particulière pour Frédéric II qu’un siècle frénétique s’était hâté de proclamer grand homme, mais qui n’était au fond qu’un grand Prussien. » Joseph de Maistre appelle encore ce roi « l’un des plus grands ennemis du genre humain. Sa monarchie, héritière de son esprit, dit-il, était devenue un argument contre la Providence… pour les sots, bien entendu, mais il y en a beaucoup. Aujourd’hui, cet argument s’est tourné en preuve palpable de la justice éternelle. Cet édifice fameux, construit avec du sang et de la boue et de la fausse monnaie, a croulé en un clin d’œil, et c’en est fait pour toujours. » La prédiction cette fois était fausse. On en a dit d’ailleurs autant de la France après Waterloo et après Sedan.

« Cet édifice, continue de Maistre, a duré moins que l’habit de l’architecte, car le dernier habit de Frédéric II est à Paris en fort bon état où il survivra longtemps à la monarchie prussienne. Lorsqu’on a porté au Sénat l’épée du grand homme, le président Fontanes a prononcé un fort beau discours dont on m’a cité cette phrase : « Grand exemple pour tous les souverains qui seraient tentés de fonder leurs empires sur des bases aussi fausses !… » — Entendez-vous ? Tout ce qui se dit là n’est pas faux. La France et la Prusse sont les deux plus grands sujets qui jamais aient été présentés à la méditation des hommes d’État et des philosophes !… Je sais tout ce qu’on peut dire contre Bonaparte. Il est usurpateur, il est meurtrier ; mais faites attention, il est usurpateur moins que Guillaume d’Orange ; meurtrier moins qu’Elisabeth d’Angleterre… Il faut savoir ce que décidera le temps que j’appelle « le premier ministre de la Divinité au département des Souverainetés, » mais en attendant, nous ne sommes pas plus forts que Dieu. Rien ne prouve que Bonaparte établisse une dynastie ; plusieurs raisons prouvent même le contraire. » Ici, Joseph de Maistre, souvent si perspicace, se trompait encore. Il cherche d’ailleurs à atténuer la rigueur de sa prédiction et il dit : « Mais tout annonce que son règne sera long et que ses actes tiendront du moins en grande partie… Cet homme est surtout remarquable par une volonté invincible. Avant d’agir, il réfléchit, mais dès qu’il a pris son parti, jamais on ne l’a vu reculer. C’est un instrument visiblement choisi par la Providence pour opérer l’une des plus grandes révolutions qu’on ait vues sur la terre. L’Italie est au premier rang de ses projets. Le Piémont est la province qu’il serre le plus étroitement dans ses bras de fer. Mais je persiste à le regarder comme un événement heureux dans toutes les suppositions possibles. Si la maison de Bourbon est décidément proscrite, il est bon que le gouvernement se consolide en France. Il est bon qu’une nouvelle race commence une succession légitime ; celle-ci ou celle-là n’importe à l’univers ! Il faut qu’on prépare aux Bourbons les voies du retour. » Joseph de Maistre leur reconnaît beaucoup d’esprit et de bonté, beaucoup de considération qui naît de la grandeur antique, mais, quoiqu’il les croie « très capables de jouir de la royauté, » il les croit encore une fois incapables de la rétablir.

Joseph de Maistre prend donc la résolution d’aller voir lui-même l’usurpateur qui a dit de son œuvre : « Je n’ai point usurpé la couronne ; je l’ai relevée dans le ruisseau. Le peuple l’a mise sur ma tête. » Le ministre du roi de Sardaigne compte sur sa valeur personnelle, sur l’effet de sa parole, sur l’intérêt de ses propositions pour agir sur l’esprit de Napoléon. Il pense qu’il rendra à son maître un service signalé et qu’il accomplira un acte aussi utile qu’audacieux. Sans doute, il n’avait pas l’espoir de voir restituer le Piémont à la Savoie, mais, dans le moment même où Napoléon disposait en souverain des couronnes et des royaumes de l’Europe, la Maison de Savoie n’avait-elle pas quelque chose à espérer ? Le dialogue entre de Maistre et Savary fut des plus courts… Que voulez-vous ? demanda le général. — Je ne vous ai pas dit que je voulais demander la restitution du Piémont. — Mais que voulez-vous donc ? — Parler tête à tête avec votre Empereur, — De quoi parlerez-vous ? — Je parlerai sans doute de la Maison de Savoie, car je vais à Paris pour cela. Je ne prononcerai pas le mot de restitution. Je ne ferai aucune demande qui ne serait pas propice. » Et il remit à Savary un mémoire destiné à Napoléon, qui se terminait par ces mots : « Vous êtes le maître de faire tout ce qu’il vous plaira de ma personne : Elle est ici. »

L’Empereur lut le mémoire en novembre 1807 et n’y fît aucune réponse. Mais les égards particuliers que l’ambassadeur français Caulaincourt témoigna par la suite à Joseph de Maistre montrent bien que sa démarche n’avait point déplu. Le ministre du Roi, M. de Rossi, blâma le comte de Maistre qui le prit de haut : « Le Cabinet est surpris ? répondit-il. Tout est perdu. En vain le monde croule, Dieu vous garde d’une idée imprévue ! Et c’est ce qui me persuade encore davantage que je ne suis pas l’homme que vous croyez, car je puis bien vous promettre de faire les affaires de Sa Majesté aussi bien qu’un autre, mais je ne puis vous promettre de ne jamais vous surprendre. » Et trouvant Caulaincourt plus modéré pour lui que Rossi, il s’écriait : « Quand je pense à tout ce que j’ai dit, fait et écrit depuis seize ans, je trouve les Français très honnêtes à mon égard. »

Le comte de Maistre explique ainsi l’animosité de Napoléon contre la Maison de Savoie. « La haine qu’il a vouée à l’Angleterre retombe sur nous, et, du moment où il nous a vus sous sa tutelle seule, il était de toute évidence qu’il allait tomber sur nous. Il refuse de reconnaître Sa Majesté comme souverain ; il fait disparaître son nom de tous les calendriers qui lui obéissent. Et lorsque avec cet homme qui tient l’Europe dans sa main, on en viendra à une paix finale, s’il vient à s’obstiner irrévocablement et à faire des offres acceptables à l’Angleterre sans vouloir entendre parler de nous, celle-ci fera-t-elle la guerre pour le Roi ? » Il en doute. Que n’a-t-il en face de lui des adversaires comme Bonaparte avec lequel il pourrait s’expliquer et voir clair dans la situation actuelle ? « Sa première qualité, dit-il, est de connaître les hommes, grâce à quoi on peut les mener et les asservir. Sans cette qualité, il ne serait pas ce qu’il est. » Il est assuré que l’Empereur a vu dans sa tentative un élan de zèle sincère, et « comme la fidélité lui plaît depuis qu’il règne, en refusant de m’écouter, il ne m’a cependant fait aucun mal. » Joseph de Maistre aurait voulu l’abor-i der par ces mots : « Faites-moi fusiller demain, mais écoutez-moi aujourd’hui ! Regardez tout ce que j’ai l’honneur de vous dire comme des pensées qui se sont élevées dans votre cœur. ». Il est à regretter que Napoléon n’ait pas accepté l’entretien, car entre ces deux hommes, il y eût eu une belle lutte d’esprit à esprit.

L’auteur des Considérations sur la France portait en tout et partout son jugement pénétrant. Une simple parole prenait dans sa bouche un accent orignal et saisissant. Désolé de voir autour de lui si peu de capacités, il en souhaitait la venue, et il disait à sa fille Constance : « Faire des enfans, ce n’est que de la peine ; mais le grand honneur est de faire des hommes et c’est là ce que les femmes font mieux que nous. » Il n’en connaît pas qui aient les capacités de Napoléon et, tout en le détestant, il exalte son génie : « Un usurpateur qu’on arrête aujourd’hui pour le pendre demain, écrit-il le 18 janvier 1809, ne peut être comparé à cet homme extraordinaire qui possède les trois quarts de l’Europe, qui s’est fait reconnaître par tous les souverains et qui a pris plus de capitales en quinze ans que les plus grands capitaines n’ont pris de villes dans leur vie ! Un tel homme sort des rangs. C’est un grand et terrible instrument entre les mains de la Providence qui s’en sert pour renverser ceci ou cela. J’avais l’honneur d’écrire à l’auguste beau-frère de Sa Majesté : Bonaparte vient de s’intituler envoyé de Dieu. Jamais on n’a rien dit de plus vrai. Il est parti du ciel comme la foudre ! En effet, la foudre en vient comme la rosée. Si donc on trouvait moyen d’adoucir cet homme ou d’en tirer parti, on ferait très mal de laisser échapper l’occasion. » Aussi s’étonne-t-il et regrette-t-il que la Cour de Sardaigne ait blâmé sa propre initiative dont il attendait le plus grand bien.

Les fautes politiques de l’Empereur lui rendent une confiance qui, malgré des assurances orgueilleuses, commençait à faiblir. « Je ne veux point, écrit-il le 2 octobre 1809, contester les talens de Bonaparte ; ils ne sont que trop incontestables. Cependant, il faut avouer qu’il a fait cette année trois choses dignes d’un enfant enragé : je veux parler de sa conduite à l’égard de la Toscane, du Pape et de l’Espagne. Si l’Espagne se soutient, nous allons voir un des plus grands, des plus singuliers spectacles qu’on ait jamais vus. Bonaparte va voir un nouveau jour, c’est-à-dire une guerre à ses dépens. Des événemens aussi mortifians (la capitulation de Baylen) l’ont rendu furieux comme un sanglier acculé. Il insulte, il dégrade ses généraux. Ce que nous devons souhaiter le plus, c’est qu’il en fasse fusiller quelques-uns. La cause du genre humain se décide aujourd’hui en Espagne, et tous les yeux doivent se tourner vers cette nation. Elle n’a pas voulu souffrir un illustre usurpateur, au moment où elle souffrait tout de ses maîtres. » Joseph de Maistre croit au succès des Espagnols, mais nul n’a le droit de dire : « C’est fini ! » Il espère quand même en l’avenir, quelle que soit l’obscurité du présent. « Tout semble annoncer la fin de la grande maison des Bourbons ; n’importe, je persiste à croire qu’elle reviendra sur l’eau. Toutes les apparences sont contre elle. » Cela attriste singulièrement le fidèle royaliste, mais il a la foi persistante. Il a confiance malgré tout et il compte sur l’Espagne qui n’a pas voulu subir le joug d’un usurpateur. « Voilà, dit-il, ce qui met ce pays au-dessus de tous les autres ! »

Et le Pape, dont il a méconnu les intentions, qu’il a criblé de sarcasmes indignes, le Pape a fait un geste terrible. Il a lancé une bulle d’excommunication contre Napoléon. « Voici, dit Joseph de Maistre, une des grandes époques du monde ! » Sans doute l’Empereur ne cherche pas à détruire officiellement la religion catholique. « Au contraire, sa prétention est de la maintenir dans toutes ses formes extérieures et de se dire lui-même catholique, mais il veut soumettre le Saint-Siège à sa puissance et lui dicter des lois. Il y brisera toute sa puissance. »

Puis, à propos du divorce de Napoléon, il constate une faute aussi grande. « Le voilà qui vient encore de donner un nouveau spectacle à l’Europe avec son divorce, après avoir fait écrire dans ses statuts que le divorce ne pourrait jamais être proposé dans la famille impériale. Les rédacteurs de cette étrange procédure en ont fait tout ce qu’il était possible. On ne peut s’empêcher d’admirer l’art infini avec lequel ils ont su donner à ce brigandage le ton de la nécessité et de la dignité. À cette exclamation du grand homme : Dieu sait ce qu’il en a coûté à mon cœur ! je ne puis exprimer ce que le mien a ressenti. Je n’ai jamais rien lu d’égal. La précaution de faire parler son beau-fils dans le sens du divorce et de lui faire prêter le même jour le serment de Sénateur, est encore une recherche bien digne de ce terrible génie. » Le comte de Maistre, examinant la procédure de ce singulier divorce, remarque que l’archichancelier Cambacérès s’est chargé de poursuivre l’exécution de cette affaire par-devant qui de droit, c’est-à-dire devant l’Eglise, « ce qui prouve que Bonaparte veut une dissolution ecclésiastique et qu’il s’est assuré de quelques misérables dans l’ordre civil, ce qui produirait de nouvelles tempêtes. » Il remarque encore que « le résultat du scrutin a donné pour le divorce le nombre de voix prescrit par la loi constitutionnelle. Mais le nombre des opposans demeure un mystère[3]. »

Malgré ses prédictions et malgré ses désirs, Joseph de Maistre voit la monarchie, pour ainsi dire, dans un état de mort. Afin de se consoler, il écrit qu’elle lui paraît dans cet état encore plus belle, « comme le corps humain est bien plus admirable, étendu et dépecé sur la table anatomique que dans les plus belles attitudes du monde. » L’image est hardie, mais peu convaincante. Qui préférerait à l’Hercule Farnèse, à l’Apollon du Belvédère, un corps humain ouvert et sanglant ?

Le comte de Maistre oublie bientôt ses prophéties et ses paradoxes pour se lamenter devant la réalité dramatique des faits. « Voilà, s’écrie-t-il en 1810, un soldat élu de sang-froid par les représentans de la nation ; c’est un événement plus triste peut-être que le meurtre du roi de France. Nous marchons droit au droit admis sous les Empereurs ; je tue, tu tues, il tue… je serai tué, etc., en un mot, tout le verbe ! La guerre est déclarée distinctement à toutes les races royales et Napoléon a dit un grand mot, lorsqu’il a dit qu’il voulait que sa dynastie fût la plus ancienne de l’Europe. Vous en verrez bientôt une autre attaquée et les généraux d’Alexandre rois avant sa mort. » Il faisait allusion à la monarchie de Suède et, quand il apprend l’élection de Bernadotte : « Il nous manquait, dit-il, un sergent-roi élu dans les règles. Vive le roi Oscar ! Il a son rôle à jouer comme les autres. »

Au lendemain du divorce, on cite le nom de toutes les princesses nubiles de l’Europe. On parle d’une princesse autrichienne et de la princesse saxonne, fille du duc Maximilien, et de la grande-duchesse Anne de Russie qui est dans sa seizième année. Toutes les voix paraissaient se réunir sur la princesse de Saxe, lorsque l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg a démenti ce bruit. Mais le mariage se fera certainement avec une maison souveraine. Est-ce que la puissance de Napoléon s’en accroîtra ? Joseph de Maistre se remet à prophétiser : « Ce fléau sera certainement passager. » Il croit que cet homme et sa race ne pourront durer, quoi qu’on en dise. Cependant, au comte de Blacas qui s’est écrié : « On nous menace d’un ouvrage qui fait frissonner. Un descendant de saint Louis ! Un petit-fils de Louis XIV !… » il a répondu le 3 juillet 1811 : » Vous savez bien que le cuivre et l’étain seuls ne peuvent faire ni canon ni cloche, mais que les deux métaux réunis les font très bien. Qui sait si un long sang auguste, mais blanc et affaibli, mêlé avec l’écume d’un brigand, ne pourrait pas former un souverain ? »

Il s’occupe ensuite du Concile qui va se réunir en France et il cite la lettre menaçante de Napoléon qui parle de déposer Pie VII. Il assiste de sang-froid à l’une des plus grandes expériences qui puissent se produire à ce sujet et il rappelle le destin néfaste de tous ceux qui, comme Henri V, Frédéric Ier, Frédéric II, Philippe le Bel, ont violenté le Saint-Siège. Sa colère se porte surtout ce qui concerne la personne de l’empereur des Français. Il a lu des inscriptions latines composées pour célébrer le mariage de Napoléon avec Marie-Louise et il s’en moque : « Napoleo Magnus et cætera. Je n’ai rien lu, dit-il, d’aussi fade, d’aussi étrange en style lapidaire. Il y a même des termes qui font rire l’oreille comme : Ad pacem orbis celeriter gradiens, marchant à grands pas vers la paix du monde ! » C’est à l’Académie des Inscriptions que ses railleries, sans le savoir, s’adressent, et Dieu sait pourtant si cette Académie était fière de posséder des savans comme Dacier et Quatremère de Quincy pour composer avec soin des épigraphes latines !

Le comte de Maistre revient au Concile et ne doute pas que Napoléon n’y convoque « les bipèdes mitres de l’Italie » et ne les force à aller parler latin à Paris, ce qui sera excessivement curieux. « Les choses en sont venues, dit-il, au point où il serait dangereux de l’arrêter. Cet homme miraculeux n’exerce cependant qu’une force purement négative et n’a d’autre puissance que celle de la foudre. Il est ce qu’il doit être et ne saurait durer. » A quatre ans d’intervalle, la prédiction doit être signalée.

Parlant encore du mariage autrichien, il déclare savoir parfaitement comment le projet s’était décidé. « Talleyrand a dit au prince de Schwartzenberg : Nous sommes sûrs de la grande-duchesse de Russie. C’est à vous de voir ce que vous avez à faire. D’abord, après le mariage, il vous faut tomber dessus ! » — Le prince a fait partir un courrier et l’Empereur s’est décidé en moins de deux heures. Tout le monde se répète à l’oreille ce jugement du prince de Ligne sur le mariage : Il vaut mieux qu’il arrive malheur à une archiduchesse qu’à la monarchie. Au reste, quoiqu’on ne doute nullement de l’extrême sensibilité de l’empereur Napoléon et de sa rare tendresse pour son auguste épouse, je crois néanmoins fermement que la politique sera toujours au-dessus de la tendresse et que jamais il n’accordera à l’Autriche une préférence capable de lui donner de l’équilibre à l’égard de la France. » Le comte de Maistre insiste sur l’ambition insatiable de Napoléon et il le dit en termes aussi vrais que saisissans : « Jamais cet homme ne se reposera que quand il se reposera tout à fait. Le cardinal de Richelieu s’est fait peindre debout sur le globe avec cette inscription :

Hoc stante cuncta moventur.

« Et une main hardie écrivit sous cette modeste inscription :

Ergo cadente omnia quiescunt.

« La conclusion, continue de Maistre, n’était pas juste et, de nos jours, elle le serait beaucoup moins : la chute arrivait trop vite. »

Mais il reconnaît qu’en attendant cette chute tant désirée par lui, le mariage autrichien fait par « l’Ennemi de l’Ordre » semble lui donner beaucoup de consistance. » Lorsqu’il apprend la grossesse de Marie-Louise, ne pouvant cacher son dépit, il s’exprime en ces termes un peu hautains : « Voilà sa compagne enceinte. Elle est heureuse et amoureuse. De tous les spectacles qui me déchirent depuis vingt ans, c’est le plus triste à mon avis ! Eh quoi ! le Corse audacieux fonderait, malgré ses prédictions sinistres, une dynastie ? » Si cette nouvelle souveraineté devait durer un certain nombre d’années, lui, de Maistre ne pourrait léguer à ses enfans « que l’espérance de la voir tomber ! »

Mais les nouvelles mauvaises, venues d’Espagne, lui rendent quelque confiance et lui font dire que la puissance formidable de Napoléon tient vraiment à peu de chose. On s’agite dans l’ombre, on complote contre le tyran. Il entend un ministre étranger, sujet de Napoléon, s’écrier devant lui : « Il n’y a plus d’autre remède que de le faire enfermer comme fou ! » À quoi il répond : « Enfermer, c’est une pure illusion. On ne met la main sur un tel personnage que pour le tuer, tout au plus tard, le lendemain. »

Voilà où en arrivaient les adversaires de Napoléon ! Ne pouvant le saisir, ils songeaient, les uns, à l’enfermer, les autres à le tuer. Le ministre sarde persiste à vouloir ne pas le considérer comme le chef d’une race. Il reconnaît que beaucoup de monarques légitimes envient sa puissance, « mais, dit-il dédaigneusement, c’est comme s’ils avaient envié la force physique d’un portefaix ! Celle de Napoléon n’est pas du tout royale. Elle est révolutionnaire, et c’est pourquoi les princes qui, par état et par nature, sont étrangers à cette force, ne doivent pas se compromettre avec elle. »

Il y a là un peu trop de scepticisme. La force de Napoléon n’était pas purement matérielle. Si l’on veut s’en rendre compte, il suffit de noter les adulations dont il était l’objet et quels étaient les adulateurs : Rois, princes, cardinaux, évêques, conseillers, savans, artistes, penseurs, écrivains de tous les pays, et tutti quanti. Il faut relire leurs complimens, leurs vœux, leurs discours, leurs adresses. Jamais Alexandre, jamais César n’ont été loués et exaltés de la sorte. Et lui-même Joseph de Maistre écrit en 1811 à Blacas qui n’en peut croire ses yeux : « Si j’étais Français, je vous donne ma parole d’honneur que je me bâtirais de toutes mes forces pour l’usurpateur ! » C’est le dépit, c’est la rage de voir l’Europe impuissante qui le fait parler ainsi.


Enfin, après tant de prophéties déjouées par les événemens, le dénouement tant désiré semble approcher ; c’est la campagne de Russie. Ici nous nous servirons d’une grande lettre inédite de Joseph de Maistre découverte dans les Archives royales de Turin par le colonel Joseph Ferrari, chef de la section historique de l’état-major italien. Cette relation inédite datée du 2-14 juin 1813, adressée au roi de Sardaigne, est d’un réel intérêt, parce qu’elle juge avec la même impartialité les opérations des généraux russes comme celles de Napoléon. Le colonel Ferrari, en l’accompagnant de notes nombreuses, fait remarquer que Joseph de Maistre, en dehors des rapports envoyés à son souverain et au ministre des Affaires étrangères de Sardaigne, a écrit cette relation fort étendue de la campagne de 1812 après les batailles de Lutzen, de Bautzen et de Wurschen. Il constate, lui aussi, que la Maison de Savoie ne pouvait avoir un meilleur interprète de sa politique ni un plus zélé défenseur. L’année 1812 appelée, par le comte de Maistre, Annus mirabilis, allait diminuer l’éclat de l’étoile napoléonienne. Si les débuts de la campagne avaient semblé redoutables pour Alexandre et son empire, la suite avait inspiré plus de courage et de confiance. Ce ne fut que lorsque la campagne aboutit à la ruine de la Grande Armée que le comte de Maistre rédigea sa relation.

Après avoir dit qu’Alexandre était incapable de lutter contre son rival : « Jamais un roi-soldat ne combattra avec avantage un soldat-roi… L’or ne peut pas couper le fer, » il constate avec joie les fautes commises par Napoléon, l’incendie de Moscou, la retraite de la Grande Armée, les revers terribles des soldats réputés invincibles, et il s’écrie : « Dieu s’en est mêlé et rien ne nous empêche de dire avec Bossuet : « Gloire du Seigneur, quel coup tu viens de frapper ! Je ne vois rien d’égal dans l’histoire ! »

Amené à juger la conduite de l’empereur des Français, qui a échoué dans cette prodigieuse aventure, il dit nettement : « Celui qui a perdu Bonaparte, c’est Bonaparte ! » Et il en donne ainsi la raison : « Tous les hommes extraordinaires, distingués par la force de la volonté (s’ils possèdent surtout l’autorité suprême), finissent par être gâtés par le succès au point de ne pouvoir plus supporter aucune espèce de contradiction. Accoutumés à voir plier les hommes devant eux, ils en viennent à ne plus reconnaître aucune supériorité même dans les choses dont ils n’ont aucune connaissance. » Comparant alors Napoléon Ier et Frédéric II, il leur trouve beaucoup de ressemblance, et il cite un incident où le roi de Prusse voulut imposer silence à des ingénieurs qui en savaient plus que lui sur la géométrie. « C’est de part et d’autre, dit-il, la même iniquité, la même dureté, la même immoralité, le même mépris des homme avec des talens très semblables. Ces sortes de caractères font des merveilles tant qu’ils ont le vent en poupe, mais ils sont aussi prêts à faire des fautes énormes et irréparables. »

Le comte de Maistre ne sait pas ou ne dit pas qu’au soir de Borodino, Napoléon eût pu jeter la Garde sur les troupes de Kutusov et les écraser avec cette précieuse réserve. Mais le général l’emporta chez lui sur l’Empereur. Il craignit de risquer ce qu’il considérait comme le dernier trésor de l’armée et de demeurer inopérant dans un pays ingrat, à huit cents lieues de la France. L’écrivain ne s’arrête pas à cette considération pourtant si importante. Il sait que Kutusov a dit : « Mon armée me donne plus de souci que l’ennemi. » Il la croit dans un désordre tel que sa ruine entière est probable. Il ne voit que le fait présent. « Quand je songe, dit-il, au procès que ce moment a décidé, il me semble que j’entre dans l’eau glacée ; ma respiration en est suspendue. » Il se décide enfin à louer Kutusov. « Ici, par exemple, les qualités morales de Maréchal furent très utiles à sa patrie. Comme il était le plus rusé des hommes, il est très certain qu’il trompa Napoléon ; il sut si bien lui donner le change ; il reçut ses députés avec tant de sérieux, il sut si bien donner à ses dispositions l’air d’un armistice que le Brigand y fut pris. Il perdit trente-huit jours et, en les perdant, il se perdit. Il a reconnu lui-même sa faute, comme on les reconnaît toujours lorsqu’il n’y a plus de remède. Cependant, il faut être juste même à l’égard de l’injuste. La faute est grande, mais non inexcusable ; si l’on considère bien impartialement toutes celles que les Russes avaient faites, l’état des choses et l’état des esprits bien connus de Napoléon, sa supériorité incontestable sur tous les généraux russes, l’ivresse qui devait résulter pour lui de cette longue retraite de mille verstes pendant laquelle jamais une baïonnette russe n’avait osé prendre l’offensive, et l’ascendant qu’il ne s’accordait pas tout à fait sans raison sur l’esprit d’un souverain habilement éprouvé a Tilsit et à Erfurt, on conviendra, je crois, qu’il n’y avait rien d’extravagant dans le projet de forcer la paix à Moscou. » Examinant ainsi la retraite fameuse, Joseph de Maistre croit pouvoir affirmer que Benningsen eût pu, avec des renforts, détruire la cavalerie de Murat, mais que Kutusov jaloux les lui refusa. Ce général agit de même avec l’amiral Tchitchagov qui aurait pu de son côté capturer le maréchal Ney. Enfin, Kutusov aurait laissé échapper volontairement Napoléon plutôt que de le voir tomber sous le coup de Tchitchagov. « L’amiral a ressenti ces injustices avec la hauteur et l’inflexibilité qui lui sont naturelles. Il a voulu forcer l’empereur Alexandre à prendre son parti et à lui rendre publiquement justice. L’Empereur ne le peut pas au pied de la lettre. Il faudrait renverser l’idole de la nation (Kutusov) et s’il entreprenait de soutenir hautement Tchitchagov, il s’exposerait beaucoup. » Puis examinant le départ de Napoléon, Joseph de Maistre s’exprime ainsi : « On a beaucoup parlé de la fuite honteuse de Bonaparte, et je sais même que cette opinion s’est élevée jusqu’à Sa Majesté, mais si Elle examine bien la chose avec la sagesse supérieure qui la distingue, je serais bien trompé si Elle n’adoptait pas un autre avis. Du moment que Napoléon était obligé de se retirer, son premier intérêt était d’arriver, ou plutôt de tomber à Paris. Il n’était pas si sot que de nous laisser le temps d’envoyer nos ministres en Allemagne pour avertir tout le monde de se tenir prêt et de tirer sur lui à son passage. Sans argent et sans chemin, il a traversé l’Allemagne comme un éclair, défendu par la puissance de son nom qui n’aurait plus existé quinze jours plus tard ; il est arrivé à Paris avant que la sédition (Malet) eût eu le temps de se reconnaître. Il a tout arrangé, tout ordonné, tout pacifié et pendant qu’on disait ici : Il est à bas, il meurt de honte, il n’a plus d’argent, plus d’officiers, de chevaux, etc. ; il était au sein de l’Allemagne à la tête de 200 000 hommes. Il a livré à Lutzen un combat de treize heures où les mêmes postes ont été pris et repris jusqu’à six fois ; il a fait reculer les Russes et les Prussiens et les a obligés à lui céder ces malheureux peuples qui s’étaient trop montrés pour la bonne cause. Il a combattu trois jours de suite à Kœnigswarter, à Bautzen et a rejeté l’empereur de Leipzig à Schweidnitz. »

Comment expliquer ce désastre nouveau des alliés ? En voici les motifs, d’après de Maistre. « Le premier est le trop grand mépris qu’on avait conçu pour un ennemi dont on ne calculait pas assez les immenses ressources ; le second est l’invariable lenteur des Autrichiens. L’Empereur a parlé dix semaines à Kotisch, toujours occupé à négocier avec eux. Ils l’ont engagé à entrer en Saxe, promettant d’être incessamment à côté de lui ; puis ils l’ont laissé faire, et je crois même que, si la Prusse avait été obligée de se détruire elle-même, comme son infortuné souverain l’avait ordonné conditionnellement dans sa belle et triste proclamation du 21 avril, la pieuse Autriche se serait fort bien soumise aux décrets de la divine Providence. Mais il paraît qu’elle en a ordonné autrement… Napoléon a fait son métier de grand capitaine en essayant de tenter un grand coup avant que l’Autriche eût pu amener ses bataillons. » Le comte de Maistre ne ménage pas ses reproches au gouvernement de l’Autriche. « L’esprit de l’Autriche-Nation est excellent, mais l’Autriche-Puissance, que fera-t-elle ? Chose incroyable ! le 2 de ce mois, elle n’avait point encore bougé. Ne veut-elle point examiner encore de quel côté penchera la balance, conquérir des provinces avec le sang d’autrui et gagner un lot immense dans une loterie où elle n’a pas mis de billet ? Nous verrons. Ce que personne ne doit oublier, c’est que le Cabinet autrichien, qui est l’Empereur, et que les vertus de la Cour sont étrangères à la question, comme à l’empire de la Chine. Heureusement, les choses iront par leur propre poids et tout finira, je crois, par les Français. Il est écrit qu’ils seront cruellement châtiés dans cette occasion, mais nullement humiliés, et toujours ils sortiront de là avec la réputation de la nation la plus formidable, c’est-à-dire de celle qui unit à la guerre le plus de force à plus d’intelligence. »

Voici comment Joseph de Maistre résumait son jugement sur la campagne de 1812 : « Cette expédition de Russie est inconcevable. Partis de Paris pour venir brûler ou faire brûler Moscou, on a peine à le croire même après l’événement. Le reste a tenu à rien… Le vieux Caton disait, il y a plus de 2 000 ans : Il y a deux choses dont les Gaulois se sont toujours piqués : bien parler et bien combattre. Rien n’a changé. » On croit que l’écrivain va donner ensuite son jugement sur la Russie, mais il se borne à ces deux lignes, qui suffisent d’ailleurs pour faire connaître ce qu’il pense : « On dirait bien encore une autre chose sur une autre nation qui prouverait de même que rien ne change ; mais au moment où j’allais l’écrire, je l’ai oublié. »

Après ce mémoire important, il est curieux de revoir rapidement les impressions du comte de Maistre qui lui avaient échappé au cours de sa correspondance diplomatique Le 17 juillet 1812, il croyait que « le grand diable » avait manqué son premier coup et qu’il s’apprêtait à en frapper un plus fort Les sanglantes péripéties de la bataille de Borodino l’avaient profondément ému. Il se demandait, le 15 septembre, si la Russie pourrait échapper à une catastrophe et trouvait que les généraux opposés à Napoléon n’avaient guère plus d’esprit qu’un canon. Il regrettait de rencontrer chez le Tsar autant d’estime pour la science et la supériorité de l’Empereur et aurait voulu qu’Alexandre arrachât de son esprit le jugement fatal qu’à l’exemple de Napoléon, tout souverain doit faire la guerre en personne. Le Tsar lui paraissait en outre mal secondé. Joseph de Maistre critiquait vivement le général de Pruhl, puis Benningsen, Barclay de Tolly et Kutusov. Ce n’est qu’après l’incendie de Moscou, dont il accuse Rostopchine, et la vue d’une résistance opiniâtre chez les Russes, qu’il commence à reprendre confiance et qu’il dit alors de Napoléon : « Il a cru faire peur à l’empereur de Russie qu’il a trop étudié à Tilsit et à Erfurt et le faire reculer sans coup férir, il s’est trompé ; il a cru en traversant le Niémen, pendant les négociations, couper quelques corps et s’emparer de quelques magasins, il s’est trompé ; il a cru terminer la guerre par une bataille, il s’est trompé ; il a cru empêcher la jonction des deux armées, il s’est trompé ; il a cru soulever le peuple par ses manifestes, il ne l’a soulevé que contre lui… » Le 20 novembre, ce n’est plus de la confiance, c’est de la certitude qu’il témoigne. Il exulte, il triomphe. La retraite lamentable de la Grande Armée lui semble le châtiment providentiel tant attendu. « Tous nos calculs politiques, dit-il, sont démentis ; toutes nos fautes ont tourné en notre faveur et ce qui paraissait impossible est arrivé… On croit rêver, et cependant rien n’est si vrai ! » Il nous apprend que Kutusov a écrit à sa femme : « La Fortune, qui est une femme, avait eu un caprice pour Napoléon qu’elle a comblé de ses faveurs, mais enfin elle en a eu honte et s’est tournée du côté du vieux général qui a toujours adoré le sexe de cette déesse… Elle a rejeté l’autre en disant : Fi ! le vilain ! »

Le tableau que Joseph de Maistre trace de la retraite dans plusieurs lettres, est effrayant : « 243 000 cadavres d’hommes, 95 000 cadavres de chevaux ! » Et, malgré ces horreurs, malgré ces souffrances, le prestige de Napoléon, avoue-t-il lui-même, demeure encore tout-puissant sur ses soldats : « J’ai besoin de votre sang, leur dit-il. Je suis votre souverain ; vous ne pouvez pas me le refuser. — Vive l’Empereur ! crient-ils. — Qu’a-t-il dit ? » demandent les autres. On répète ses paroles. « Vive l’Empereur ! crient-ils à leur tour. » Un officier, qui était présent à cette scène, rapporte au comte de Maistre ses propres impressions en ces termes : « Lorsque je le voyais passer devant le front, mon cœur battait comme lorsqu’on a couru de toutes ses forces et mon front se couvrait de sueur, quoiqu’il fît très froid ! » Et un grenadier à qui l’on venait d’amputer la jambe saisit le membre sanglant et l’agita devant Napoléon en criant de toutes ses forces : « Vive l’Empereur ! »

Joseph de Maistre salue la résistance opiniâtre de Napoléon : « Jamais, dit-il, il n’a été plus grand militaire que dans la façon dont il s’est tiré de la campagne de 1812. » Et pourtant quels désastres ! « Pour trouver quelque chose de semblable, écrit-il encore, on remonte jusqu’à la défaite des Sarrasins par Charles Martel, à celle des Huns par Clovis et Aétius, à celle des Cimbres et des Teutons par Marius ; on s’élève jusqu’à Cambyse, mais sans trouver une comparaison parfaite. En cinq mois ou pour mieux dire en trois, nous avons vu disparaître un demi-million d’hommes, 1 500 pièces d’artillerie, 6 000 officiers, tous les bagages, tous les équipages, des trésors immenses, tout ce que les Français emportaient et tout ce qu’ils avaient apportés… Mais les souffrances de l’homme dépassent toute imagination et ne laissent, même à l’égard du plus féroce ennemi, de place que pour la pitié. Les hommes les plus irréligieux sont frappés de cette épouvantable catastrophe à la suite d’une guerre qui a pris plaisir à faire des plus révoltans sacrifices un chapitre de sa tactique, et pour moi je crois que jamais Dieu n’a dit d’une voix plus haute et plus distincte : « C’est moi ! » Mais jamais non plus Napoléon n’a dit, comme le prétend Joseph de Maistre, après son passage de la Bérésina en faisant allusion aux soldats qu’il laissait derrière lui : « Que m’importent ces crapauds ? Qu’ils se tirent d’affaire comme ils le pourront ! »

Le célèbre écrivain a été plus juste pour les Français : « Ils ont fait, a-t-il dit, les plus grands et les derniers efforts de bravoure et de patience ; ils ne se sont jamais révoltés (chose incroyable ! ) ; mais que peut l’homme contre le feu, la faim et le froid réunis ? Il a fallu rendre les armes et périr par milliers. Ceux qui ont vu le spectacle de près ne savent comment s’exprimer… Qu’on imagine un désert où l’on ne voit que de la neige, des corbeaux, des loups, des cadavres… voilà la scène depuis Moscou jusqu’à la frontière, et l’humanité n’y peut rien. » Napoléon avait dit d’Alexandre : « C’est un enfant. Je le ferai pleurer en larmes de sang. » Et par un brusque retour des choses, « c’est lui qui a pleuré en larmes de sang congelé, mais qui l’aurait dit ? » Le comte de Maistre se demande alors ce que vont faire les Puissances. Que fera l’Autriche ? L’Empereur sera-t-il père ou souverain ? Que feront les Français ? « Je vois un parti républicain qui n’est pas mort ; un parti constitutionnel de quelques ambitieux, qui s’empareront du poupon pour régner par une Régence, un parti royaliste, etc. Que fera l’Angleterre ? Que fera l’Espagne ? Il serait téméraire de prophétiser sur des événemens qui seront décidés par tant d’intérêts et de passions combinées et mises en jeu. »

Et cependant celui qui aimait tant à faire le prophète ne peut s’empêcher de prédire le rétablissement des Bourbons en France comme en Espagne, ainsi que le retour du Pape à Rome. Il s’imagine qu’en arrachant aux Français de grandes possessions, on ne les privera pas d’une grande augmentation de territoire. Le ministre sarde ne prévoyait point alors jusqu’où iraient les exigences des Alliés.


Le 19 mars 1813, le comte de Maistre se réjouit devoir le Russes à Berlin. « L’alliance est signée entre les deux souverains. Le roi de Prusse a fourni 160 000 hommes, mais je ne saurais pas trop dire par qui ils seront payés… L’Italie va probablement devenir ce qu’on appelle vulgairement le souffre-douleur de tout ceci. L’Allemagne échappe à Napoléon. L’Espagne ne lui fournit plus rien ; reste l’Italie qu’il va pressurer sans miséricorde. » Le ministre, qui se tient un peu à l’écart, invite son souverain à avoir l’œil ouvert sur la France, « car qui sait ce qui peut arriver de ce côté et quel parti on en peut tirer ? » Le 30 avril, il voit l’Allemagne et la Prusse libérées, le gouvernement russe à Varsovie, tous les bords de la Baltique nettoyés. Qui l’aurait prédit, il y a un an ?… Le roi de Saxe, très fidèle à la France, regarde Napoléon comme un instrument de la Providence, comme un bistouri qui fait crier, mais qui guérit. Lorsque l’Empereur apprend la défection de la Prusse, il s’écrie : « C’est donc une guerre à mort ? » Et Joseph de Maistre ajoute : « A mort pour lui, c’est ce qui est probable ; mais pour l’empereur de Russie, nullement. Ce n’est pas à beaucoup près une chose faite ni même aussi avancée qu’on le croit. J’en reviens toujours à une phrase éternelle : tout dépend des Français. Il peut se faire que, dans un moment d’impatience, ils jettent leur empereur à terre… Point d’autre espoir ! »

Le 11 mai 1813, il se borne à dire : « L’année 1813 sera aussi miraculeuse que la précédente, car je ne pense pas que personne puisse douter de ce qu’on verra. Quand on aura ôté l’Allemagne et même l’Italie à Napoléon, il sera encore le plus puissant monarque de l’Europe. En dernière analyse, tout dépend des Français. » Au lendemain de la bataille des Nations, il rapporte un bruit qui court et qui l’émeut : « Il ne paraît pas que, pour détruire Napoléon, on puisse éviter une nouvelle bataille générale… Une bataille générale ! répète-t-il avec une sorte d’effroi. Après celle de Leipzig ? Dans ce cas, Napoléon est évidemment sorcier ! Je ne comprends ni lui, ni ceux qui lui obéissent… Jamais je n’ai pu découvrir un seul signe de révolte contre lui. »

Les événemens se précipitent. Malgré l’héroïque campagne de France, Napoléon est forcé d’abdiquer. « Le procès du genre humain contre un monstre, écrit alors le ministre sarde, a été jugé définitivement à Paris… L’Autriche a obtenu des choses si prodigieuses et si contraires au bien général qu’il faut absolument croire ou que les nouvelles sont fausses, ou qu’elles n’annoncent qu’une comédie. » Il ne peut comprendre qu’on ait donné Parme et Plaisance à Marie-Louise. « Mais rien n’égale les deux millions de rente accordés à Bonaparte. Ajoutons-y ceux qu’il a pris et mis à couvert. Il est bien plus riche que la plupart des maisons royales d’Europe. Avec ses richesses, il peut acheter et remuer tous les scélérats de l’univers. Pourquoi d’ailleurs l’île d’Elbe au lieu de celle de Botany-Bay, qui est sensiblement plus grande et plus commode ? » La colère l’emporte chez le comte de Maistre, qui ne comprend pas qu’on puisse laisser Napoléon avec tant d’argent dans une île au centre de l’Europe… On sait d’autre part que le gouvernement de la Restauration ne s’empressa guère de servir la rente promise par traité et que ce fut là une des raisons qui déterminèrent l’Empereur à s’évader de l’île d’Elbe.

Quant au roi de Sardaigne, à qui l’on va rendre le Piémont, le comte de Maistre le supplie de prendre garde à ses ministres nouveaux. Il ne demande rien pour lui-même. Au contraire, il aspire à se retirer sans bruit des affaires diplomatiques. Il ne comprend pas que le traité du 30 mai 1814 n’ait pas encore assuré le sort de la pauvre Savoie. « Il y a, remarque-t-il, du Talleyrand dans tout ce qui se fait. Un tel homme à côté du roi de France est un étrange spectacle, mais il paraît qu’il a rendu de grands services à la bonne cause ; le Roi se sera donc servi du gentilhomme et du ministre en laissant l’évêque au jugement de Dieu. » Le 18 juillet, il écrit mélancoliquement : « On se tromperait infiniment si l’on croyait que Louis XVIII est remonté sur le trône de ses ancêtres. Il est seulement remonté sur le trône de Buonaparte et c’est déjà un grand bonheur pour l’humanité ; mais nous sommes bien loin du repos. La Révolution fut d’abord démocratique, puis oligarchique, puis tyrannique ; aujourd’hui elle est royale, mais toujours elle va son train. L’art du prince est de régner sur elle et de l’étouffer doucement en l’embrassant ; la contredire de front ou l’insulter serait s’exposer à la ranimer et à se perdre du même coup. » Il trouve que Louis XVIII se tire assez bien d’affaire. Il ne croit pas que Bonaparte soit dangereux. Qui le rappellerait ? Les Français ?… Ils doivent pourtant penser « que le Roi est trop habile et n’a pas encore fait une seule faute. » C’était se montrer très indulgent. « Cependant, ajoute le ministre sarde, c’est un scandale que cet homme jouant le souverain dans son île et prédisant sa résurrection. J’espère qu’on le tirera de là. » Talleyrand le conseillait, et le duc de Berry allait même jusqu’à souhaiter qu’on lui donnât « le coup de pouce ! » « Beaucoup de gens, écrit le comte de Maistre dans une lettre interceptée, se flattent d’une paix durable. Je ne suis pas du nombre. On eût encore pourvu au bonheur universel en se prévalant moins des circonstances à l’égard de la France. Son roi se conduit admirablement. Etouffer subitement l’esprit révolutionnaire comme on éteint une bougie, c’était l’entreprise d’un fou, mais s’emparer de cet esprit et le tourner à sa façon, c’est la solution sage du problème. Je crois que la France est ou sera incessamment en état de faire valoir ses prétentions assez naturelles. Les autres nations se partageront l’Europe à volonté. C’est bien en vain qu’on voudra condamner la France à ne pas manger au gâteau des Rois. Il n’y aura pas de paix, à moins que les grandes nations ne déploient au Congrès beaucoup plus de modération et de sagesse que nous n’avons le droit d’en attendre[4]. »

Le comte de Maistre, qui était prêt à démissionner, consent bien à rester ambassadeur, mais à Saint-Pétersbourg seulement, pour continuer à y jouir de l’accueil aimable dont il est l’incessant objet. Il fait remarquer comme par hasard que son traitement suffisait à peine à le faire vivre deux mois, et ce diplomate, spolié de tout par la Révolution et non encore indemnisé, fait de cet aveu le sujet de la plus fine ironie.

Il revient à l’idée de retirer l’île d’Elbe à Bonaparte, et il compte que le Congrès de Vienne fera le nécessaire. « Il est bon, dit-il, de l’anéantir moralement. » Mais voici que l’Empereur quitte brusquement son lieu d’exil, et le 11 avril 1815, Joseph de Maistre écrit : « Le retour de Bonaparte est aussi miraculeux.que sa chute. Les suites seront épouvantables, mais il faut bien se garder de désespérer. » Il conseille à l’empereur François II de mettre Marie-Louise et le roi de Rome hors des atteintes de l’empereur des Français, « car c’est une arme terrible que la main de Bonaparte cherchera de saisir par tous les moyens. » Il s’étonne que d’excellens princes, réunis au Congrès de Vienne, n’aient réussi qu’à exciter le mécontentement universel. Il prévoit que Napoléon s’emparera des élémens incendiaires de l’Europe et en profitera si Alexandre n’est pas déclaré dictateur européen. L’armée française, dont il loue la force physique et morale, réunit dans sa pensée l’idée de son avilissement à l’idée des Bourbons et celle de sa gloire à celle de Napoléon. « Un tel sentiment, une fois avéré dans l’âme des Français, peut leur faire soulever des montagnes ! » Il connaît l’ascendant de l’Empereur et il en a des preuves qui doivent inspirer l’étonnement et même l’effroi. S’il s’avisait de jouer à l’Auguste, de rappeler les émigrés, de les pensionner et de se réconcilier avec le Pape, « le danger, dit-il, serait porté au comble. L’homme par lui-même n’est rien. C’est un ballon qui n’est qu’un vaste chiffon dont la grandeur, la beauté et la puissance dépendent uniquement du gaz qui le remplit. Ce gaz se nomme religion, orgueil, liberté, etc. En un mot, tout dépend du sentiment moral qui enflamme l’homme et qui augmente ses forces sans mesure. » Mais, tandis qu’autour de lui chacun tremble, le comte de Maistre demeure impassible. C’est l’homme d’Horace qui reste impassible au milieu des ruines de l’univers. Il recommence ses prédictions. Il annonce intrépidement que Bonaparte tombera une seconde et dernière fois, et que la famille royale reprendra sa place. Il ne méconnaît pas que la tâche sera difficile, car depuis quinze ans les Français sont élevés dans la crainte et l’amour de leur chef héroïque. « Il n’y a pas de soldat qui ne puisse dire :


Je ne connais que lui, sa gloire et sa puissance !


« Dans les collèges, les académies, les théâtres, à l’église comme au corps de garde, on n’a entendu parler que de Bonaparte. Jamais une armée ne se détache du capitaine qui l’a fait vaincre… Mais quoi qu’il arrive, et quelques succès que puisse avoir Bonaparte, personne ne peut douter du rétablissement de la Maison de France, et tout ce que nous voyons n’est qu’une opération de chirurgie nécessaire à la France… ; Bonaparte, je l’espère et je le crois même, ne sera rentré que pour périr. » Il fallait la foi inébranlable de Joseph de Maistre pour oser faire de telles prophéties. Et pourtant, elles se réaliseront. Pendant les Cent Jours, le comte a écrit de nombreuses et curieuses lettres dont quelques-unes furent interceptées. Le 3 juin, il mande à un correspondant nommé Vallaisse sous le couvert de Rossi : « Le premier effet du retour de Bonaparte est la chute de Murat et le rétablissement d’un trône légitime. Le reste suivra. Déjà Bonaparte n’existe plus. Ce que nous voyons n’est pas lui. C’est une effigie empaillée et cette effigie même périra. Les Jacobins se sont montrés de nouveau ; tant mieux ! L’effet de cette nouvelle explosion sera d’en détruire une partie, d’en déraciner une autre et d’enterrer la troisième. Le malheur du duc d’Angoulême est grand sans doute, mais pourvu que le prince n’ait rien signé de contraire à son nom, le mal n’est pas européen. D’ailleurs, ils n’oseront pas, j’espère, commettre un forfait sur sa personne. Les temps du duc d’Enghien sont bien loin de nous. Il y aurait d’autres choses à dire sur ce sujet, mais j’ai tout dit en 1796… Voilà donc la Savoie nouvellement morcelée ! Quelle incroyable destinée s’acharne sur ce malheureux pays ! On l’avait coupé ; maintenant on le hache. A leur aise ! Je ne le verrai plus[5]… »

Dans une autre lettre du 4 juin à Rossi, le comte de Maistre écrit : « Il est venu sur le continent pour nous débarrasser de lui et j’en reviens toujours à une phrase qui a obtenu quelque approbation : « Ses vices nous ont sauvés de ses talens. » On ne peut prévoir ce que sera cette guerre, ni même s’il y en aura une. Car les Français pourraient bien, d’une manière expéditive et qui saute aux yeux, l’empêcher. Si l’on me disait que l’on a amené Bonaparte pieds et poings liés à Gand, je n’en serais pas surpris. Et si l’on disait qu’il a gagné une grande bataille sur les alliés, je dirais : « C’est l’époque des miracles. Le raisonnement est inutile. On s’est trompé sur tout. » Mais je vous avoue, je le serais étrangement[6]. »

Le même jour, le comte écrivait ironiquement au duc de Serra-Capriola : « Voilà donc l’excellent roi Joachim à bas ! Quel dommage, monsieur le duc ! Voilà un grand talent et une grande vertu inutiles au genre humain ! Tâchez cependant de vous consoler et ne vous laissez pas aller au désespoir pour cela ! Sérieusement, c’est un beau spectacle de voir ces messieurs de la terrible famille s’égorger eux-mêmes, sans que nous nous en mêlions et même malgré ce que nous faisons pour leur heureuse conservation ! Si Murat était demeuré sage et tranquille à la petite place où il s’était assis, qui sait ce qui serait arrivé ? Son auguste beau-frère arrive sur le continent et c’est pour le perdre. Et il en sera de même, je l’espère, de l’aimable Napoléon, qui n’est revenu en France, à moins que je ne me trompe tout à fait, que pour nous débarrasser de lui. Le jacobinisme, qui reparaît, n’est mauvais qu’en apparence ; dans le fond c’est utile pour avilir et annuler Bonaparte. Après quoi, il finira, car ce parti ne peut durer[7].

Enfin, dans une lettre du 5 juin à Saint-Marsan, Joseph de Maistre s’exprime ainsi : « Par vos lettres, j’ai vu que l’arrivée de Napoléon et la défection de l’armée vous avaient donné un Batti-cuore d’importance. Rien n’était plus naturel cependant. Il n’est revenu que pour perdre lui et les siens. Quelle force aurait pu renverser Murat après tout ce qu’un sublime politique (Metternich) venait de faire pour lui ! Son beau-frère pouvait seul s’acquitter de cette bonne œuvre et il l’a faite. Lui-même, comment avait-il péri ? Par lui… Et comment périra-t-il de nouveau ? Par lui-même. Nous sommes bienheureux que l’orgueil lui ait deux ou trois fois tourné la tête complètement. S’il avait pu la tenir d’aplomb, je ne sais trop ce qu’il en eût été. Heureusement, il a si bien manœuvré qu’il nous a défait de lui-même une première fois. Ou je me trompe fort, ou son second règne se sera pas long, si même il a recommencé. Car à parler exactement, il n’y a plus de Bonaparte. Cet homme, que nous voyons aujourd’hui emmaillotté par les Jacobins, n’est plus celui que nous avons vu. Enfin, nous verrons[8] ! »

Quinze jours après cette étonnante prédiction, éclate le coup de foudre de Waterloo. Un mois après, Joseph de Maistre écrit : « Bonaparte et ceux qui l’ont rappelé ont commis le plus grand crime imaginable contre la France, puisqu’ils l’ont anéantie publiquement. » Il est cependant assez sincère pour avouer que Louis XVIII a plutôt perdu dans l’opinion et que son manifeste a été froidement accueilli. Lorsqu’il apprend la capture de Napoléon, il s’écrie : « Il est permis de penser que nous avons vu le dernier acte. On parle diversement de la résolution prise par les souverains d’épargner la vie de Bonaparte. Prenons la chose par le bon côté et admirons la philosophique humanité qui épargne ce féroce ennemi du genre humain. Avant le traité de Paris, je n’aurais pas voulu le juger, car il n’y avait point de loi, et celui qui condamne sans loi, tue au lieu de faire mourir ; mais maintenant où serait le doute ? Bonaparte est un révolté comme un autre. Il est entré à main armée dans les Etats du prince légitime reconnu par l’Europe entière. C’est un criminel de lèse-majesté purement et simplement, et tout le reste de son dossier pourrait être examiné par occasion. L’idée prise en avant, surtout en Angleterre, de le faire juger par des députés de tous les souverains d’Europe, a quelque chose de séduisant. Ce serait le plus grand et le plus imposant des jugemens qu’on eût jamais vu dans le monde. On pourrait y développer les plus beaux principes du droit des gens, et, de quelque façon que la chose tournât, ce serait un grand monument dans l’histoire. »

Quels juges aurait-on choisis et quelles eussent été leur compétence et leur impartialité ? Vis-à-vis de Napoléon, lequel d’entre eux eût eu quelque indépendance ? Quel eût été l’accusateur public ? Un Fouché, un Talleyrand se fussent peut-être offerts, et le tribunal, composé des anciens courtisans de Napoléon, eût probablement loué et admiré leur noble et convaincante éloquence ! Quant à dire que c’aurait été un beau spectacle, il fallait toute la haine du comte de Maistre pour l’affirmer. Il y en a eu un autre ; mais celui-là odieux, cruel. Ce fut le concert sournois de toutes les Puissances se hâtant d’envoyer à six mille lieues de l’Europe dans une île maudite, sur un sol ingrat, dans un climat délétère celui qui pour ses courses immenses trouvait le monde trop petit. On mesura à Napoléon la terre, l’eau et la lumière ; on appela sur lui, pour déterminer plus sûrement sa fin, la rigueur des élémens. C’est à petits coups prévus qu’on lui versa la mort et toute l’infamie d’un Hudson Lowe, que certains historiens cherchent vainement à excuser aujourd’hui, de celui que l’Empereur appelait « une face patibulaire, » « homme retors, abject et capable de tout, oui de tout, » et qui s’appliqua à consommer lentement et sûrement un lâche attentat… Certes, il eût mieux valu, comme le disait Joseph de Maistre, réunir un tribunal européen pour juger l’Empereur ; Napoléon eût pu amener lui-même ses accusateurs à la barre, trouver des accens surhumains pour sa défense, appeler à son aide la légion de ses victoires immortelles et demander que ce tribunal demeurât constitué après lui pour en juger d’autres. Mais l’Europe a eu peur du bruit ; elle a préféré la geôle sourde et implacable de Sainte-Hélène. Il fallait cacher et dérober l’Homme. Et cependant, comme le dit Chateaubriand, « à la pointe de ce rocher lointain, il était vu de toute la terre. » Et celui qui avait tant de fautes à se reprocher, les expiait par une agonie dont la grandeur et les tourmens étonnèrent et émurent plus d’un impitoyable adversaire.

Joseph de Maistre demeure surpris de la renommée que garde Napoléon dans le cœur d’une immensité d’hommes ; il est stupéfait du nombre de partisans qui lui restent, des espérances qu’il entretient encore, ainsi que du mécontentement des peuples, et il en conçoit les plus terribles craintes pour l’avenir. Le 4 novembre 1815, on lui écrit de Paris : « Vous qui avez si bien prédit le sort de notre première Révolution, vous devriez bien nous dire comment finira ce que nous voyons ? — Je réponds, écrit-il, qu’en 1796, j’étais bien le maître de prophétiser à mes risques et périls sur la canaillocratie, mais que, dans ce moment, l’Histoire se trouvant nécessairement mêlée à la prophétie, tout homme doit trop de reconnaissance à ce qui s’est fait pour occuper le public de ce qu’on aurait pu faire, ce qui serait cependant indispensable pour donner un pendant aux Considérations sur la France. » Tout en paraissant réserver son jugement sur ce qui se passait sous ses yeux, il a laissé deviner sa pensée en des termes assez clairs. « La France est morte en ce moment. Toute la question est de savoir si elle ressuscitera. Il serait imprudent de disserter sur le temps futur. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’on ne voit malheureusement aucune chance de tranquillité pour l’avenir. Bonaparte est tombé, mais ses maximes sont vivantes. On ne saurait répondre de rien. Quand je songe que le résultat des plus grands efforts militaires et politiques est la ruine définitive et absolue de l’innocence ou de la simple faiblesse d’un côté, et de l’autre le triomphe, l’absolution générale des plus vils brigands, des traîtres les plus scandaleux qui aient jamais déshonoré la terre, quand je pense à ce qu’on a fait et à ce qu’on pouvait faire ; j’ai envie de pleurer comme une femme ! » Mais presque aussitôt le prophète reparait et s’exprime ainsi : « Peut-être que je me presse trop de désespérer. Il y a des choses qui ne peuvent se faire subitement. La Justice boite, à ce que disent les Anciens, mais à la fin elle arrive. »

Six mois après, le 28 mai 1816, il écrit : « Les nouvelles de France sont inquiétantes. Toujours ce pays agitera l’Europe en bien ou en mal. Qui sait ce que nous verrons encore ? Les Anglais font bien mal de tant parler de Bonaparte et de le tenir pour ainsi dire présent à tous les yeux. On expose son buste dans les dîners d’apparat. On sait ce qu’il fait, ce qu’il dit, les impertinences qu’il se permet, tandis qu’il faudrait le faire oublier parfaitement. La Révolution n’est pas finie ; les principes révolutionnaires sont montés bien haut. On croit que les princes peuvent faire des princes, et les princes eux-mêmes croient pouvoir en faire d’autres sans femmes : voilà du cynisme terrible qu’il faut déraciner ! » Puis quelques mois après : « La personne de Bonaparte seule a disparu, mais son esprit demeure. Il a fait des nobles, il a fait des princes, il a fait des rois ; tout cela subsiste. Le roi de France porte son Ordre. Il est tombé seul et parce qu’il l’a bien voulu et parce qu’il devait tomber. Quant à sa Maison, en possession de biens immenses et liée par le sang aux plus grandes maisons souveraines, rien ne peut la faire rétrograder. » Le comte de Maistre plaint Louis XVIII, qui sait qu’il est garrotté, qu’on lui a dicté de dures lois et qu’il lui faut obéir. Cependant, il ne désespère pas tout à fait. Il faut, suivant le célèbre écrivain, tenir compte d’un grand élément politique, le Temps. Sans doute, il y aura encore beaucoup d’oppositions et de tiraillemens, mais tout pourra s’arranger, malgré les ultra, les citra et les juxta. Il croit au triomphe définitif de la légitimité, sans prévoir, lui le devin politique, que dans treize ans, tout son système s’écroulera. Mais il n’assistera pas au triomphe de la monarchie constitutionnelle. Il s’éteindra en 1821, quelques jours avant que les troubles qui agitaient le Piémont y déchaînent une révolution. Pourtant, il ne quittera pas la terre, malgré son optimisme affecté, sans une certaine tristesse. « Je finis avec l’Europe, dira-t-il ; c’est s’en aller en bonne compagnie. » Il était sorti de la Savoie en 1792, dépouillé de tous ses biens, et il ne laissait à ses enfans, pour tout héritage, qu’un modeste domaine. Dans une époque où tant de politiques s’enrichissaient aux affaires, il avait fait rapidement connaissance avec la pauvreté, et celle-ci, le trouvant de bonne humeur et de courageuse résignation, lui était restée fidèle. Le comte de Maistre avait mis en pratique cette admirable considération échappée un jour de sa plume : « Un des plus grands avantages de la noblesse, c’est qu’il y ait dans l’État quelque chose de plus précieux que l’or ! » Ce fier vieillard à la chevelure blanche et aux yeux étincelans avait été comparé par un poète sicilien à l’Etna : « la neige sur la tête et le feu dans le cœur ! » Inflexible, invariable, opiniâtre dans ses idées, représentant fidèle d’une race antique, homme intègre et droit, imbu d’une intransigeance de principes qui allait jusqu’à la rudesse, profondément religieux, il avait jugé la Révolution et Bonaparte qui l’incarnait, avec une liberté d’esprit absolue, et quelques-uns de ses jugemens restent impressionnans. Peu de temps avant de mourir, il écrivait ces lignes mélancoliques : « Combien l’homme est malheureux ! Depuis l’âge de la maturité, il n’y a plus de véritable joie pour lui. Dans l’enfance, dans l’adolescence, on a devant soi l’avenir et les illusions ; mais, à mon âge, que reste-t-il ? On se demande : Qu’ai-je vu ? Des folies ou des crimes. On se demande encore : Et que verrai-je ?… Et la même réponse vient encore plus douloureuse. »

Il s’en allait mécontent, parce que ces vérités qu’il avait jetées sans ménagement à la face de Napoléon et de ses partisans, il ne pouvait pas les faire connaitre de même à des monarques de son choix qui se trompaient sans aucun doute, mais qui étaient « de trop bonne maison » pour qu’on se permit de les blâmer avec fracas. Il trouvait cependant que la Révolution était plus terrible que du temps des Jacobins, parce que, s’étant élevée, elle s’était raffinée. Mais si, au fond de son cœur, il ressentait une réelle amertume pour certains actes de souverains légitimes, il y avait au monde un pays dont il persistait à dire du bien ; c’était la France.

Dans une lettre de lui au prince Koslowski, datée du 24 octobre 1815, je lis ce jugement, par lequel il me plaît de terminer cette étude : « Il est impossible que vous n’ayez pas ouï nommer un livre ancien, intitulé : Gesta Dei per Francos. C’est une histoire des Croisades. Ce livre peut être augmenté de siècle en siècle, toujours sous le même titre. Rien de grand ne se fait dans notre Europe sans les Français. »


HENRI WELSCHINGER.

  1. Una lettere inedite del conte Giuseppe de Maistre ; Cità di Castello, 1912, in.-8.
  2. C’est le mot de Paul Ier à Dumouriez : » Peu importe que ce soit Louis XVIII, Bonaparte ou un autre qui soit roi de France ! L’essentiel est qu’il y en ait un. »
  3. Sur 87 votans au Sénat, 76 se prononcèrent pour le projet du sénatus-consulte qui dissolvait le mariage de Napoléon et de Joséphine, contre 7 opposans et 4 qui s’étaient abstenus. Il n’y eut pas de discussion. « Omnia animalia dicentia Amen » remarque Tabaraud. — Cf. Le Divorce de Napoléon, par Henri Welschinger, Plon, 1885.
  4. Lettre inédite adressée à M. de Saint-Marsan et retrouvée aux Archives du Ministère de l’Intérieur à Vienne, par le commandant Weil.
  5. La suite de cette lettre figure dans la Correspondance diplomatique, tome II, p. 75-77.
  6. Lettre interceptée à Vienne.
  7. Lettre interceptée à Vienne.
  8. Ibid.