Joseph de Maistre (E. Faguet)

Joseph de Maistre (E. Faguet)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 90 (p. 811-850).
JOSEPH DE MAISTRE

Il y a eu un moment, vers 1830, où il n’était pas très malaisé d’écrire une étude sur Joseph de Maistre ; il y a en a eu un autre, de 1850 à 1860, où il devenait de plus en plus difficile de faire son portrait. On ne s’y reconnaissait plus; on ne le reconnaissait plus; il avait changé. Après les Considérations sur la France, les Soirées de Saint-Pétersbourg, le Pape, l’Église gallicane sa figure se dessinait très nettement à tous les yeux en deux ou trois traits si accusés qu’il y avait plaisir à le peindre, surtout pour ceux qui ne l’aimaient pas. Absolutiste féroce, théocrate enragé, légitimiste intransigeant, apôtre d’une trinité monstrueuse faite du pape, du roi et du bourreau, partisan en toutes choses des dogmes les plus durs, les plus étroits et les plus inflexibles, sombre figure du moyen âge où il y avait du docteur, de l’inquisiteur et de l’exécuteur, voilà quel était l’homme qu’on se figurait communément, même, quelquefois, après l’avoir lu. — Et puis ses papiers posthumes virent le jour, et, si son Examen de Bacon ne changea rien, et pour cause, à l’opinion courante, ses Mémoires et Correspondances diplomatiques, et ensuite ses Lettres et Opuscules, vinrent tout brouiller, et déranger un peu ceux qui avaient leur siège fait et leur article écrit. On se dit des choses dont on était tout étonné en les disant : « Mais il est charmant ! Mais il est aimable ! Mais c’est un ami délicieux,.. un père adorable, d’une tendresse, d’une inquiétude, d’une anxiété, d’une indulgence !.. Et un voisin de campagne exquis,.. et un gentilhomme du XVIIIe siècle, qui tourne une plaisanterie gauloise de la meilleure grâce. — Et savez-vous bien qu’il est libéral? — Comment donc! ses amis de Lausanne, vers 1795, l’appelaient le « jacobin. » — Mais, en effet, il est pour le comité du salut public — Et pour la France contre la coalition. Personne n’est moins « émigré » que lui. — Les émigrés, il les déteste ! — Du reste. vous avez vu que M. Albert Blanc, qui publie ses mémoires, le tient pour un précurseur du saint-simonisme.» — Il y avait de quoi douter de soi ou de lui. Il Allons, disait Sainte-Beuve, avec son sourire, le voilà en train de changer de parti; » d’autant mieux que lui-même, dans son article de 1851, l’avait tout doucement tiré au bonapartisme, ce qui était un peu fort, mais non pas beaucoup plus faux que le reste. — Et en vérité ce nouvel aspect de Joseph de Maistre n’était pas plus trompeur que le premier. Oui, Joseph de Maistre est l’homme de l’infaillibilité, de l’absolutisme, de l’inquisition, de la révocation de l’édit de Nantes. Il est même, si l’on veut, l’homme du bourreau, bien que cette page du bourreau, qui, à le bien entendre, n’est qu’une saillie d’humour un peu patibulaire, à la Swift, ait eu un peu trop aux yeux de nos pères le caractère d’une leçon en Sorbonne ou d’un discours du trône à prendre au pied de la lettre; car il ne fallait pas plaisanter avec nos pères. Oui, Joseph de Maistre est tout cela, et il est aussi un homme très abordable, qui n’est point séparé de nous par un fleuve de sang. Nous le rencontrerions que nous n’aurions pas peur d’être brûlés vifs ; d’abord parce qu’il est bon, quoi qu’on en dise, et un peu quoi qu’il en ait, ensuite parce qu’il est intelligent, enfin parce qu’il a de l’esprit ; et je ne sais pas laquelle de ces trois raisons est la meilleure. — Il est très bon, d’une bonté qui a plus de profondeur que d’extension, et qui ne déborde pas sur le monde, je le sais ; mais le cœur est chaud, l’affection énergique, l’attache solide, la fidélité inflexible. Il aime pieusement, toute sa vie, des personnes qui ne sont pas de sa religion, chrétiens grecs de Russie ou protestans de Suisse, et cela est bien significatif; et pour ces amis de son cœur, qui ne sont pas ceux de son esprit, il est ingénieux en bons offices et en consolations. — Il est intelligent; il sait très bien qu’on ne peut pas gouverner après la révolution française comme auparavant : « Vous médites que les peuples auront besoin de gouvernemens forts... Si la monarchie vous paraît forte à mesure qu’elle est plus absolue, dans ce cas Naples, Madrid et Lisbonne doivent vous paraître des gouvernemens vigoureux... Soyez persuadé que pour fortifier la monarchie il faut l’asseoir sur les lois, éviter l’arbitraire... » On dirait un libéral; c’est simplement un homme qui sait ce que c’est qu’un gouvernement. — Il est spirituel, homme de bonne compagnie, capable de sourires, et même d’échappées de bonne humeur un peu libre, dans la mesure qui sied, c’est-à-dire rarement, mais sans pruderie : « En vérité ce que je vous demande vaut à peine la galerie de Mlle Amphitrite (un vaisseau qu’on avait lancé la veille avec quelque difficulté) qui fit hier tant de grimaces, comme toutes les femmes, pour la chose du monde dont elle avait le plus d’envie. » Il demande à son gouvernement un secrétaire de légation. Il lui faudrait un homme jeune, très aimable, bon danseur, joli meuble de salon, enfin un de ces hommes « qui savent par les femmes le secret des maris. » Le plaisant, c’est qu’on finit par lui envoyer son fils. Ce ne fut pas intentionnel. Il n’est que le hasard pour avoir de ces traits d’esprit. — Et voilà bien des contrastes; il faut tâcher de voir comme ils se sont unis et accordés dans un seul homme.


I.

Il me semble qu’il faut dans Joseph de Maistre étudier le théoricien politique avant le philosophe et le théologien ; car il paraît bien, même à première vue, que c’est le philosophe et le théologien qui se sont modelés sur l’homme politique, et que peut-être sa philosophie et sa religion ne sont que des formes et des développemens de sa politique. Remarquez au moins que c’est par des réflexions politiques qu’il a commencé. Considérations sur la révolution française, voilà son livre de jeunesse, et tous ses autres livres sont les ouvrages de son âge mûr. Une foi de sentiment et d’éducation sur laquelle il semble ne pas encore réfléchir, un système politique très modifié et très creusé, voilà sa jeunesse ; — un système politique qu’il continue d’élaborer et un système religieux qu’il commence à méditer et à approfondir, et sur lequel, probablement, je ne dis encore que probablement, son système politique depuis longtemps arrêté a dû avoir son influence, voilà le milieu et la fin de sa vie. Commençons donc par voir ce qu’il a pensé en politique, sans trop craindre de nous tromper en nous réservant d’étudier sa philosophie, comme une sorte de prolongement de ses idées sociales.

Joseph de Maistre a une place à part dans la classification des théoriciens politiques et même tout simplement, parmi les hommes qui se mêlent à la vie nationale : c’est quelque chose comme un patricien qui n’est pas aristocrate ; et cela lui fait une originalité complexe qui est très curieuse à examiner.

C’est un patricien. Il l’est de naissance. Il est né avec le mépris du peuple et le sentiment qu’il n’en est pas, qu’il n’en a jamais été, même avant de naître. Sa famille est ancienne, connue, honorée, noble, plus que noble, car elle appartient à la magistrature héréditaire. Le sentiment patricien est plus fort dans une magistrature héréditaire ou dans un clergé héréditaire que dans une noblesse. On sent là qu’on est plus qu’une classe, qu’on est une caste; qu’on est non-seulement noblesse ancienne, mais savoir accumulé, habitude accumulée de juger, de diriger, d’éclairer, de faire penser les hommes, corps gardien d’un certain nombre de règles et de rites mystérieux, indéchiffrables au vulgaire et dont il dépend, aussi éloigné de lui que possible et beaucoup plus, par exemple, que ceux qui le mènent au combat. Joseph de Maistre est né dans cette caste et dans les idées de cette caste. Son tempérament s’y accommodait au plus juste ; il en a pris le pli tout de suite. Son enfance a été labeur énorme et obéissance absolue. Ce sont les deux traits essentiels de l’enfant de caste, bien ne pour en faire partie. Acquérir de très bonne heure le savoir traditionnel qui est la force de cette caste, s’inculquer les rites, les formules et les interprétations ; d’autre part, se donner l’aptitude essentielle de l’homme qui doit commander au nom d’un corps et au nom d’un texte, c’est-à-dire savoir obéir. C’est l’éducation d’un magistrat héréditaire; ce pourrait être celle d’un lévite.

Il fut avidement, brutalement, servi par une complexion vigoureuse et par une mémoire qui a été une des plus belles du siècle, en un temps où on avait encore de la mémoire ; et il ne lisait, chose qui le peint bien déjà, que ce qui était permis. A vingt ans, étudiant à Turin, il n’ouvrait un livre qu’après avoir demandé à sa mère et obtenu l’autorisation de le lire. Il sera toujours ainsi; vieux, il aura une autre mère à qui il demandera toujours ce qu’il doit lire et ce qu’il doit croire. — Puis, il fut magistrat lui-même, mais, au contraire de Montesquieu, magistrat aimant son métier. Il s’y plaisait, il s’y appliquait, il s’y renfermait. Il n’était point mondain, point amateur de sciences, point petit écrivain satirique. Il vivait chez lui, n’écrivait point de Lettres persanes, ne disséquait pas de grenouilles ; trouvait la jurisprudence une science très belle et très conforme à sa nature d’esprit, à ce point qu’il aura toujours en lui un pli de subtilité juridique et de chicane captieuse. Procès, rapports, beaux jugemens en langue grave et claire, quelques discours d’apparat, immenses lectures, il eût volontiers passé toute sa vie dans ces occupations sévères et nobles. Un heurt survint, comme il en survient presque toujours un dans la vie des grands écrivains, sans lequel ils n’eussent probablement pas écrit. En général, ce sont les petits penseurs qui ont la vocation de penser pour les autres; les grands se contenteraient aisément de penser pour eux. Ils sont assez forts pour s’accommoder d’une obscurité laborieuse, d’une profession régulière, utile, honorable, et laissant quelques loisirs pour philosopher seul à seul. Un tout jeune homme, qui de ferme propos se destine à être écrivain, peut être doué de grandes qualités littéraires qui se déclareront plus tard, mais, en attendant, ne donne pas une marque éclatante de jugement. D’ordinaire, c’est une circonstance, un hasard impérieux qui a forcé les grands écrivains à le devenir, quand ils étaient loin d’y songer. Pour de Maistre, ce fut la révolution française. Invasion de son pays, confiscation, persécution, exil, le voilà a émigré, » sans patrie, sans biens, sans famille, sans occupations, dépaysé à Lausanne, en terre protestante. Que vouliez-vous qu’il fît ? Écrire est une façon d’agir. C’est une façon aussi de ramasser ses idées en les exprimant, quand, sous le coup des événemens, on sent comme le besoin de s’en rendre compte plus précisément et rigoureusement qu’à l’ordinaire. Il écrivit les Considérations. Comme tous les esprits qui sont surtout des machines de précision appliquées à la logique, dès son premier volume il se donnait tout entier. Le patricien intelligent, sans orgueil sot, sans puérilité, sans aveuglement, sachant se rendre compte des choses ; mais le patricien convaincu, entier, tranchant, capable d’accommodement dans la pratique, mais non de transaction dans les idées, se manifestait complètement. Nous pouvons déjà le considérer d’ensemble.

Unité, continuité, c’est tout de Maistre. — Un état est un corps qui doit obéir à une intelligence unique pour rester un, et à une pensée traditionnelle pour continuer d’être. Il doit recevoir la vie d’un centre, et non essayer de constituer sa vie par le concours de cent mille volontés particulières. Ce concours ne peut pas exister ; car consulter le peuple, ce n’est pas faire concourir les volontés particulières, ce n’est que les compter ; et une addition n’est pas un organisme. Vous comptez 50,000 suffrages dans un sens, 49,000 dans un autre, à quoi arrivez-vous ? À régulariser l’oppression de 49,000 citoyens, qui, du reste, peuvent être les meilleurs, et à rien autre. Ce n’est pas même une addition, c’est une soustraction : vous vous demandez à intervalles égaux combien de citoyens vous pouvez bien retrancher du corps social et priver, pour ainsi dire, de cité. Votre système de gouvernement est une organisation de l’ostracisme.

Du reste, vous qui ne savez que compter, que comptez-vous ? Des volontés ? À peine. Des raisons ? Jamais. Vous comptez des velléités et des instincts. La pluralité, c’est le peuple, et le peuple, c’est ce qui n’est pas la raison ; car c’est ce qui n’est ni un ni continu. C’est la diversité, c’est la dispersion et c’est le caprice. Vous avez de singuliers abus de termes ; vous confondez mandataire et représentant du peuple. Mais le représentant est précisément un homme qui représente celui qui ne peut donner de mandat. « Tous les jours dans les tribunaux, l’enfant, le fou et l’absent sont représentés par des hommes qui ne tiennent leur mandat que de la loi : or le peuple réunit éminemment ces trois qualités ; car il est toujours enfant, toujours fou et toujours absent. » — Ah ! si les hommes étaient des quantités mathématiques, elle ne serait pas mauvaise, votre politique par comptabilité. Si les hommes étaient tous semblables, tous ayant mêmes droits (et pour qu’ils eussent mêmes droits il faudrait qu’ils eussent même intelligence), mêmes devoirs (et pour qu’ils eussent devoirs égaux, il faudrait qu’ils eussent égales puissances), mêmes aptitudes, même valeur personnelle, je consentirais qu’on les comptât ; ce serait légitime, et même inutile ; car il est probable qu’étant si pareils, ils auraient tous pareille volonté, et qu’on saurait, sans addition, ce qu’ils veulent. Oui, l’égalité est chose juste, mais seulement en cas de similitude. Aussi bien, c’est là précisément votre erreur. Sans bien vous en rendre compte, si vous voulez les hommes égaux, c’est qu’au fond vous les croyez pareils. Vous parlez des droits de l’homme, vous faites une constitution pour l’homme. Cela s’entend ; c’est que vous croyez que d’un homme à un autre, il n’y a point de différence, et qu’un homme et un homme cela fait l’homme. C’est inexact ; je veux bien vous apprendre « qu’il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut-être Persan ; mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est à mon insu. »

Revenons donc à la vérité. Vous fondez votre état sur la dispersion, ramenée à une unité factice par un procédé grossier. Vous demandez aux extrémités consultées sur leurs penchans de former un cœur. Vous comptez les grains de sable et vous croyez que le total est une maison. Je fonde mon état sur une unité vraie et une continuité réelle. Un état est un organisme, et, comme tout organisme, il vit d’une force puisée dans un passé lointain qu’il ne connaît pas, et d’un principe organisant intérieur qu’il ne connaît pas davantage. Il y a un mystère au fond de son unité, et au principe de sa continuité un autre mystère. Ce n’est pas clair, c’est précisément pour cela que c’est vivant ; car la vie repose sur un principe absolument insaisissable. Vous croyez, avec Rousseau, que la société sort d’une délibération : on se réunit, on se consulte, on se compte, on fait le départ des droits et des devoirs, et en voilà pour jamais. C’est très clair, mais c’est monstrueusement faux. « Jamais une société n’est sortie d’une délibération. » Cette délibération suppose déjà une société parfaitement organisée. Il a fallu un état, une civilisation, un gouvernement et une police rien que pour se réunir. Loin que la société naisse d’une délibération, il serait plus juste de dire qu’elle en meurt. Quand vous réunissez une nation à l’effet de se constituer, qu’est-ce lui dire, sinon que, jusqu’à l’issue de cette délibération, elle n’existe pas? — Mais le lendemain? — Le lendemain, les mécontens songeront à une délibération nouvelle, les satisfaits se diront qu’ils peuvent d’un jour à l’autre n’être plus la majorité, tous auront ce sentiment qu’en exerçant le pouvoir constituant on ne l’épuise pas, et que d’autres délibérations pourront venir. — Et, en effet, elles viendront ; car il faut bien voir de temps en temps si la majorité n’a pas changé; et encore une fois, puis une autre encore, la société cessera d’exister pour recommencer à être. Vous faites naître l’état tous les dix ans. C’est précisément dire qu’il ne vit pas et l’empêcher de vivre. Vous êtes l’enfant qui déplante et replante son arbrisseau tous les matins pour mesurer ses racines. — De même vous croyez que l’état repose sur une constitution écrite. C’est une autre forme de la même erreur. « Toute constitution écrite est nulle. » On la connaît trop ; elle est trop claire ; elle n’a de mystère pour personne. On n’obéit vraiment, du fond du cœur, on n’obéit activement qu’au mystérieux, qu’à des forces obscures et puissantes, mœurs, coutumes, préjugés, état général des esprits et des âmes, qui nous enveloppent, nous pénètrent et nous animent à notre insu. Elles seules sont indiscutables, en raison de leur obscurité. On discute un texte, on songe à l’amender ; comme on y sent la main humaine, on songe à y mettre la main. Il est exécuté, il n’est pas respecté ; à proprement parler, on ne lui obéit pas, on lui cède. De cette obéissance passive rien ne sort qui soit vivant, qui, pour ainsi dire, soit réel. Un texte n’est pas une âme.

L’âme d’un peuple, ne me demandez pas quelle en est l’essence ; car l’essence d’une âme est insaisissable ; mais je vous dirai quels en sont les attributs. L’âme d’un peuple, c’est tout ce qui fait qu’il se ramène à l’unité, et qu’il dure. C’est, par exemple, son amour de lui-même. C’est le patriotisme qui fait la patrie. Mais le patriotisme n’est pas un sentiment égoïste un peu épuré, comme vous le croyez; ce n’est pas chez moi le respect de vos droits pour que vous respectiez les miens; ce n’est pas dans chaque classe de la nation un sacrifice fait à la communauté pour qu’à chaque classe il en revienne un avantage. Le patriotisme ainsi entendu n’est plus un sentiment, c’est un calcul ; et votre système de comptabilité se poursuit; ce n’est pas une nation que vous fondez ainsi, c’est une société financière. Le patriotisme vrai ne calcule pas; il est un dévoûment. Il consiste à aimer son pays parce que c’est le pays, c’est-à-dire sans savoir pourquoi. Si on le savait, on raisonnerait, on calculerait, on n’aimerait plus. Comme la vertu est un sacrifice, c’est-à-dire une immolation de tous les intérêts, un effacement de toutes les raisons, et une abolition de tous les mobiles, devant un commandement intérieur qui ne donne pas de raisons ; de même le patriotisme, loin qu’il soit une association du moi au tout pour en tirer profit, est une absorption du moi dans le tout sans autre but que le sacrifice. C’est dans ces conditions seules qu’il est puissant et fécond, qu’il fonde quelque chose de vivant, et, non une banque, mais une patrie. — Or un patriotisme de cette sorte est impossible en démocratie. Le fond de la démocratie est égoïsme; il est souci continuel de ne pas être sacrifié, de ne pas être dupe, de limiter, de surveiller et de suspendre périodiquement le pouvoir pour qu’il n’empiète point, c’est-à-dire de pouvoir toujours retirer sa mise. Le citoyen dans ce système ne se donne pas, il se prête et se reprend sans cesse; il semble se louer à l’année. Il y a peut-être un grand respect de soi dans ces démarches; mais, en attendant, c’est la conspiration puissante de toutes les énergies dans le même sens, c’est la patrie, qui n’existe pas.

Vous vous moquez de la monarchie ; mais la monarchie est la forme sensible de la patrie, et le dévoûment au monarque la forme sensible du patriotisme. C’est un sentiment fort parce qu’il est irréductible au calcul, profond parce qu’il n’est pas susceptible d’analyse, et inébranlable justement parce qu’il est irrationnel. L’homme qui dit : « Mon roi ! » ne raisonne pas, ne compte pas, ne délibère pas, ne signe pas un contrat, ne souscrit pas à une émission, n’engage pas un capital qu’il songera à retirer demain s’il n’y a pas de dividendes ; c’est ce qu’il ferait avec des égaux ; mais son roi, il l’aime et se dévoue à lui, et rien de plus; en attendant, c’est à la patrie qu’il s’est attaché. La monarchie, c’est la patrie incarnée en un homme et aimée en lui.

L’âme d’un peuple, c’est encore sa tradition nationale. La France n’est pas 30 millions d’hommes qui vivent entre les Pyrénées et le Rhin, c’est 1 milliard d’hommes qui y ont vécu ; et ceux qui sont morts comptant beaucoup plus que ceux qui vivent, car ce sont eux qui ont défriché le champ et bâti la maison ; c’est leur souvenir qui fait la continuité de l’idée de patrie, qui fait que la patrie existe, qu’elle se distingue d’une association d’un jour. Si vous avez raison de la déclarer « indivisible, » ce n’est qu’à cause d’eux. Sans eux, sans la tradition qu’ils ont laissée, sans leur pensée qui vit en vous, sans le respect de leur œuvre, tout séparatiste serait respectable dans son dessein de se séparer ; il en aurait le droit absolu. La patrie est une association, sur le même sol, des vivans avec les morts et ceux qui naîtront.

Et je retrouve encore ici la monarchie. Cette association, qui la rendra visible aux yeux et sensible aux cœurs ? Où en sera le signe et l’image? Dans la loi? La loi, telle que vous l’entendez, expression de la volonté générale, change tous les vingt ans. C’est un caprice national. — Dans les mœurs? Elles changent. Dans la langue? Elle se transforme. — Il nous faut ici quelque chose qui ressemble à l’éternité, une hérédité, une race, un nom qui se transmette indéfiniment, une famille qui soit le symbole de la perpétuité de la nation. C’est en cette famille que la nation éternelle prend conscience de son éternité. Plus elle sera ancienne, plus elle représentera la vie indéfinie du pays. Comme toute loi est nulle dont on coudoie les auteurs, toute race gouvernante est caduque dont on connaît l’origine ; il faut que ses commencemens se perdent, au moins pour la foule, dans la nuit des légendes. Il n’y a rien de fort sur l’esprit des hommes comme ce mot : « depuis toujours, » — c’est que toujours est le fond du cœur et de l’esprit de l’homme, et qu’on le trouve au fond de toutes ses idées et de toutes ses croyances, comme au fond de ses désirs et de ses espoirs.

Voilà de Maistre théoricien politique. C’est un patricien hautain, absolu, avec un léger mélange de mysticisme. Mépris du peuple et surtout mépris de l’individu, forte idée de la concentration et de la perpétuité nationale, horreur de ce qui disperse, éparpille, émiette le pays, soit dans l’étendue de l’espace, soit dans la suite du temps, penchant à tout ramener à une unité vivante et qui dure ; enfin sentiment, déjà, qu’au fond de cette unité cherchée et de cette continuité voulue, il y a quelque chose qui ne tombe ni sous les sens ni sous la raison, qui ne se voit pas, ne se compte pas, ne se démontre pas, qui n’est ni sensible ni rationnel, une sorte de mystère qu’on n’aime, qu’on ne couve et qu’on ne défend qu’à condition de ne s’en point rendre compte, et où l’on ne s’attache que par une sorte d’acte de foi. — C’est tout le XVIIIe siècle brutalement nié, repoussé, raillé du premier coup. Car le XVIIIe siècle était de tout ce que de Maistre pose en principes la négation franche et passionnée. Il était individualisme, croyance à l’homme, à son droit et à sa puissance d’exercer son droit ; il était affaiblissement de la force intérieure et centrale, abolition ou exténuation du ressort intime dans la machine nationale, obscurcissement de l’idée d’état, et quand il prétendait la rétablir, avec Rousseau, la mettant dans la collectivité, dans la pluralité pour mieux dire, dans le nombre, comptant les volontés particulières pour en tirer une idée générale, et voyant dans un total accidentel la pensée dirigeante d’un organisme qui est éternel ; — il était enfin et surtout positivisme, système social très simple et très clair, ne voyant dans la société humaine non-seulement rien de mystérieux, mais rien de complexe, la réduisant à une collection de forces simples (30 millions d’hommes sans ancêtres, chacun avec six droits, restreints par Rousseau à un seul) et réduisant la science sociale à la connaissance des quatre règles ; ne soupçonnant pas ou repoussant l’idée que le lien puisse être, non une agglutination, mais un sentiment obscur, puissant parce qu’obscur, irréfléchi, spontané, tenant de la foi, tenant de l’instinct, héréditaire et mystique, irrationnel sous toutes ses formes, et qui se ruine à s’analyser. — Il n’y a pas une idée du XVIIIe siècle qui ne fût pour de Maistre le contraire du vrai.

— Autrement dit, c’était l’aristocratie qui reprenait ses anciennes formules et les opposait à la société nouvelle. — Non point l’aristocratie, mais le patriarcat. De Maistre n’est pas plus aristocrate que Rousseau ; il l’est peut-être moins. L’aristocratie consiste à croire que le peuple n’a pas de droits, que l’individu n’a pas de droits, mais que certaines classes du peuple, dans l’intérêt général, en ont. Pour le démocrate, la science sociale est de l’arithmétique ; pour l’aristocrate, c’est de la mécanique. Il y a dans toute société un élément générateur, un peu chaotique, qui n’a en lui ni force organisée, ni science, ni traditions : c’est tout le monde. De cette matière sociale quelquefois il ne sort rien, et cela fait un peuple à gouvernement despotique ; quelquefois, très rarement, chez les peuples supérieurs, il sort certains groupes d’hommes, guerriers, savans, juges, qui s’organisent, non par délibération, mais par affinités répétées et successives, s’accommodent par un long commerce, s’ajustent par l’éducation, se renforcent par l’hérédité. Ils deviennent peu à peu des machines solides et bien faites au milieu de la matière inerte, ayant en elles du mouvement amassé et capables de transmettre ce mouvement dans un certain sens. Ce sont des forces sociales. Sans elles rien ne marcherait. Elles prennent des droits en raison de leurs fonctions et les exercent. Il n’y a qu’elles de précieux dans une nation. Le législateur doit n’en pas perdre une seule. Il doit, non pas leur donner des droits, — elles les ont, et un droit, n’étant qu’une force s’exerçant régulièrement, ne se donne point ; — mais organiser entre elles ces organisations, profiter de leurs puissances d’action et les limiter les unes par les autres, de sorte que leurs froissemens soient non des conflits, mais des combinaisons, leur mouvement total un concours et non un combat, et qu’elles conspirent au bien général ; et toute la science sociale est là, et Montesquieu n’en connaît pas d’autre.

De Maistre n’entre point dans ce système, d’abord, lui si peu habitué, comme nous le verrons, à prendre les questions au point de vue historique, pour une raison historique cependant. Il répète plusieurs fois, d’abord tout seul, puis avec M. de Bonald, avec qui il est heureux de se rencontrer, « qu’il n’y a plus de grands en Europe. » C’est une raison : il ressort de la théorie aristocratique elle-même, telle que nous venons de l’exposer, que, pour qu’on puisse être aristocrate, il faut qu’il y ait des aristocraties toutes faites, et qu’une aristocratie ne se crée point. Or l’histoire des temps modernes est précisément l’histoire des aristocraties se dissolvant peu à peu avant l’arrivée du législateur qui eût pu les organiser en un ensemble régulier. — Cette raison suffirait ; de Maistre en a d’autres. Il raille sans ménagemens (Lettre au chevalier de.., 15-27 août 1811) « les trois pouvoirs, si fameux de nos jours, et cette carte géographique des trois pouvoirs que Montesquieu a tracée avec tant de prétentions. » Il ne veut pas de cette mécanique sociale, et les droits des aristocraties ne lui paraissent pas plus fondés que les droits des peuples. La vérité, c’est qu’il est trop patricien pour être aristocrate. La conception aristocratique n’est pas, sans doute, une conception populaire, mais, par certains côtés, c’est une conception très bourgeoise. Une preuve, c’est qu’il nous arrive, à nous bourgeois du XIXe siècle, de n’en pas avoir horreur. Dès que nous ne nous sentons pas absolument unus ex omnibus dès que nous appartenons à quelque chose, nous souhaitons que ce à quoi nous appartenons ait des privilèges. L’aristocratie n’est que du peuple qui s’organise, et elle a pour les organisations, si humbles soient-elles, qu’elle forme, les mêmes prétentions que la démocratie pour les individus. Elle réclame pour des classes les droits que la démocratie réclame pour les personnes ; elle attribue à une collectivité une portion de souveraineté, comme la démocratie attribue une portion de souveraineté à chaque individu. C’est de l’individualisme encore, en ce sens que c’est encore de la division. Chaque classe est une personne morale, un individu social plutôt, qui a son compte de droits inaliénables inscrit au grand-livre, sa petite propriété politique inviolable et sa part de royauté. Que ce système soit moins grossier que la démocratie pure, il est possible, mais il lui ressemble. C’est toujours la souveraineté partagée. Or la souveraineté partagée, c’est ce que de Maistre ne peut pas comprendre. Unité, continuité, voilà la vérité sociale. Droits des classes ou droits des individus, ce n’est pas tout un, mais c’est même but; cela va toujours à une dispersion et à une discontinuité : à une dispersion ; car ce qui fait vivre une nation, c’est une pensée unique, et penser en commun n’est pas possible, toute délibération produisant, non une idée, mais une transaction ; à une discontinuité, car cette suite de transactions n’est pas le développement d’un dessein unique, mais une série d’expédiens. — Donc, de droits des classes, il n’en faut pas plus que des droits de l’homme. Ce ne sont pas là des vérités, ce sont des créations factices ; ce sont des noms honorables donnés à des égoïsmes individuels ou à des égoïsmes collectifs. Et ce ne sont pas des élémens sociaux, ce sont des forces séparatistes. Ce sont, non des manières de participer à la vie nationale, mais des tendances à s’en détacher. Le « droit de l’homme » n’est que le désir de n’être citoyen que le moins possible ; le droit de classe n’est que la prétention de former une société particulière dans l’état. La nation se disperse déjà dans le système aristocratique; elle s’émiette dans la démocratie, et après, il n’y a plus rien.

De Maistre ne reconnaîtra donc point de droits à la caste dont il est, ni à nulle autre. Pour lui, les grands, les sages, les savans, les bons n’ont point de droits, et c’est en quoi il n’est pas aristocrate; mais ils ont des devoirs, et c’est en quoi il est patricien.

Une caste n’est pas une fraction du peuple détachée du peuple et s’organisant en vue d’une fonction dont elle fait un droit ; c’est un organe de la monarchie, c’est « un prolongement de la souveraineté. » La monarchie est une pensée dirigeante, les grands sont les interprètes de cette pensée ; la monarchie est une force intérieure qui va du centre aux extrémités par les grands comme par des canaux ; la monarchie est un mystère dont les grands ont l’intelligence et une loi dont ils ont le livre en dépôt. Cela leur donne des devoirs plus grands que ceux des autres hommes. Ils sont dans le secret de l’état. Leur premier devoir est de le comprendre. Ils ont « le dépôt des vérités conservatrices. » Rousseau a raison de croire que les vérités conservatrices sont aux mains de l’état et doivent être maintenues par lui ; seulement l’état de Rousseau, étant une abstraction, n’a pas de mains. Celui de de Maistre a une âme qui est le roi, des organes qui sont les grands, un instrument qui est l’homme armé, une matière qui est la foule. Les grands sont tenus d’être intelligens, d’être savans et d’être justes. Ils sont tenus de savoir commander du côté du peuple et obéir du côté du roi. Ils sont tenus d’éclairer le roi, comme les fils avertissent le père. Ils sont le conseil de famille du souverain. Ils sont les gardiens de l’unité nationale en ce qu’ils rattachent de degré en degré le peuple au monarque ; ils sont les gardiens de la continuité nationale en ce qu’ils maintiennent les traditions. Rien n’est plus grand que ce rôle et rien n’est plus difficile : placés entre le souverain et le sujet, ils ont une double attitude et un double langage, et peuvent être suspects d’un côté ou de l’autre, quoi qu’ils disent, suspects au peuple lui parlant dans l’intérêt du roi, suspects au roi lui parlant dans l’intérêt du peuple. Car ils doivent prêcher sans cesse aux peuples les bienfaits de l’autorité et aux rois les bienfaits de la liberté ; et il faudrait qu’ils parlassent aux rois de liberté sans que le peuple l’entendît pour s’en prévaloir, et aux peuples d’autorité sans que le roi l’entendît pour s’en trop convaincre.

— Mais de quelle liberté parlez-vous dans un système où tout est despotisme ? — De la vraie, car c’est la langue moderne qui a tort d’appeler liberté, ou la suppression du pouvoir, ou un système de garanties contre le pouvoir. Le vrai despotisme, c’est la prétendue volonté nationale demandée à un peuple qui ne sait pas ce qu’il veut, tirée ainsi de lui abusivement, devenant loi, et revenant au peuple sous forme d’un commandement qu’il ne comprend pas qu’il s’est donné, en telle sorte qu’il finit par être gouverné par un lui-même qu’il ne reconnaît pas, fantasmagorie décevante, où le peuple est esclave, mais de plus dupe. — D’autre part, une manière de liberté, si l’on veut, mais factice et inféconde, c’est un système de barrières élevées entre le pouvoir et le citoyen. « Vous me commanderez jusqu’ici, non jusque-là. Ceci est mon domaine où jamais vous n’entrerez. » — Les libertés individuelles ! Je connais cela. Les libertés individuelles sont de petits suicides civiques. Figurez-vous une goutte de sève se partageant en deux et disant : ceci pour l’arbre, ceci pour moi. Ce que tu gardes pour toi, qu’en feras-tu? Ce que tu cherches, c’est la mort d’une partie de toi-même pour la satisfaction de sentir que tu en disposes. Tu ne prends conscience de ta liberté personnelle que dans l’anéantissement volontaire d’une partie de ta personne. Froid plaisir et triste succès ! Ne comprenez-vous pas que vous ne vivez que dans le grand organisme social, et par lui, comme il vit par vous, et que ce qu’il ne prend pas de vous est perdu pour lui, ce qui peut vous plaire, mais aussi pour vous, ce qui est moins plaisant? Les libertés individuelles sont des égoïsmes fous. Pour l’homme raisonnable, il n’y a pas de libertés individuelles, il y a une liberté nationale, c’est-à-dire un jeu facile et souple de toutes les énergies particulières en vue d’un bien universel, dont le bénéfice leur revient en nouvelles forces, qu’elles reversent dans la circulation générale, et ainsi indéfiniment. Pour que ce jeu soit facile et souple, il est très vrai qu’il faut à chacun une certaine autonomie, une disposition de soi, en d’autres termes, une faculté de vouloir, n’y ayant point, à proprement parler, d’action, quand il n’y a pas de volonté ; il est bon qu’un homme puisse, dans certaines limites choisir la manière dont il contribuera au bien public, parce que, à cause de ce libre choix, sa contribution sera plus forte. Mais ce n’est bon uniquement que pour cette raison. Dès lors, il ne faut point parler de libertés individuelles à tenir pour sacrées en soi, mais d’énergies individuelles à respecter dans leur exercice quand elles sont bonnes. Si elles sont bonnes, qui en jugera? Ceux qui les ont? Ils peuvent savoir qu’elles sont pures, non si elles sont utiles. Ils peuvent répondre de leur bonne intention, non du bien général qui doit sortir de leurs démarches. — La loi? C’est la théorie moderne : la loi fait la part de ce que l’état prend à l’homme pour subsister, de ce qu’elle lui laisse ; et l’état vit, et l’homme est libre. Mais la loi, égale pour tous, rigide et stricte, est ce qu’il y a de pire pour régler une chose aussi élastique, souple et active que la liberté. Elle fait à chacun une part égale d’autonomie ; elle reconnaît à chacun ses droits de l’homme. Mais cette part pour l’un, qui n’a aucune énergie utile, elle est trop grande ; son droit ne lui servira qu’à moins servir l’état ; ce n’est qu’une perte ; pour l’autre, énergique, savant, ingénieux, elle est trop petite ; perte encore. Et, selon les circonstances aussi, cette part, faite une fois pour toutes, est tantôt trop petite, tantôt trop grande. La même énergie, utile à l’état en temps ordinaire, devient nuisible en temps de crise. En perdant son utilité, elle perd son droit ; car elle n’est légitime qu’en raison de l’utilité de son but ; et voici qu’il faudrait la restreindre. Les libertés individuelles, considérées, non comme des propriétés, ce qui ne signifie rien, mais comme des forces sociales en acte, ne peuvent donc pas être limitées intelligemment par la loi. Il leur faut des limites différentes selon leur sphère d’activité, et des limites mouvantes, s’élargissant ou se rétrécissant selon les temps. Ces choses vivantes, seule une loi vivante, intelligente et toujours veillant peut les régler. La loi les immobilise et les parque, ce qui est une manière de les enchaîner. Un roi les affranchit, ou, du moins, il est le seul qui les puisse affranchir. Le despotisme intelligent est la condition même de la liberté. C’est dans les maximes de la royauté qu’il faut placer le respect de la liberté nationale ; ce n’est pas dans la loi, qui n’y peut rien.

Et le rôle des patriciens est de ramener toujours les idées libérales dans les maximes de l’autocratie. Voyez la Russie, où je suis. Alexandre Ier est le plus libéral des hommes, parce qu’il est le plus généreux. De cela, je le félicite et le glorifie ; je ne perds pas une occasion de l’en louer. Mais cet élève du colonel de La Harpe est un peu un disciple du XVIIIe siècle; il a penchant à croire que c’est la loi qui doit être libérale à sa place. Il a le projet, dit-on, de se dessaisir de son droit déjuge souverain au profit du sénat, et d’une partie de son pouvoir exécutif au profit du conseil d’état. Voilà trois choses : un essai de séparation des pouvoirs, un essai de gouvernement libéral et un essai de constitution écrite. Eh bien ! de ces trois choses, les deux premières, je les trouve excellentes pratiquées par le souverain proprio motu, et par raison ; « qu’il prenne des mesures avec lui-même, en cela je ne trouve que des sujets d’admiration; » mais je les trouve détestables si elles sont une dépossession du pouvoir, si elles font du sénat et du conseil d’état non plus des agens du tsar, mais des pouvoirs réels et distincts du pouvoir. La différence, c’est qu’ainsi comprises, elles transforment un patriciat en aristocratie. Sénat et conseils d’état étaient des « prolongemens de la souveraineté ; » ils deviennent des souverainetés partielles, des puissances en soi. De quel droit? Je ne le vois pas. Et pourquoi? Le but était atteint aussi bien quand ils faisaient les mêmes fonctions de par le tsar et non de par eux-mêmes. Vous ne gagnez qu’une chance de conflit. L’erreur est de croire que les corps de l’état sont des corps; ce sont des membres. Les constituer à l’état de corps, c’est par définition briser l’unité et établir la lutte. Encore une fois, les patriciens ne peuvent avoir que des devoirs et non des droits. — Notez que c’est en quoi ils sont honorables : le sentiment du devoir épure, le sentiment du droit aigrit et rapetisse. Le principe de toute noblesse, et son honneur, c’est qu’elle oblige. — La troisième nouveauté, suite nécessaire des deux premières, l’essai de constitution écrite, je le repousse absolument. Une constitution libérale, je la veux dans les traditions de la monarchie, non affichée à la porte du palais comme un appel permanent à l’insurrection. « l’admirable constitution anglaise » (textuel, Mémoire à l’empereur de Russie 1807), l’admirable constitution anglaise, j’en conseille l’esprit aux souverains pour s’en faire comme une conscience; je ne les y soumets pas. Je ne veux pas de contrat. — « Pourquoi? Puisque cet état de choses est si bon, assurez-le donc par une loi. — Oh! ceci est une autre affaire, et je n’en suis plus. Je me retire. Expressa nocent, non expressa non nocent. Il y a une infinité de choses vraies et justes qui ne doivent pas être dites et encore moins écrites. » Pratiquées par le souverain, ces choses sont des bienfaits de la royauté ; mises dans la loi, elles ne sont que des armes des partis; « si la nation (russe) venait à comprendre nos perfides nouveautés et à y prendre goût, concevait l’idée de résister à toute révocation ou altération de ce qu’elle appellerait ses privilèges constitutionnels,.. je n’ai point d’expression pour vous dire ce qu’on pourrait craindre. Bella, horrida bella… (Lettre au chevalier de.., 15-27 août 1811.)


II.

Voilà la conception politique de Joseph de Maistre tout entière. Son principe, c’est l’unité nationale. Personne n’a plus fortement conçu ni plus vivement senti l’idée de patrie. Tout ce qui concentre la nation le satisfait, tout ce qui est suspect de la disperser le révolte. L’aristocratie la disperse, et la démocratie la pulvérise : ce sont des erreurs. Les privilèges sont des états dans l’état, et les libertés individuelles sont des sécessions : autant de crimes sociaux. La loi même (loi politique, constitution) est une usurpation de la mort sociale sur la vie sociale ; elle glace et fige les organes vivans de la nation ; d’un organisme elle fait un mécanisme insensible, dur, limité, sans souplesse, incapable de transformation et de développement ; de fibres elle fait des rouages. — L’égalité comprise comme négation de l’aristocratie est une idée juste; comprise comme partage de la souveraineté entre 10 millions de citoyens, elle est un non-sens. — La liberté comprise comme droit de désintéresser l’état le plus qu’on peut de sa personne est un crime ; comprise comme autonomie de la personne humaine respectée d’autant qu’elle est plus forte pour le bien de l’état, et afin qu’elle soit plus forte pour ce bien, c’est la loi morale des sociétés bien faites. — Donc point d’aristocratie, point de droits de classe, de droits de province, de droits individuels ; point de souverainetés collectives et point de souveraineté nationale ; point de constitution écrite. Une souveraineté personnelle, un roi. Ce roi n’a point de loi constitutionnelle qui l’enchaîne ; il respecte les lois civiles, il obéit aux traditions et maximes de la monarchie ; il est éclairé et aidé par les grands, dépositaires, eux aussi, des traditions et des maximes, agens et prolongemens de la souveraineté, et qui ne sont grands qu’en ce qu’ils ont plus de devoirs que tout le monde ; de concert avec eux il règle, selon les personnes et selon les temps, et selon les forces de chacun et selon le besoin de tous, ce que celui-ci et celui-là doit sacrifier de sa liberté pour l’intérêt commun, ce qu’il doit en garder, au contraire, comme profitable à ce même intérêt; et du concert de ces obéissances qui sont des dévoûmens sans le savoir, et de ces libertés en acte qui sont des contributions involontaires, il constitue le jeu aisé de toutes les énergies agissant chacune selon sa nature au service de tous, c’est-à-dire la liberté nationale.

On doit comprendre maintenant que de Maistre ait pu sembler, je ne dirai pas être tour à tour de tous les partis, mais être tour à tour hostile à tous les partis, ce qui revient à être classé par chaque parti dans le parti contraire. C’est ainsi qu’il est « libéral « aux yeux de quelques-uns de ses amis. Certes, il est difficile d’être plus que de Maistre partisan d’un gouvernement fort; seulement, si l’on entend par gouvernement fort un gouvernement arbitraire, on inspire à de Maistre une amère pitié. S’il déteste la démocratie parce qu’elle est le caprice, ce n’est pas pour mettre le caprice sur le trône. Un gouvernement c’est la volonté nationale mieux comprise qu’elle ne le serait par la nation elle-même, qui ne sait jamais ce qu’elle veut. C’est la volonté, obscure et diffuse dans le peuple, prenant conscience d’elle-même dans un homme. Rien n’est plus le contraire du caprice ; c’est une tradition qui vit, qui parle et qui sait vouloir. Un gouvernement arbitraire n’est pas un mauvais gouvernement, c’est l’absence de gouvernement. — C’est ainsi encore qu’il paraît singulièrement « opportuniste » aux hommes de son parti. Gouverner après la révolution comme auparavant ! Mais c’est une folie! « Toute grande révolution agit toujours plus ou moins sur ceux mêmes qui lui résistent, et ne permet plus le rétablissement total des anciennes idées. » Et cela va de soi. C’est la matière de votre œuvre qui a changé. La matière domine l’ouvrier en ce sens qu’elle le limite. Avec les élémens nouveaux, vous ferez moins bien que jadis. Je le crois ; mais il serait pire encore d’ignorer ce qu’est cette matière nouvelle, et d’en user comme de l’ancienne, parce qu’alors vous ne feriez rien. — Et de même, il semble «jacobin » aux émigrés. Et, en vérité, il est jacobin par comparaison, tant il est loin d’être « émigré. » L’émigration est pour lui un crime, et l’émigré, sauf exception, un imbécile. « Il faudrait une tête blanche auprès de cet homme-là, » lui disait-on en parlant d’Alexandre. Ier. « — Oui, mais pas une tête poudrée, » répondait-il. C’est que les émigrés, il les connaît. L’émigré est un homme qui a été bel esprit, frondeur, philosophe et admirable artisan de la révolution française jusqu’en 1789 ; qui, depuis, effrayé de son œuvre, ne songe plus qu’à l’anéantir, alors qu’on ne peut que la redresser ; partant néfaste dans le passé, inquiétant pour l’avenir, renégat de ses anciennes idées, incapable de s’en faire de nouvelles, ayant tout oublié, n’ayant rien appris, nul par conséquent, mais dangereux. Et quant à l’émigration, c’est une sécession, La sécession n’est jamais permise. Elle l’est moins au patricien qu’à tout autre, car c’est pour le patricien que l’unité nationale est un dogme. Qu’un libéral se sépare, il peut accorder cela avec ses principes : la nation ne respecte pas ses droits de l’homme, il les sauve. Qu’un démocrate se sépare, il est logique : il est associé à la nation par un contrat; prouvez-lui qu’un contrat, qui du reste a été signé par son aïeul préhistorique, est irrévocable ! Il se sent lésé par les effets du traité conclu ; il le dénonce. Mais l’homme qui sait qu’un peuple est un organisme vivant ne se sépare pas. Il ne donne pas l’exemple en lui de la mort sociale. Il ne devient pas volontairement un citoyen sans cité, c’est-à-dire rien. Il meurt plutôt comme homme que de mourir comme citoyen. Ici, ce sont les jacobins qui sont dans le vrai. Ce sont des sauvages ; mais ils ont le sentiment de l’indivisibilité de la patrie. Ils luttent pour elle. On doit voir en eux des instrumens aveugles des desseins de Dieu. En travaillant à l’indivisibilité de leur république, ils maintiennent sans le savoir l’indivisibilité du royaume de France. « Lorsque d’aveugles factieux décrètent l’indivisibilité de la république, ne voyez que la Providence qui décrète celle du royaume ! » (Considérations.) — C’est pour les mêmes raisons que de Maistre n’a nullement, à l’endroit de Napoléon Ier, l’horreur enfantine des hommes de l’ancien régime. Il croit son empire caduc parce qu’il est factice : une monarchie durable se forme en même temps que la nation, et de la formation même de la nation, comme le noyau au centre du fruit ; une monarchie accidentelle est un monstre ; mais de ce que Napoléon ne peut être fondateur de dynastie, il ne s’ensuit point qu’il ne soit pas un souverain. Le traiter en aventurier est un enfantillage. C’est un monarque, parce que l’unité de la nation, visiblement, vit en lui ; parce qu’il a ramassé et concentré la patrie éparse ; parce qu’elle s’effondrait et qu’il l’a remise debout en sa personne ; parce qu’il est le comité du salut publie en un seul homme ; et parce que M. de Maistre, s’il est plus patricien qu’aristocrate, est aussi plus monarchiste encore que légitimiste.

Et il est aussi, chose bien curieuse, qui a dû étonner ses contemporains, ses compatriotes, ses coreligionnaires, il est « Français, » Français entêté et passionné. Les Français ont ruiné un à un tous les principes où il est attaché, religion, patriciat, monarchie ; ils ont inventé la philosophie matérialiste, la démocratie, les droits de l’homme et la république ; il est Piémontais ; — et il est partisan de la France invinciblement. Quand il rencontre un bon émigré, car il y en a, un émigré qui est heureux de voir les Français battre les armées étrangères, il applaudit de tout son cœur. Il ne faut pas que la coalition triomphe. Il faut que la France se sauve, même par les révolutionnaires : « Que demandaient les royalistes, lorsqu’ils demandaient une contre-révolution faite brusquement par la force? Ils demandaient la conquête de la France ; ils demandaient donc sa division, l’anéantissement de son influence et l’abaissement de son roi, des massacres de trois siècles peut-être suite infaillible d’une telle rupture d’équilibre! Mais nos neveux, qui s’embarrasseront très peu de nos souffrances et qui danseront sur nos tombes, riront de notre ignorance actuelle; ils se consoleront aisément des excès que nous avons vus, qui auront conservé l’intégrité du plus beau royaume après celui du ciel. » — Il y tient; la ruine de la France est pour lui un malheur européen. M. Vignet des Étoles souhaite le triomphe des coalisés : « Il est naturel que vous désiriez le succès de la coalition contre la France, parce vous y voyez le bien général. Il est naturel que je ne désire ces succès que contre le jacobinisme, parce je vois dans la destruction de la France le germe de deux siècles de massacres, la sanction des maximes du plus odieux machiavélisme, l’abrutissement irrévocable de l’espèce humaine, et même, ce qui vous étonnerait beaucoup, une plaie mortelle à la religion. » — s’il parle ainsi, et cent fois, c’est qu’il croit à une mission providentielle de la France: « Gesta Dei per Francos… c’est une histoire des croisades. Ce livre peut être augmenté de siècle en siècle toujours sous le même titre. Rien de grand ne se fait dans notre Europe sans les Français... » Et s’il croit à une mission providentielle des Français, c’est que c’est chez eux, dans leur histoire, qu’il a puisé ses idées politiques et sa conception de l’état, à moins qu’il n’ait trouvé après coup dans leur histoire la confirmation de ses idées, et lequel des deux est le vrai, je ne sais; mais il n’importe. Sa royauté, âme de la nation, volonté nationale prenant conscience d’elle-même dans un homme et dans une race, et poursuivant par cette race le dessein obscur du peuple ; l’unité nationale réalisée, maintenue, renforcée, défendue par une famille; et un homme étant l’état, parce l’état s’est peu à peu ramassé dans un homme : tout cela, c’est la royauté française. Son patriciat, qui n’est pas une aristocratie, qui n’a pas ou qui n’a plus de droits, qui n’est que l’œil et le bras du souverain, c’est la noblesse française. Son peuple, qui n’a pas plus de droits que les grands et qui a moins de devoirs, à qui l’on ne demande que l’obéissance et l’amour de la patrie dans le roi, c’est le peuple de France. Cette constitution très réelle, mais non écrite, faite de traditions et d’usages, obligeant le roi en conscience, mais ne le liant point, c’est la constitution française ; et Bossuet ne l’a pas lue, non plus que personne, mais il la connaît et la rappelle, et Fénelon de même, et Montesquieu sait bien qu’elle existe, et que c’est pour cela que la France n’est pas la Turquie. Cet idéal de monarchie sans entraves, mais non sans devoirs, de nation organisée pour l’unité et la continuité, c’est en France que de Maistre le voit réalisé autant qu’il est possible. Il aime la France pour d’autres raisons, par exemple parce que, retranchées les nations hérétiques et schismatiques, et l’Autriche, ennemie naturelle du Piémont, il ne reste qu’elle. Mais il l’aime en penseur encore plus qu’en patriote, parce qu’elle est sa pensée elle-même. Vive donc la France 1 Elle a abandonné ses traditions ; mais est-ce qu’un peuple peut sortir pour longtemps de sa nature? Est-ce que tout cela n’est pas un accident, et sans doute une épreuve? — Et de Maistre rentre dans son rêve de monarchie absolue, et tempérée seulement par elle-même.


III.

Et il l’agrandit et le généralise ; il le rattache à une conception générale de l’humanité et du monde... On peut se demander pourquoi. A quoi bon envelopper une doctrine politique dans une théorie philosophique au risque de l’y étouffer? Ne suffit-il point qu’un système social soit logique en soi, se prouve lui-même, par la démonstration qu’il donne de lui et la réfutation des systèmes contraires, sans essayer de se soutenir par des considérations métaphysiques? — Bien peu de philosophes parleront ainsi, et même bien peu de théoriciens. Montesquieu lui-même, qui est surtout un critique sociologue, ne s’en croit pas moins obligé à donner, en tête de son Esprit des lois, une petite métaphysique sommaire, que, du reste, il ne semble pas entendre très clairement. De Maistre, plus que personne, est entraîné sur cette pente ; car c’est la tête la plus systématique qui soit au monde, et il n’est homme qui soit plus porté à prouver ce qui est clair par ce qui l’est moins. Il est par excellence le penseur qui estime que tout est dans tout et dans chaque chose; cette unité et cette continuité, s’il la veut si fort dans l’état, c’est qu’il Ta dans son esprit; et il faut pour lui que le système du monde explique son système social. Cela, parce qu’il est M. de Maistre d’abord, ensuite parce qu’il est, quelque effort qu’il fasse pour n’en être pas, du XVIIIe siècle, du siècle des théories à outrance, des destructions radicales en vue de reconstructions intégrales, et des maisons qu’on brûle pour ne pas réussir à cuire un œuf. Et c’est ainsi qu’il va associer étroitement son système politique à une conception du monde aussi générale que possible, en grand danger de l’y compromettre.

En effet, cette doctrine sociale, il sent les objections qui s’élèvent contre elle. Il entend les voix qui protestent. On va lui dire : « Votre système politique est faux, parce qu’il est injuste. Liberté, égalité, droits de l’homme, ne sont pas des inventions de l’orgueil ou de l’envie; ce sont des formes de la justice. Et votre roi absolu, quelque adresse que vous mettiez à l’habiller honorablement, est un tyran pur et simple. Il lui manque deux choses pour être considéré par la raison comme un magistrat légitime : un fondement de son droit et une responsabilité. De qui tient-il son autorité, et devant qui est-il responsable? » De Maistre s’est dit : Cette objection tirée de l’injustice de ma doctrine, je vais la résoudre ; ce fondement de l’autorité royale et cette responsabilité du roi, je les trouverai. Et voici ce qu’il a répondu.

On se plaint de ce que là où il n’y a pas gouvernement de tous par tous, il n’y a pas de justice. Mais l’injustice est la loi des sociétés, parce qu’elle est la loi du monde. Le monde est fondé sur une immense et universelle iniquité. La nature est une effroyable tyrannie. Si le fort n’y massacrait pas le faible, tout périrait, faibles et forts. La vie universelle a pour condition même le meurtre incessant. Chaque vie, végétale, animale, humaine, est faite de milliers de morts sans lesquelles elle ne serait pas. Le sang, depuis la création, imbibe la terre comme une rosée, et l’atmosphère dont vivent tous les êtres est une vapeur de sang. — Et au milieu de cet énorme carnage, voici un être tellement supérieur aux autres qu’il pourrait, ce semble, se soustraire à la loi du meurtre. Il massacre, à son gré, toutes les autres espèces ; il promène la mort sur le monde, « ses tables sont jonchées de cadavres, » et il n’y a pas d’espèce supérieure qui puisse en user de même avec lui. Échapperait-il à la loi du monde? Un tel désordre est-il possible? Non. « n’entendez-vous pas la terre qui crie et demande du sang? » Comment donc la loi s’accomplira-t-elle? « Quel être exterminera celui qui extermine tous les autres? Lui! c’est l’homme qui est chargé d’égorger l’homme. » Là où s’arrête le massacre des espèces plus faibles par les espèces plus fortes commence la guerre. « C’est la guerre qui accomplira le décret. » La guerre est « l’état habituel du genre humain; » c’est une règle; « le sang humain doit couler sans interruption sur le globe, ici ou là.» — Rien de plus monstrueux que la guerre, d’accord; mais pourquoi rien de plus respecté et glorieux que le soldat, si ce n’est parce que nous sentons qu’il est le ministre de la loi souveraine du monde, et que l’ordre éternel s’accomplit par lui? — Il n’y a rien de plus horrible que de donner la mort sans risque de la recevoir, froidement, scientifiquement et en pleine sécurité. C’est une chose devant laquelle tous les instincts humains reculent. Et cependant le bourreau existe, et il a toujours existé, et l’on sait qu’il ne manque jamais de candidat à cette épouvantable magistrature. Qu’on dise qu’il n’existe que pour punir le crime, et, par conséquent, que son office est une manifestation de la justice, on n’a rien dit; car le crime lui-même, pourquoi existe-t-il? Pourquoi, sinon parce qu’il faut que la loi de guerre s’exerce, non seulement entre les sociétés, mais au sein de chaque société? Que, même dans les frontières étroites de ce qu’on appelle une patrie, l’homme fût en paix avec l’homme, ce serait une dérogation étrange à la loi de guerre. Criminel et bourreau, dans le sein des sociétés les plus policées, sont les représentans détestables et nécessaires de cette loi de l’univers ; par eux, indéfiniment, le sang coule, qui, par décret, ne doit cesser de couler ; par eux, indéfiniment, passe de puissance en acte la loi d’injustice, l’injustice corrigée par la violence, qui, de sa nature, tend à son tour à l’injustice. — Voyez si cette loi est éclatante. Animal sociable, l’homme ne s’est nullement organisé en société, ce qui eût infiniment réduit l’injustice sur la terre ; mais en sociétés, c’est-à-dire en agglomérations de forces dont chacune est une machine admirable pour porter la violence chez l’agglomération voisine. Une de ces agglomérations attaque injustement un autre groupe humain; celui-ci repousse l’injustice par la force ; s’il succombe, l’injustice est accomplie; s’il triomphe, il devient assez puissant pour avoir la force et le désir d’être oppresseur à son tour, et l’injustice s’accomplira. Voilà l’iniquité internationale. Cependant que, dans chaque groupe humain, crime et échafaud travaillent sans relâche à ce qu’il n’y ait pas une parcelle du sol qui ne soit convenablement engraissée de meurtre, le crime créant l’injustice, l’échafaud la réprimant, et, lui-même, soit qu’il n’ait pas assez de force pour tout réprimer, soit qu’il en ait assez pour persécuter, laissant subsister l’injustice ou y contribuant; et voilà l’iniquité nationale. — Par la guerre qui attaque, par la guerre qui défend, par le meurtre qui attaque, par le meurtre qui venge, par l’iniquité appelant la violence, par la violence se transformant en iniquité, peuple contre peuple, chaque peuple chez lui, l’humanité s’est merveilleusement organisée pour l’injustice. — Est-ce tout? Il s’en faut bien. Animaux mangeurs d’animaux, homme tyran des espèces animales, homme homicide, crime, échafaud et guerre, tout cela c’est bien de l’injustice, mais enfin on s’y accoutume; cela paraît être simplement la question du mal sur la terre; c’est l’injustice immanente, la fatalité; elle devrait inquiéter éternellement ; cependant à cause de son éternité même, on n’y songe guère. Mais l’injustice sans nécessité, sans cause, sans raison, sans provocation comme sans profit cherché, l’injustice pour l’injustice même et pour le plaisir d’être injuste, ou plutôt parce qu’il faut que l’injustice soit, on ne remarque pas assez qu’elle est infiniment en honneur dans l’humanité. C’est une de ses pensées maîtresses. Les sacrifices, les victimes sanglantes, ont toujours été considérés par les hommes comme des hommages à la loi mystérieuse qui préside aux destinées du monde. Ils ont toujours cru qu’il ne suffisait pas de tuer par besoin ou par passion ; tuer un animal pour le manger, tuer un homme pour le punir ou s’en défendre, c’est la loi du meurtre exécutée, ce n’est pas la loi du meurtre honorée ; c’est la soumission, ce n’est pas l’adhésion à la loi du meurtre ; c’est un meurtre mêlé de mobiles impurs ; c’est un meurtre insuffisamment volontaire ; ce n’est pas le sang versé pour qu’il le soit. Le sacrifice, c’est le meurtre idéal inspiré par la seule pensée de faire ce qui se doit, de s’associer à la loi suprême qui nous régit tous ; c’est un acte de foi au meurtre, c’est le sang versé comme une prière. Tous les hommes ont cru cet acte de foi nécessaire et l’ont religieusement accompli. Tous les peuples ont eu des sacrifices sanglans, et tous, aussi, poussés par une invincible logique dont ils ont accepté les conséquences, ont compris que la conclusion nécessaire de cette conception était le sacrifice humain. Tous ont pensé qu’en certaines circonstances, dans l’incertitude si la loi du meurtre humain était suffisamment satisfaite, il convenait de la proclamer solennellement, en la réalisant sans contrainte. — C’est une barbarie effroyable ! — Il est possible; mais comment voudrait-on que les hommes reconnussent la loi universelle autrement qu’en s’y associant ? Et qu’ils s’y soient toujours associés de cette façon, c’est une preuve qu’ils la voyaient telle. L’injustice, c’est la loi sociale, c’est la loi internationale, c’est la loi terrestre : voilà ce que les hommes voient. Or toute pensée religieuse étant la confession de la loi, et tout acte religieux l’exécution volontaire et désintéressée de la loi, sans autre motif que de la satisfaire, que voulez-vous qu’ils pensassent, sinon que l’injustice absolue était un acte religieux? Et qu’ils l’aient pensé et qu’ils aient agi en conséquence, c’est à la fois le signe éclatant qu’ils voyaient le monde ainsi organisé, et une preuve qu’il est organisé ainsi, puisque la même loi se retrouve dans la nature, dans les sociétés, dans la société, dans les religions, et comme dans la conscience des peuples.

Autre aspect de la même question, ou raffinement, si l’on veut, de la même idée : qu’un innocent soit sacrifié pour que la loi du meurtre ne risque point de languir parmi les hommes, cela est dans l’ordre, puisque c’est injuste; mais cet innocent n’est innocent qu’en ceci qu’on ne sait pas s’il est coupable ; c’est n’importe qui; l’injustice est réalisée, parce que ce n’est pas quelqu’un qui a mérité formellement la mort qui la subit ; mais elle le serait d’une façon bien plus éclatante, si c’était un innocent, choisi comme tel et parce qu’innocent, qui fût frappé, et s’il l’était en lieu et place d’un coupable et pour expier la faute de ce coupable. Les hommes n’ont pas manqué de voir cette conséquence dernière du principe et d’y adhérer. C’est une idée moins répandue, à vrai dire, parce qu’elle est plus délicate; mais on en trouve partout de sensibles traces. La réversibilité des fautes et des mérites est une conception qui a paru naturelle à l’humanité. On a vu l’innocent châtié, le criminel impuni, et l’on n’a point considéré ces deux faits comme indépendans l’un de l’autre, mais comme connexes; on n’a point dit : le criminel triomphe, le bon succombe ; mais : le bon succombe pour le criminel qui réussit. La loi est expiation, mais non pas nécessairement expiation par le coupable. Nous expions pour nous-mêmes, ou pour d’autres. C’est une parole bien frappante que celle de David : « O Dieu, purifiez-moi de celles de mes prévarications que j’ignore, et pardonnez-moi celles d’autrui ! » Pensée absurde, dira-t-on. Pensée qui est simplement le sentiment de la solidarité humaine. Les idées d’unité et de continuité sont tellement sorties des cervelles humaines que les hommes de nos jours ne peuvent comprendre que les fautes personnelles, et ne sauraient admettre que l’humanité soit solidairement responsable, et frappée ici ou là pour les crimes commis, ici ou ailleurs, par ce qui s’appelle homme. Cette conception n’a pourtant rien d’étrange; on la retrouve partout. Elle n’est ni plus ni moins singulière, par exemple, que l’idée de noblesse héréditaire. Il n’est homme, si démocrate qu’il prétende être, qui ne soit fier d’appartenir à une famille d’honnêtes gens; il n’est personne qui ne tienne compte à un homme d’être d’une bonne famille. Qu’est-ce là autre chose que le préjugé de la noblesse, et sur quoi est fondé ce préjugé, si ce n’est sur une idée vague de la réversibilité des mérites? Et la contre-partie de cette opinion universelle, la réversibilité des fautes, serait considérée comme plus fausse? « Vous êtes fier de ce que votre aïeul a été tué en Égypte auprès de saint Louis ; confessez que, si votre ancêtre avait livré saint Louis aux Sarrasins, cette infamie, par la même raison, vous serait commune. » Et c’est parfaitement ainsi que tout le monde raisonne ; « il n’y a sur le déshonneur héréditaire d’autre incrédule que celui qui en souffre. » La réversibilité est donc une de ces injustices acceptées par l’humanité comme naturelles: c’est la plus forte peut-être, mais elle est reconnue comme très légitime, ainsi que toutes les autres; c’est une des formes de l’injustice universelle. Toutes ces considérations reviennent à constater la présence du mal sur la terre. Eh ! certainement, le mal existe. Il n’y a même guère autre chose. Cela est fort naturel ; c’est la loi d’injustice en sa plus vaste extension. Le mal, c’est l’injustice de Dieu. Nous verrons plus tard, nous chrétiens, ce qu’il faut penser, au fond, de cette injustice. Mais si nous regardons en philosophes le monde et l’histoire du monde, nous verrons bien que jamais les hommes n’ont compris la divinité autrement que comme injuste. La preuve, c’est qu’ils l’ont priée. Prier, c’est demander une faveur, c’est solliciter auprès du juge. Qui s’avise d’adresser une prière à la loi? C’est qu’on la sait inflexible. On prie le juge : c’est le supposer prévaricateur; c’est être sûr qu’il l’est, et le lui dire. Or tous les hommes ont fait des vœux ; tous ont fait monter vers le ciel cette confiance en une iniquité favorable qu’on appelle la prière. Et il en sera toujours ainsi. Il n’y a pas de conviction plus forte dans l’humanité, ni plus fondée sur le spectacle des choses, que la foi en puissances supérieures qui ont voulu le mal, et il faudrait dire plus que le mal, à savoir le mal mêlé à leur gré de bien, c’est-à-dire un plus grand désordre que le mal absolu, un mal capricieux et arbitraire, un mal qu’on peut changer en bien et qu’on redresse en effet, parfois, pour montrer qu’on pourrait le corriger si on voulait ; une injustice ingénieuse et qui s’amuse; plus que le mal, l’esprit de malice. — Il n’y a rien de plus répugnant à l’intelligence, au jugement, au cœur, que toutes ces idées, que cette dernière surtout, qui les résume toutes. C’est le scandale de la raison. — Mais, sans aucun doute ; et cela tient à ce qu’il n’y a rien de vrai que ce qui scandalise la raison; l’irrationnel est le signe même de la vérité. C’est une dernière considération que de Maistre doit à ses lecteurs, et qu’il leur prodigue. La raison a un critérium qui est l’évidence. Si vous voulez être à peu près sûr de vous tromper et de recevoir de l’expérience de cruels démentis, c’est à l’évidence qu’il faut vous en rapporter. Il arrive presque toujours que « la théorie en apparence la plus évidente se trouve en contradiction avec l’expérience. » C’est l’évidence qui nous enseigne que l’homme est bon, que l’homme est « né libre, » que l’égalité est l’état naturel des hommes, que l’histoire de l’humanité est un progrès continu de l’état sauvage à la civilisation. Tout l’optimisme, tout le libéralisme, toute la philosophie et toute la philosophie politique du XVIIIe siècle sont l’évidence même. C’est pour cela qu’elles sont si merveilleusement superficielles. Elles satisfont la raison ; l’expérience, la réalité, le tangible, les yeux ouverts les démentent à chaque mot. Rousseau, quand il dit : « l’homme est né libre et partout il est dans les fers, » ne s’aperçoit pas, non-seulement qu’il dit une sottise, mais qu’il proclame que c’en est une en la disant. Car si c’est une vérité universelle d’expérience que « partout l’homme est dans les fers, » il est probable que c’est que telle est sa condition naturelle. Dire : les moulons sont nés carnivores, et partout ils mangent de l’herbe, serait aussi juste. Mais non, l’homme est né libre, voilà l’évidence rationnelle, voilà l’axiome. Rien ne vaut contre. L’homme est partout dans les fers ; cela, ce n’est que la réalité ; c’est la réalité qu’il faut changer. — De même en toutes choses. « Il n’y a rien de plus extravagant, en théorie, que la monarchie héréditaire. Si l’on n’avait jamais ouï parler de gouvernement et qu’il fallût en choisir un, on prendrait pour un fou celui qui délibérerait entre la monarchie héréditaire et l’élective. Cependant nous savons par l’expérience que la première est, à tout prendre, ce qu’on peut imaginer de mieux, et la seconde de plus mauvais.» — Il en est ainsi de la souveraineté du peuple, de la constitution délibérée et écrite. On vous prend pour un impertinent quand vous prétendez qu’un état régulier ne se fonde point sur une constitution ; en attendant, « le peuple le mieux constitué est celui qui a le moins écrit de lois constitutionnelles. » — Est-il quelque chose de plus monstrueux que la vénalité des offices de magistrature? La raison en frémit. Laissons-la frémir et remarquons que, dans la pratique, il n’y a de magistrat indépendant que celui qui est propriétaire de sa charge, et que le seul moyen d’en être propriétaire est de l’avoir achetée. — Il semble que la raison soit un jeu noble de l’esprit qui le satisfait et l’amuse tant qu’il n’a rien à faire, et qui le trompe absolument dès qu’il veut agir. A s’y laisser conduire quand il est aux prises avec le réel, il méconnaît la nature même de la matière sur laquelle il travaille ; car la réalité n’est pas rationnelle et se moque de l’ouvrier maladroit. Le monde n’est pas raisonnable ; il est un système de profondes, solides et vigoureuses absurdités. — Si Joseph de Maistre est si paradoxal, c’est qu’il voit l’univers entier comme un paradoxe.

L’objection est donc nulle pour lui qui consiste à lui dire que son système politique est injuste, car il n’y a guère dans le monde que de l’injustice; qu’il est irrationnel, car la raison n’est pas marque de vérité. Et maintenant, semble-t-il ajouter, quel fondement je donne à cette autorité royale qui est toute ma politique, et quelle responsabilité je lui impose comme limite, je le dirai en expliquant que je suis chrétien et comment je le suis.


IV.

Le christianisme de Joseph de Maistre semble en effet n’être qu’une explication de sa politique et une justification de sa philosophie, qui elle-même n’est qu’un grand détour par lequel le théoricien politique est revenu à son point de départ. Son christianisme complète sa philosophie en la confirmant d’abord, ensuite en en dévoilant le mystère et en en développant le secret. Il soutient sa politique et il l’achève, en lui donnant un fondement et une sanction. Et de tout le christianisme il semble que de Maistre n’ait voulu voir que ce qui était une preuve de sa philosophie et un complément de sa politique, et qu’au-delà il n’ait rien vu.

Le christianisme, pour de Maistre, confirme et consomme le système de philosophie pessimiste que nous venons d’exposer d’après lui, en ce qu’il est ce système lui-même, avec une dernière conclusion qui l’éclairé et en même temps le purifie. Il ne faut pas croire, en effet, que le christianisme soit une vue nouvelle et particulière sur l’homme et sur le monde, inconnue avant l’avènement de la foi chrétienne. Il est la pensée même de l’humanité, de toute l’humanité depuis qu’elle existe. L’humanité était chrétienne avant le Christ ; elle l’était mal, et sans le savoir, mais elle l’était. « Les vérités théologiques sont des vérités générales. » Et il le faut bien ; car, sans cela, il n’y aurait ni unité, ni continuité dans le monde, et, à un monde ainsi fait, de Maistre ne comprendrait rien. Tout ce que le christianisme enseigne, les hommes le croyaient, sans l’entendre, sans s’en rendre compte, avec étonnement, inquiétude et terreur ; tout ce que les hommes croyaient, le christianisme l’enseigne avec une explication suprême qui dissipe les effrois avec les ombres. Le paganisme était un christianisme enfantin ; le christianisme est un paganisme « nettoyé » et éclairé, « délivré du mal » et pourvu d’un flambeau. Les hommes, avant Jésus-Christ, ont toujours cru que l’injustice était la loi de l’univers : c’était si vrai, que le christianisme est tout fondé sur une injustice abominable, sur la défaite, l’immolation et le martyre du Juste ; les hommes avant Jésus-Christ avaient toujours cru à la loi du sang : ils avaient si bien raison, que le christianisme fait éternellement couler sur tous ses autels le sang de l’éternelle victime ; les hommes avant Jésus-Christ ont cru à la réversibilité, au péché originel, dont la tragédie grecque est pleine (c’est vrai), au juste payant pour le coupable et rachetant les crimes du monde : ce mystère est le christianisme lui-même ; les hommes avant Jésus-Christ croyaient que le mal l’emportait ici-bas, était le maître du monde, et qu’ainsi le voulaient les dieux : le christianisme n’a pas une autre doctrine ; seulement il explique cette vérité. — Il dit : Oui, la terre est mauvaise, et ainsi Dieu le veut ; mais ce n’est pas qu’il soit injuste, c’est qu’il est offensé ; il l’a été à l’origine, et l’est encore, puisqu’il l’a été, la loi de réversibilité étant admise ; il est offensé, de là le mal ; il fait du mal la loi du monde comme châtiment et comme épreuve ; il punit par le mal, il rachète par le mal, qu’il souffre lui-même sur la croix, il éprouve par le mal, et enfin il délivre du mal ceux qui, pour eux-mêmes ou pour d’autres, ont expié. Et comme les païens priaient leurs dieux parce qu’ils étaient injustes, de même nous prions notre Dieu parce qu’il est injuste, avec cette différence que nous savons que c’est nous qui l’avons forcé de l’être, ce qui le justifie. Dieu est injuste dans le temps, il est juste dans l’éternité. Il nous plonge dans l’injustice du monde pour nous punir, et dans ce séjour du mal nous le prions, ainsi que les païens faisaient leurs dieux, comme un pouvoir arbitraire, parce que dans ce domaine de l’iniquité, voulue par lui, méritée par nous, il est pouvoir arbitraire en effet ; mais après cette épreuve, il nous attire en son éternité, où tout est justice. — Voilà la vérité éternelle, très nettement pressentie par les païens, débarrassée de ses voiles par la doctrine chrétienne ; et ainsi, tout ce que de Maistre pensait comme philosophe, il le pense encore dans le christianisme, mais ici avec sécurité et confiance. — Et comme il ne s’arrête pas facilement une fois qu’il est parti sur une idée, particulièrement quand elle est scabreuse, il voit successivement toutes les vérités chrétiennes dans le paganisme ; il voit tout le paganisme, chrétien d’avance, et sans le savoir, mais pleinement, merveilleusement (Éclaircissement sur les sacrifices) : « Quelle vérité ne se trouve pas dans le paganisme? Il est bien vrai qu’il y a plusieurs dieux et plusieurs seigneurs tant dans le ciel que sur la terre, et que nous devons aspirer à l’amitié et à la faveur de ces dieux. Mais il est vrai aussi qu’il n’y a qu’un seul Jupiter, le quoi que ce soit qui n’a rien au-dessus de lui... Il est bien vrai que Minerve est sortie du cerveau de Jupiter... Il est bien vrai que chaque homme a son génie conducteur et initiateur qui le guide à travers les mystères de la vie... Il est bien vrai qu’Hercule ne peut monter sur l’Olympe qu’après avoir consumé par le feu, sur le mont OEta, tout ce qu’il avait d’humain... Il est bien vrai que les héros qui ont bien mérité... ont droit d’être déclarés dieux par la puissance légitime ; la canonisation d’un souverain dans l’antiquité païenne et l’apothéose d’un héros du christianisme dans l’église... partent du même principe... Il est bien vrai que les dieux sont venus quelquefois s’asseoir à la table des hommes justes, et que d’autres fois ils sont venus sur la terre pour expier les crimes des hommes... » Et ainsi de suite pendant des pages; car si le jeu est imprudent, il est facile. Mais ce n’est pas un jeu pour de Maistre. Unité, continuité : le monde est une pensée unique, parce que c’est la pensée de Dieu, altérée, corrompue chez les gentils, qui ont le châtiment de posséder le christianisme sans le savoir, mais qui le possèdent pourtant, qui ne peuvent pas ne point le posséder, « car l’erreur n’est que la vérité corrompue ; » et c’est la pensée de Dieu encore, mais achevée et lumineuse chez les chrétiens, qui possèdent le christianisme en sa pureté, et ne retombent dans le paganisme que par leurs erreurs. — Voilà la philosophie complète de de Maistre, un pessimisme qui s’arrête, se repose et se satisfait dans le christianisme ; une croyance au mal qui trouve dans la foi chrétienne sa confirmation, son explication, sa consolation ; une croyance à l’injustice qui se vérifie dans le christianisme et s’y transforme, qui trouve le christianisme d’accord avec elle ici-bas, et qui, avec le christianisme, relègue l’empire de la justice dans le monde de l’éternité ; un instinct, enfin, et un besoin impérieux d’unité dans le système des choses, instinct qui trouve dans le christianisme la résolution du paradoxe du monde, et qui tient ce même christianisme pour la pensée universelle et perpétuelle de l’humanité, en considérant le paganisme à la fois comme un biblisme de décadence et un christianisme anticipé. — Tout cela vient comme se grouper et se construire autour de l’idée politique, qui est l’idée centrale, pour la soutenir, la fortifier et lui faire honneur, pour montrer qu’elle se rattache à l’ensemble véritable des choses et que toute vérité y aboutit. Les Soirées de Saint-Pétersbourg et l’Éclaircissement sur les sacrifices sont une généralisation brillante et hardie à l’appui des Considérations sur la France.

Et le Pape et l’Église gallicane sont les livres qui complètent la pensée de de Maistre en définissant l’autorité royale, comme les Soirées de Saint-Pétersbourg la justifiaient. On demande à quoi tient l’autorité royale, ce qui la fonde et ce qui la sanctionne, de qui le roi tient son droit, à qui il est responsable. Le fondement du droit royal, c’est Dieu ; celui qui connaît du devoir royal, c’est Dieu. Dieu est « celui de qui relèvent tous les empires, » en ce qu’il les fonde et en ce qu’il les juge. Il les fonde, les trouvât-on injustes, et le fussent-ils, comme créateur de cette immense injustice qu’on appelle le monde, et qu’il a voulue en tant que châtiment et épreuve ; et libre à vous de les estimer une forme de l’iniquité ; il ne faut pas plus ni s’en étonner ni s’en défendre que de toute l’injustice générale qui vous entoure ; et la révolte est la même contre le roi ou contre l’ordre du monde ; — mais aussi il les juge comme créateur de la justice éternelle où il nous appelle, et où il nous convie à adhérer d’avance par nos actes pour être dignes un jour de vivre en elle. Et c’est là l’essence des obligations royales. On dit que leur pouvoir est absolu ; c’est leur devoir qui est absolu, puisqu’ils sont obligés, non devant l’opinion capricieuse ou une constitution fragile, mais devant l’absolu lui-même. On dit que leur puissance est illimitée ; c’est en raison de cet infini de leur pouvoir, qu’ils ont un infini d’obligations ; car devant la justice éternelle le devoir est en raison de la puissance, et si le peuple a peu de devoirs, «i les grands eu ont davantage, le roi absolu a comme un devoir inépuisable; aux mains de Dieu, plus il est libre, plus il est lié. Qu’ai-je besoin maintenant de constitution et de droit du peuple ? Le droit du peuple, c’est le devoir du roi envers Dieu. Ils n’ont pas si tort, les démocrates qui disent : « Voix du peuple, voix de Dieu. » Ils ont raison comme les païens; ils ont une vérité altérée et confuse, ou ils disent une vérité sans la comprendre; la voix du peuple n’est pas la voix divine; mais le droit du peuple, c’est le droit de Dieu.

Mais cette voix de Dieu dans le monde, que le roi doit écouter, et qui l’oblige, où la trouver? Ce n’est ni le peuple, ni la loi, ni la constitution qui la donnent. Où est l’oracle ? — Comment donc ! Est-ce que Dieu n’a pas parlé? Est-ce qu’il n’a pas déposé sa parole? Est-ce que les dépositaires de sa pensée ne sont pas là? Le roi est responsable envers la vérité, et l’église a le dépôt de la vérité. — Voilà donc le roi esclave de l’église! — Qui vous dit cela? Les rois de France étaient-ils esclaves du parlement, parce que le parlement avait le dépôt des lois? Ils étaient soumis moralement à la vérité constitutionnelle, dont le parlement avait la garde. Ils doivent être soumis moralement à la vérité divine, dont l’église a le secret. L’église est le grand miroir humain de la lumière divine ; c’est dans ce miroir que les rois doivent incessamment la regarder. L’église éclaire les rois sur leurs devoirs ; elle définit leur fonction ; elle écrit les maximes de la royauté. Elle sert à cela dans l’ordre humain. Elle sert encore à autre chose. L’humanité s’est partagée en groupes, en sociétés diverses, non pas tant pour obéir à certaines affinités que pour se conformer à cette obscure et inévitable loi d’injustice, qui est une des formes du mal sur la terre, et pour que la guerre fût, et pour que le sang coulât. Cela, c’est l’ordre humain. Mais l’église, représentant l’ordre divin, réalise, autant qu’elle le peut (étant engagée elle-même dans l’humanité), l’unité terrestre. Comme de Maistre le dit cent fois : « le catholicisme, c’est l’unité. » Il faut que l’Anglais voie dans le Français un animal d’une autre espèce qu’il ne songe qu’à tuer, pour que la loi du meurtre, s’étendant depuis le dernier zoophyte jus- qu’à l’animal supérieur, ne s’arrête pas à l’homme ; mais il faut aussi qu’à certains momens d’une manière claire, et toujours d’une manière confuse, le Français voie en l’Anglais un frère. Comme homme, il ne l’est pas ; il est un animal hostile ; tel est l’ordre humain ; il faut qu’il le soit comme participant à Dieu, comme communiant dans la pensée divine, pour qu’il y ait au moins une image de l’ordre divin réalisée sur la terre. C’est l’église qui offre cette communion au monde. Ce rêve d’unité, qui est la pensée comme intermittente de tous les hommes, dont ils s’éloignent sans cesse et où ils reviennent toujours, parce que leur double nature fait qu’elle est un souhait éternel, éternellement irréalisable, l’église le fait vivre, le soutient, l’empêche de languir, en sauve la continuité dans l’espèce humaine. — Et c’est pour cela qu’elle est constituée monarchiquement. Nous savons assez que d’une délibération ne peut sortir une pensée, mais un expédient ; qu’une assemblée, quand elle n’est pas une simple confusion d’idées, n’est qu’une addition de velléités à peu près semblables, soustraction faite de beaucoup d’autres. Il n’y a pas là même l’image de l’unité. C’est pour cela que, comme l’état c’est le roi, seulement éclairé par les grands, l’église c’est le pape, seulement éclairé par les évêques ; et que, comme l’autorité royale, puissance matérielle, est l’absolutisme, l’autorité du pape, puissance spirituelle, ne peut pas être autre chose que l’infaillibilité. — Et maintenant tout se tient. Le monde soumis au mal, livré à l’injustice en punition de ses fautes, trouve une première organisation conforme à sa nature dans les sociétés, qui sont des machines d’injustice les unes contre les autres, mais réalisent au moins une image de la justice, c’est-à-dire l’ordre dans leur propre sein, à la condition qu’elles soient des organismes vivans, non des amas de feuilles mortes, à la condition qu’elles reçoivent la vie de leur centre, et une vie perpétuelle, sans arrêts, indéfiniment épanchée, à la condition qu’elles soient des unités continues, c’est-à-dire des monarchies héréditaires; — il trouve une seconde organisation, supérieure, dans un pouvoir spirituel, magistrature unique et universelle qui inspire et guide les magistratures locales, qui empêche que la loi supérieure de justice ne s’efface et ne s’abolisse dans le monde, qui maintient et qui représente l’unité continue du genre humain.


V.

Un tel système est hardi, vigoureux, résistant. Il est même profond, à preuve qu’il n’est pas autre chose, on l’a vu dix fois au cours de notre analyse, que du Pascal à outrance. Il captive, il contraint, il maîtrise. Il est emporté, hautain et entraînant. Il séduit insolemment, pour ainsi dire, les facultés logiques de notre esprit. Il ne persuade pas du tout. Il a quelque chose de provocant, qui fait que quand on est près de donner raison à de Maistre, on souhaite passionnément qu’il ait tort; il semble une gageure et un défi. Cela tient, ce me semble, à un trait singulier de la complexion de Joseph de Maistre. J’ai comme un soupçon qu’il avait un esprit en opposition avec son caractère, et que, le sentant obscurément, il s’attachait avec soin à ne rien mettre de son caractère dans son esprit.

Il était très bon, et il a fait un système méchant. Il était très bon, et cela se voit si peu dans ce qu’il a dit pour le public, qu’il faut que j’y insiste. Ses lettres intimes sont adorables ; cet homme qu’on ne voudrait pas avoir pour législateur, on voudrait l’avoir pour père. Fin d’une lettre à sa bru : « … Adieu, mes chers et bons enfans, que je ne sais plus séparer ; je vous serre avec mes vieux bras sur mon jeune cœur. » Lettre à sa fille : « Le plus grand ridicule pour une femme, ma chère enfant, c’est d’être un homme… Garde-toi bien d’envisager les ouvrages de ton sexe du côté de l’utilité matérielle, qui n’est rien. Ils servent à prouver que tu es femme et que tu tiens pour telle. Il y a dans ce genre d’occupation une coquetterie très fine et très innocente. En te voyant coudre avec ferveur, on dira : Croiriez-vous que cette jeune demoiselle lit Klopstock ! et lorsqu’on te verra lire Klopstock, on dira : Croiriez-vous que cette demoiselle coud à merveille ! Partant, ma fille, prie ta mère, qui est si généreuse, de t’acheter une jolie quenouille ; mouille délicatement le bout de ton doigt, et puis, vrrr ! et tu me diras comment les choses tournent. » Lettre à une amie : « … La jeunesse disparaissant dans sa fleur a quelque chose de particulièrement terrible. On dirait que c’est une injustice. Ah ! le vilain monde ! J’ai toujours dit qu’il ne pourrait aller si nous avions le sens commun. Si nous réfléchissions qu’une vie commune de vingt-cinq ans nous a été donnée pour partager entre nous, et que si vous atteignez vingt-six ans, c’est une preuve qu’un autre est mort à vingt-quatre, en vérité chacun se coucherait et daignerait à peine s’habiller. C’est notre folie qui fait tout marcher. L’un se marie, l’autre bâtit sans penser le moins du monde qu’il ne verra point ses enfans et qu’il ne logera jamais chez lui. N’importe, tout marche, et c’est assez. » Voilà le pessimisme intime de de Maistre, celui dont il ne fait pas une théorie ; il est plein d’une immense pitié pour les hommes : « Ah ! le vilain monde ! » c’est le cri d’un cœur qui souffre.

De sa bonté, de sa bonne grâce, de son amabilité même, qui est charmante, de Maistre n’a rien mis dans ses théories. Son intelligence était faite autrement que son cœur, et il n’a rien fait passer de son cœur dans son intelligence. Est-ce pudeur, délicatesse, fierté de patricien, très distinguée, certes, mais ici poussée un peu loin ? Est-ce désir et parti-pris, louable du reste en son principe, de ressembler le moins possible à Rousseau ? Je ne sais ; mais Mme de Staël versait tous ses sentimens dans ses idées ; de Maistre, qui disait d’elle que c’était la tête la plus pervertie et le cœur le meilleur du monde, n’a rien laissé entrer de son cœur dans sa tête, crainte sans doute de la pervertir. Ce n’est pas une mauvaise précaution, sans doute ; mais poussé à l’excès, devenu un système, cela donne un singulier tour à l’esprit. L’habitude de se défier du sentiment mène à se moquer du sens commun, qui est précisément un humble mélange de sentiment et de raison ; elle accoutume l’esprit à prendre plaisir à heurter l’opinion commune; elle lui donne une habitude de taquinerie. De Maistre est éminemment taquin. Dans toute question il cherche la vérité, sans doute, mais aussi le moyen de la prouver qui contrariera le plus son lecteur, qui sera le plus capable de heurter son bon sens et même d’irriter son cœur. Ses pages sur le bourreau, sur les sacrifices, ne sont faites (et qu’elles sont bien faites, soigneusement, avec amour!) que pour nous exaspérer. Je dis ses pages, non ses idées ; ses idées sont pour le système, mais la description minutieuse et complaisante de la roue, des coins, du chevalet, des os qui craquent, et celle du taurobole, des ruisseaux de sang qui coulent, où il rivalise avec ce sauvage de Prudence, sont destinées à nous jeter hors des gonds. — A quoi bon? A nous intimider. De Maistre n’est pas fâché de nous faire sentir qu’avec tout son fond sérieux, il se moque un peu de nous, méprise un peu notre simplicité. Il y a un grain de mystificateur sinistre dans Joseph de Maistre. Très souvent, en lisant les Soirées, on croit relire Candide. Cela ne va pas sans nous imposer quelque peu. Les esprits de ce genre, Montaigne par certains côtés, Pascal plus souvent qu’on ne croit. Voltaire quelquefois, ont cela de terrible que, même après leur mort, on n’ose pas discuter avec eux; on sent qu’ils vont nous rire au nez. Seulement cela leur ôte l’ascendant sur la partie la plus intime de nous-mêmes, et fait qu’ils ne nous entraînent point, justement parce qu’ils nous intimident.

De l’humeur taquine est née chez lui une véritable passion de paradoxe, que tout le monde a remarquée comme un tour de son esprit, mais qui est surtout un penchant de son caractère. Il aime étonner et il aime irriter : le paradoxe est merveilleux pour cela. De Maistre appelle quelque part l’exagération le mensonge des honnêtes gens ; le paradoxe est la méchanceté des hommes bons qui ont trop d’esprit. Il consiste à montrer aux adversaires qu’ils ne voient pas la vérité, et aux amis qu’ils la défendent mal. Il exaspère ceux qu’on attaque, déconcerte ceux qu’on défend, inquiète et étonne tout le monde. La vanité d’auteur y trouve une grande satisfaction; c’est pour cela qu’il faut s’en défier. De Maistre s’y délecte. On pourrait presque avancer que c’est sa méthode tout entière. En présence d’une question, il arrive vite à trouver, et on peut le soupçonner de chercher, ce qui, au commun sentiment, s’en éloigne le plus, et c’est de cela qu’il fait sa démonstration et sa preuve. Les Soirées de Saint-Pétersbourg sont, le sous-titre le dit, un traité sur le gouvernement temporel de la Providence. Un homme tout uni, ou un homme de génie qui sait condescendre à l’humaine faiblesse, un Fénelon par exemple, commencerait bonnement par montrer l’action bienfaisante de Dieu sur le monde, puis arriverait aux objections tirées de l’existence du mal sur la terre, et chercherait à les résoudre. De Maistre commence par donner l’objection dans toute sa force, et par la caresser avec complaisance. Dieu est injuste ; il punit l’innocent pour le coupable. Eh ! l’innocent est-il si innocent ? Ne sommes-nous pas tous solidairement criminels ? Je vois le moment venir où il estimera le criminel moins coupable que l’innocent… Et puis, par un immense détour, il nous amènera à cette idée que le monde est une épreuve et la justice une réserve de Dieu. Mais jusque-là il nous aura étonnés, harcelés, secoués pour ainsi dire, menés par sauts et par bonds dans mille pays pleins de précipices. Tel le Socrate de Platon, promenant Gorgias par l’oreille à travers une série d’assertions extraordinaires, lui prouvant que l’éloquence n’est pas un art, et que c’est une routine, et qu’elle est toute pareille à la cuisine ou à la parfumerie, pour en arriver à cette conclusion, que la rhétorique doit être subordonnée à la morale, et aboutissant à une vérité de sens commun par une série éblouissante de paradoxes. C’est peut-être de la dialectique, c’est peut-être de la maieutique, mais c’est surtout de la sophistique. Le mot est gros, mais il vient aux lèvres à chaque instant, quoi qu’on fasse. De Maistre combat les sophistes de son temps comme Socrate ceux du sien, avec leurs armes. À ce jeu, on risque, comme on sait, d’être confondu avec eux. Sa méthode est un procédé de digressions par paralogismes et de conclusions par surprises : « Vous voyez bien qu’il faut en revenir… à n’être pas plus étonné de la réversibilité que de la noblesse, et que la noblesse est chose naturelle ? » Peut-être n’était-il pas nécessaire pour revenir là d’aller si loin.

C’est pour cela que ses livres, en apparence si l’on veut, sont si mal composés. Cette méthode exige que le but soit perpétuellement voilé pour qu’on s’en croie très loin quand on y touche, et que brusquement il apparaisse. De là cette forme de considérations ou causerie, ou d’entretiens. Le dialogue surtout est très bien approprié à ce tour d’esprit. Il s’écarte, il revient, il serre la question, il la perd de vue, il fait dire des sottises à ceux qui en doivent dire, il en profite, il est plein de mouvemens tournans immenses et de volte-face rapides. C’est le genre de Maistre par excellence. Personne n’a été plus systématique, et personne n’a composé ses livres d’une manière plus discursive. Notez que sa malice encore y trouve son compte. Mettez sa doctrine en système suivi, il pourra très bien vous dire que vous ne l’avez pas compris. J’ai peur qu’il ne me le dise, si je le rencontre, ce que j’ose espérer qu’il me souhaite.

Ce goût du paradoxe n’est pas seulement fatigant, il est excessivement dangereux. On sait ce qui est arrivé à Pascal pour avoir eu d’abord le malheur de démontrer sa foi par tout un système d’agnosticisme qui semble parfois risquer d’emporter la foi elle-même, ensuite cet autre accident de n’avoir pas achevé son livre. On a pu le prendre quelquefois pour un sceptique, au moins par provision. De Maistre a achevé son œuvre ; elle est complète, mais il faut bien la lire tout entière. On peut en lire deux ou trois cents pages, et le prendre pour un athée ; on peut même le posséder en entier, et être un peu trop frappé de ce qui, dans son œuvre, conduirait à une conclusion athéistique, s’il était dit par un autre. Voilà ce qu’on gagne à prendre pour argument même en faveur d’une cause ce qui, aux yeux des bonnes gens, va contre elle. A renforcer votre argument préféré vous risquez de confirmer l’objection. C’est une manière de coquetterie dialectique ; mais on peut trouver que de Maistre en a trop mis. Vous prouvez Dieu uniquement par la présence du mal sur la terre ; c’est le fin du fin sans doute, et comme un logicien dilettante goûte ce tour ou ce détour-là ! Mais l’humanité commune n’est point si sublime, et certainement vous la troublez. Parce que, et non quoique, c’est une belle imagination ; mais croyez bien qu’au fond de tout chrétien, ou simplement de tout croyant en Dieu, il y a un petit manichéen, bien humble, bien doux, point grand philosophe et très éloigné de se croire hérétique, qui aime Dieu, non point comme justicier créateur du mal, mais comme être bon victime du mal, qui le croit souffrant, qui le croit opprimé par l’injustice, qui le chérit à ce titre, et qui ne dit pas beaucoup : « Délivrez-nous du mal, » mais plutôt : « Que votre règne arrive ! » Est-il très bon de décourager ce sentiment-là? — Oui, si c’est une erreur ! — Eh bien ! soit ! Je dis seulement que c’est courir un risque plus grand peut-être que le profit.

Sa manière de démontrer le christianisme blesse les mêmes délicatesses, éveille les mêmes craintes. Elle est dure, et elle est dangereuse. C’est une chose bien remarquable : à prendre certaines vues de détail, auxquelles il n’a nullement attaché le sort de sa démonstration, on ferait un système de doctrine chrétienne tout différent du sien, et très persuasif, très attirant. Quand il vous dit que le christianisme a réparé et comme créé la moralité humaine, parce que les mœurs dépendent de la femme, et que la femme date du christianisme, quel aperçu profond! Et quelle vérité ! Comme il est bien certain que, l’homme ayant la force et faisant la loi, la femme n’est qu’une chose, si elle n’a pas un droit personnel qui fait sa dignité, qu’elle tient pour supérieur à la force matérielle et à la force sociale, et auquel elle s’attache énergiquement : le droit de la femme, c’est sa religion ; une religion spiritualiste crée la femme comme personne morale. — De même, quand il nous dit : Le christianisme a détruit l’esclavage ; on ne détruit réellement que ce qu’on remplace ; il l’a détruit parce qu’il l’a remplacé. « Il faut purifier les volontés ou les enchaîner ; » leur donner un frein moral ou une entrave matérielle ; les gouvernans ont besoin d’une foule muette forcée d’obéir, ou d’une foule croyante à qui l’on persuade d’obéir. — Quelle explication, insuffisante peut-être, comme toutes les explications, mais pénétrante, du monde antique et du monde moderne, et des grandes différences qui sont entre eux !

Eh bien ! ces réflexions de moraliste sur la grande révolution morale et sociale qui s’appelle le christianisme, de Maistre les jette en courant, il les néglige, je vais presque dire qu’il les méprise ; car non-seulement il n’en fait pas un système général, mais il fait un système qui est presque le contraire de celui-là. Ce n’est pas sur les différences entre le christianisme et le paganisme qu’il s’appuie, c’est sur les ressemblances qu’on peut trouver de l’un à l’autre. Remarquer que le christianisme a apporté des choses nouvelles, bon pour un petit esprit ; prouver que « les vérités théologiques sont des vérités générales, » qu’il y a dans l’esprit humain unité et continuité, démontrer en conséquence, trop démontrer, que le paganisme ressemble trait pour trait au christianisme, voilà qui est d’un dialecticien supérieur. Il est possible ; mais voici venir quelqu’un qui prendra cette démonstration toute faite, et la fera aboutir à une autre conclusion, et, sur la foi de de Maistre, nous montrera le christianisme ressemblant trait pour trait au paganisme. Ce quelqu’un-là est déjà venu, du reste, et, depuis Fontenelle, il s’est trouvé plus d’un philosophe pour signaler ces ressemblances dans des intentions un peu différentes de celles de Joseph de Maistre.

Cela est si vrai, que de Maistre n’inquiète pas seulement les chrétiens, il les scandalise. M. Scherer, dans un bien excellent article, justement admiré de Sainte-Beuve, est stupéfait devant ce singulier christianisme où il n’y a pas trace d’amour, comme si le christianisme n’était pas tout entier aimez-vous les uns les autres. Mais je vais plus loin, et je reste étonné devant ce christianisme où je ne trouve pas le Christ lui-même. On peut affirmer que de Maistre n’a ni l’amour, ni le culte, n’a pas même l’idée de Jésus. Je cherche ce qu’il en pense, et ne trouve rien. Jésus pour lui est une « victime sanglante, » et rien de plus. Et, dès lors, je m’inquiète tout à fait, et je me dis : Est-ce que M. de Maistre ne serait pas au fond un païen ? Il en a l’air au moins. Son idée de la continuité le hante à ce point qu’il lui échappe des mots un peu forts, comme celui-ci, que « les superstitions sont les gardes avancées des religions ; » comme celui-ci, que « les évêques français sont les successeurs des druides ; » comme celui-ci, que « toute civilisation commence par les prêtres,.. par les miracles, vrais ou faux n’importe. » À le bien prendre, ou à le prendre mal, mais son tort est d’offrir mille points à le prendre ainsi, son christianisme n’est ni amour, ni bonté, ni déclaration du droit que l’homme a de penser en dehors de la pensée de l’état, ce qui est, ce me semble, la grande invention du christianisme et l’affranchissement qu’il a apporté ; son christianisme est terreur, obéissance passive et religion d’état. Cela n’est pas si loin des religions antiques, et l’on peut comprendre que le christianisme de de Maistre ne soit qu’un paganisme un peu « nettoyé. »

C’est qu’il y a au moins deux grandes manières de comprendre le christianisme : les uns y voient surtout un principe d’individualisme, l’homme enfin un peu indépendant de la cité politique, à titre de membre de la cité de Dieu, l’homme, une fois quitte de ce qu’il doit à César, ayant à lui, libre et sans servitudes, le domaine de sa pensée religieuse ; et rien n’est plus éloigné de la pensée de de Maistre, qui a tout individualisme en horreur et tout droit de l’homme en suspicion ; — Les autres y voient surtout un principe d’unité, une grande association humaine rattachant tous les peuples à un centre, et ramassant l’humanité, une Rome divine ; et de Maistre voit surtout cela, ne voit presque uniquement que cela. Païen, non, mais Romain jusqu’au fond de l’âme. Son patriciat gardien des « vérités conservatrices et de la religion, — auspida suat patrum, — » est une idée toute romaine ; cette papauté, magistrature des rois et des peuples, c’est un César spirituel. Figurez-vous un patricien romain du Ve siècle qui n’a rien compris à Jésus, mais que les circonstances ont fait chrétien, sans changer le fond de sa nature ni le tour de ses idées, qui apprend que l’empire est détruit, qu’il n’y a plus dans le monde que des souverainetés partielles et locales, qui, dans le trouble où le jette un tel désordre, s’écrie : « Il reste l’évêque de Rome pour représenter et pour refaire l’unité du monde ! » et aux yeux de qui le christianisme n’est pas autre chose ; vous ne serez pas très éloigné d’avoir une idée assez nette de la pensée de Joseph de Maistre ; et c’est son originalité infiniment curieuse d’avoir l’esprit ainsi fait au commencement du XIXe siècle. Il est quelque chose comme un prétorien du Vatican.

Voulez-vous une preuve : il n’aime pas les Grecs. Quand on lit ce chapitre égaré dans un livre de théologie (Pape IV, 7), on s’écrie : « Je m’y attendais. » Certes, il ne faut pas opposer les Grecs aux Romains comme l’individualisme à l’omnipotence de l’état ; les Grecs ont eu leurs religions d’état comme les autres ; ils n’ont point eu l’idée de la liberté individuelle et de la liberté de conscience ; l’individualisme est chose toute moderne ; mais enfin ils ont eu des tendances individualistes, ne fût-ce que parce qu’ils avaient des hommes de génie et de génie original. L’esprit est un terrible principe d’individualisme, parce qu’il constitue des personnalités ; la sottise a toujours quelque chose de collectif. Les Grecs aimaient à penser individuellement. C’en est assez pour que de Maistre les déteste. Il leur conteste leur génie militaire, leur génie philosophique, leur génie scientifique. Surtout il répète : Ce n’est pas là un peuple ; point d’unité, point de tradition. « La Grèce est née divisée » (ce qui, du reste, est admirablement juste et bien dit). Ils devaient rompre l’unité de l’église, comme ils avaient mis tout leur effort à empêcher l’unité de leur pays ; « ils furent hérétiques, c’est-à-dire divisionnaires dans la religion, comme ils l’avaient été dans la politique. » Gardez-vous de vous inspirer d’eux ; il est bon, dans l’instruction publique, de n’apprendre aux enfans que le latin. — On n’est pas plus « Romain » que cela ; de Maistre l’est jusqu’au fond de son être intellectuel.

C’est chose amusante, quand on a l’esprit taquin, d’être un anachronisme ; mais c’est chose périlleuse aussi. Le philosophe Saint-Martin disait : « Le monde et moi, nous ne sommes pas du même âge. » C’est tout à fait le cas de de Maistre. Dans la pratique, soyez sûr qu’il sait ce que c’est qu’une date. Quand il discute avec le futur Louis XVIII un projet de manifeste aux Français, il sait très bien dire : « Si l’on oubliait un moment que nous sommes en 1804, l’ouvrage serait manqué ; le livre le plus utile à consulter, avant de mettre la main à l’œuvre, c’est l’almanach. » Mais, en théorie, c’est son faible, et aussi sa faiblesse, de se tenir obstinément dans la sphère des idées abstraites, et de ne pas consulter l’almanach le moins du monde. Le sens historique est la chose qui lui a le plus manqué ; ou plutôt ce n’est pas que cela lui manque, mais il le repousse. Il a des vues historiques très pénétrantes dont il ne fait rien. Ainsi il remarque à plusieurs reprises que c’est la « science, » les hypothèses scientifiques du XVIIe et du XVIIIe siècle, qui ont ébranlé l’idée de Dieu, et, avec elles, tout l’ancien régime. Cette remarque-là, c’est à peu près toute l’histoire moderne. Mais dès qu’on l’a faite, c’est l’analyse complète de l’état d’esprit et de l’état de civilisation qu’une telle révolution intellectuelle a produits qu’il faut tenter, si l’on ne veut pas, « en 1804, » être un simple théoricien in abstracto, c’est-à-dire rien autre qu’un brillant causeur. De Maistre ne se soucie point de cette étude. Il dit simplement que l’avenir verra la conciliation de la religion et de la science. Eh ! montrez au moins dans quelles conditions cette conciliation peut et doit se faire. Je donnerais tout votre système pour avoir seulement une idée de la façon dont une antinomie dans laquelle je vis se pourra résoudre.

Son système politique lui-même, qui est presque complet, qui répond presque à tout, j’y vois cependant une grande omission, et comme je puis m’y attendre, c’est l’omission d’un lait. De Maistre traite de la démocratie, de l’aristocratie, de la royauté, de la théocratie, du libéralisme ; voilà qui est bien ; mais il ne me dit pas un mot du système parlementaire. Le système parlementaire est l’expédient, ou peut-être l’artifice, de la conception politique qui repose sur la souveraineté du peuple. Comme tel, c’est-à-dire comme n’étant pas une idée, de Maistre le néglige ; mais, comme fait, il est si considérable, il est tellement la forme universellement adoptée ou essayée d’aménagement politique chez les peuples modernes, que ce n’est pas trop d’exigence que demander la pensée de de Maistre sur cette affaire. Il ne l’a pas donnée ; cela l’eût gêné : les faits l’irritent ou l’ennuient.

La chose est bien sensible dans son livre sur l’église gallicane. Quand il a démontré qu’il faut être infaillibiliste ou hérétique, il croit avoir tout dit. En logique, c’est possible ; mais l’église gallicane, avant tout, est un état d’esprit ; c’est le sentiment que, tout en étant de l’église catholique, on est Français. Ce sentiment s’attache à certaines traditions et à certaines franchises ; mais ce n’est point là ce qui importe, c’est le sentiment qu’il faut étudier et discuter ; c’est la personnalité de l’église de France qu’il faut voir et sentir. Qu’il fût bon ou mauvais que cette personnalité existât, c’est là qu’est la question. Mais c’est une question historique, et de Maistre ne la traite point ; et quand il y touche, c’est, il me semble, pour se tromper un peu. L’église gallicane est pour lui le germe de la constitution civile du clergé. S’il en est ainsi, on peut dire que l’église gallicane s’est épanouie dans la constitution civile du clergé pour y mourir ; car ce qui est certain, c’est que c’est la constitution civile qui l’a tuée. Du moment que l’église française cessait d’être indépendante, elle devait devenir ultramontaine, et, ne pouvant plus s’appuyer sur elle-même, s’appuyer sur Rome. Il est bien joli, le passage d’une lettre à de Bonald, où, avec mille précautions oratoires, de Maistre laisse flotter sans y prendre garde une vague allusion à la jument de Roland : « … Tout ceci, monsieur, est dit sans préjudice des hautes prérogatives de l’église gallicane, que personne ne connaît et ne vénère plus que moi : reste à savoir si elle est morte et, dans ce cas (sur lequel je ne décide rien), si elle peut renaître. » Sans doute, elle était morte, mais victime de la révolution, et de Maistre ne semble pas s’en aviser, ce qui peut-être le divertirait de s’en réjouir.

C’est le sens des faits qui, souvent, lui manque ainsi. C’est pourquoi on a pu s’égayer de ses prédictions, qui, en effet, se sont trouvées presque toutes fausses. Il faut être historien pour prévoir quelquefois juste. Comme il raisonne dans l’abstrait, il fait des prophéties si générales qu’on peut très souvent les prendre au contre-pied de ses espérances. Son idée, si vraie, du reste, que toute révolte contre le catholicisme aboutit à le purifier, que, par exemple, la réformation a produit surtout une réforme salutaire dans l’église catholique, l’amène à prédire une magnifique rénovation religieuse au cours du XIXe siècle ; sur quoi M. Scherer ne manque pas de montrer de Maistre annonçant le triomphe du protestantisme : « … Comme beaucoup de prophètes, de Maistre a obéi à des pressentimens dont il ignorait le véritable sens, et il a exprimé, sous une forme empruntée à ses préjugés,.. une vérité qui dépassait son horizon. » Du Scherer d’alors, c’était de bonne foi ; du Scherer d’à présent, ce serait peut-être de bonne guerre. — De même sa conciliation à venir entre la religion et la science peut se prêter à des interprétations assez diverses : j’y peux voir les ouvrages de Nicolas, j’y peux voir la Lettre à Berthelot. De même son « paganisme nettoyé, » devenu le christianisme, peut conduire à l’idée d’un christianisme épuré et subtilisé, dont le christianisme de de Maistre ne serait que le premier trait et l’ébauche, dogmes et mystères laissant tomber leurs enveloppes et leurs gaines, se dégageant et se développant en idées pures, et devenant une simple philosophie idéaliste, comme celle de M. Mathew Arnold… Encore une fois, il est dangereux par son abus des généralités et maladroit par sa hardiesse à s’y jeter. La puissance du penseur a fait souvent la faiblesse de l’apologiste. Cum potens tum infirmus.

Et tout cela revient à dire qu’il est infiniment intéressant. Au sortir du XVIIIe siècle, les amateurs d’idées, qui se plaisent à regarder le beau conflit des théories à travers le monde, cherchent un homme qui soit bien la négation complète du XVIIIe siècle. Chateaubriand chatouille cette fantaisie plutôt qu’il ne satisfait ce désir. Il harcèle le XVIIIe siècle plutôt qu’il ne le combat. De Maistre est au centre même de la doctrine la plus opposée à celle des philosophes. Individualisme, liberté de pensée, liberté de conscience, idée de progrès purement humain, souveraineté partagée, la pensée elle-même, la pensée reine du monde, la déesse raison, tout cela trouve en lui un ennemi acharné, vigoureux, admirablement armé et redoutable. Il est la négation du XVIIIe siècle, même dans sa personne. Les « philosophes, » à l’ordinaire, étaient hommes de mœurs faciles, célibataires ou mauvais maris, aussi peu chefs de famille que possible ; de Maistre est l’époux, le père, l’homme du foyer domestique, en bon patricien qu’il est, le pater familias malgré la séparation, la distance, invinciblement. Il est charmant, mais avant tout il est une respectabilité, que tous reconnaissent et saluent : on n’a jamais traité M. de Maistre familièrement. De corps et d’âme, il est le contre-pied des hommes qu’il combat.

Et, cependant, il en est, de ce siècle qu’il déteste tant. Il en est par son manque de sens critique, par son aptitude admirable à ne voir qu’un côté des choses, ou, s’il en voit deux, ce qui lui arrive, à se ramener sans peine à n’en regarder qu’un. Il en est par son manque de sens historique, par sa légèreté à porter une vaste érudition sans que son idéologie en soit gênée, sans que les faits l’arrêtent, le retardent ou l’inquiètent dans k construction hardie et allègre de son système. Il en est par l’esprit de système lui-même, par le dogmatisme intempérant et précipité, par la promptitude indiscrète à avoir raison. A chaque instant, le mot de M. Scherer, « Voltaire retourné, » revient à l’esprit en le lisant. Il a dit lui-même : « L’insulte est le grand signe de l’erreur, » Comme je vais lui appliquer le mot, je me hâte de le corriger. L’insulte est le grand signe de la conviction. On ne peut pas imaginer à quel point le comte de Maistre est convaincu. — Il est du XVIIIe siècle encore par le manque de sens artistique. Il appartient bien au temps qui n’a pas aimé les Grecs. Cet artiste de Chateaubriand s’est avisé d’une invention un peu scandaleuse, qui était de faire adorer le christianisme pour sa beauté, comme si c’était un paganisme. Je ne le défends point ; je remarque seulement combien il était en cela du temps qui devait le suivre, à ce point qu’on a pu croire qu’il l’avait fait naître. Le XIXe siècle prend le chemin d’être plus chrétien que déiste; il désapprend d’adorer Dieu, et il est en train d’adorer les religions, sur ce qu’elles sont ce que le monde a connu de plus beau. — De Maistre est du XVIIIe siècle, enfin, par son manque de véritable esprit religieux, et si j’ai insisté sur ce point, et si je m’y appesantis, c’est qu’on a voulu voir en lui je ne sais quel précurseur du mouvement saint-simonien, ce qui me paraît, sauf plus grand examen, une étrange erreur. Rien ne montre mieux que ses livres la différence qu’il y a d’une religion à une théologie. Avec son ferme propos de ne rien mettre de ses sentimens dans ses idées, il a écrit des livres qui ne parlent qu’à la raison et à la logique; et au lieu d’une introduction à la vie religieuse, il a composé un manuel de théocratie. C’est l’esprit du XVIIIe siècle contre les idées du XVIIIe siècle : les dialecticiens révolutionnaires ont rédigé les droits de l’homme, et de Maistre la déclaration des droits de Dieu, sans compter que, lui aussi, il aboutit bien un peu à la terreur.

Et, malgré tout, il a cela pour lui qu’il fait infiniment penser. On le quitte avec une profonde estime pour son caractère, une vive sympathie pour les qualités de son cœur, et le souvenir d’une des plus belles joutes de dialectique dont on ait jamais eu le spectacle.


EMILE FAGUET.