Joseph II et son temps

Joseph II et son temps
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 720-745).

JOSEPH II.




KAISER JOSEPH II UND SEINE ZEIT,
Von Dr Carl Ramshorn. – Leipzig, 1845.




De tous, les princes qui, au XVIIIe siècle, se déclarèrent les protecteurs plus ou moins sincères des doctrines philosophiques propagées par l’école française Joseph II fut, à proprement parler, le seul qui tenta d’en faire l’application sérieuse au gouvernement et à l’administration de ses états. Déjà, dans cette Revue, le travail historique de M. Paganel[1] avait fourni l’occasion d’esquisser rapidement la figure de l’empereur philosophe, novateur et presque révolutionnaire, si diversement jugé par ses contemporains. Aujourd’hui des documens nouveaux publiés en Allemagne et en particulier l’important ouvrage de M. Ramshorn : Joseph II et son temps, permettent d’entrer plus avant dans le détail des réformes entreprises par le fils de Marie-Thérèse et dans les évènemens de sa vie si courte et si agitée.

Le nom de Joseph II est très populaire en Allemagne, et M. Ramshorn a fidèlement reproduit, une opinion universellement reçue au-delà du Rhin en écrivant les lignes suivantes : « Nos avons cherché dans cet ouvrage à retracer l’image d’un homme qui, placé au plus haut rang de la société, éveilla chez le peuple allemand la première idée d’une nationalité allemande, et qui par cela même doit servir aujourd’hui de mentor dans la réalisation de cette idée. » Cette appréciation n’est pas d’une justesse absolue, car Joseph II, en sa qualité de chef du saint-empire, n’a pris l’initiative d’aucune mesure politique importante ; ses réformes s’appliquaient à l’Autriche seule. Ce n’est pas l’unité germanique, mais seulement l’unité de ses états, l’unité autrichienne qu’il cherchait à fonder. Pour constituer cette unité, il s’appuya sur l’élément germanique, et voulut que la race allemande absorbât progressivement dans son sein, toutes les autres races, Slaves, Italiens, Bohêmes, éparses dans ses vastes états. Une langue commune est un puissant instrument de nationalité : l’idiome allemand dut devenir la langue nationale de l’Autriche, et l’empereur en rendit l’usage obligatoire dans les écoles et dans tous les services publics. Dans ces mesures, la jeune Allemagne a vu un premier pas vers cette unité qu’elle rêve ; c’est là ce qui explique la vénération enthousiaste dont elle entoure aujourd’hui la mémoire de Joseph II. En France, le nom de Joseph a des reflets moins éclatans ; on ne voit guère en lui qu’un adepte aveugle et fantasque de la philosophie à la mode, amoureux des nouveautés, et jouant sur son trône le rôle de sage, comme Louis XIV jouait celui de héros, et cependant ce novateur couronné a abordé le plupart des problèmes que nous agitons encore à cette heure ; il a remué les principes qui servent de basé à nos institutions. « Ce qui ne peut échapper à l’esprit du lecteur, écrivait un contemporain, le marquis de Caraccioli, c’est de voir presque tous les plans de l’assemblée nationale par l’empereur : abolition du droit d’aînesse, des dîmes, des chasses impériales, curés salariés (selon son expression), juifs et protestans déclarés citoyens, tolérance civile accordée, tout sujet devenu capable de parvenir aux premiers emplois, places données au concours, projet de mettre toutes les provinces en départemens ; rien de plus ressemblant. » Dans cette rénovation, dont nous revendiquons à bon droit l’initiative et la gloire, pourquoi ne rendrait-on pas au fils de Marie-Thérèse la part qui lui est due ? Joseph II fut méconnu de ses contemporains, et il devait l’être, car il eut le tort d’arriver avant l’heure où s’accomplissent d’elles-mêmes les grandes transformations sociales, et le tort plus grand encore de ne pas réussir dans sa gigantesque entreprise. Aux yeux des hommes, celui qui échoue passe pour malhabile, et l’on cherche toujours une faute derrière un malheur ; mais les préjugés s’éteignent, les haines s’apaisent, et, si l’on voit depuis quelques années se manifester chez nos voisins un retour impartial vers cette mémoire long-temps calomniée, celle-ci a droit de notre part à une étude désintéressée et à une égale justice, car l’œuvre de Joseph II, tout incomplète qu’elle s’offre à nous dans ses résultats, relève directement des principes immortels que nos assemblées nationales posaient à la même époque ; la condamner d’une manière absolue et sans appel serait renier l’origine de notre propre force et de notre grandeur.

Joseph naquit à vienne, en 1741, à la veille de cette terrible bataille de Molwitz, qui ébranla la monarchie autrichienne et révéla à l’Europe la puissance nouvelle de la Prusse. Ses hautes destinées commencèrent dès le berceau ; ce frêle enfant devint la sauvegarde d’un grand empire chancelant. Sans armées, sans argent, sans alliés, seule contre l’Europe acharnée à sa perte, Marie-Thérèse, par une inspiration suprême, prit son fils dans ses bras, et le montra au peuple. A la vue de cette femme qui portait au front la triple couronne de la royauté, de la beauté et du malheur, de cet enfant dont les cheveux blonds flottaient en auréole, et dont les yeux rayonnaient de cet azur profond et souriant qu’on appelle encore en Allemagne le bleu de l’empereur Joseph, la nation frémissante se leva comme un seul homme, jetant au ciel ce cri devenu célèbre : Moriamur pro rege nostro Maria-Theresa ! L’Europe étonnée vit tout à coup sortir en armes, des plaines de la Hongrie, d’héroïques et sauvages peuplades Croates, Valaques, Pandours, dont on apprit en même temps le nom, et les victoires. L’Autriche fut sauvée en sacrifiant la Silésie, et quand Charles VII, ce fantôme d’empereur, disparut dans la tombe, Marie-Thérèse put ressaisir et poser sur le front de son époux, François de Lorraine, la couronne que a maison de Habsbourg possédait depuis trois cents ans.

Joseph cependant grandissait au milieu de ces agitations, qui semblent avoir exercé sur lui une profonde influence. Il avait reçu du ciel une de ces ames la fois tendres et fières, un de ces esprits ardens et délicats, qui ont besoin de sympathie, de bienveillance, d’épanchement. Malheureusement son éducation fut mal faite : on a dit que Marie-Thérèse n’aimait pas son fils ; je croirais plutôt qu’elle ne le comprenait pas. Ces deux natures, en vivant côte à côte dans la plus étroite intimité, n’étaient pas cependant de la même famille, ni en quelque sorte du même siècle ; il y avait dans Joseph enfant une indépendance qui blessait l’esprit impérieux de sa mère, et une activité qui effarouchait l’esprit paresseux de son père. Le comte Bathiany, son gouverneur, essaya vainement de plier le jeune prince à cette obéissance passive que lui, vieux soldat, regardait comme la première des vertus. Joseph froissé se replia en lui-même ; il devint taciturne, opiniâtre, concentré dans ses rêveries. Ses professeurs, choisis parmi les savans les plus renommés d’Allemagne et d’Italie, semblaient avoir une tache facile à remplir, car Joseph avait une ardente passion de tout connaître : son esprit était prompt et subtil, son intelligence vaste et brillante ; mais on lui présenta la science sous son aspect le plus repoussant, tout hérissée de formules dogmatiques. Il apprit seulement plusieurs langues jusqu’à l’âge de treize ans, où le fameux Bartenstein, qui avait régné en maître à la cour de Charles VI et à celle de Marie-Thérèse, et qui venait d’être éclipsé par la faveur naissante de Kaunitz, fut chargé d’initier le jeune prince à tous les secrets de l’histoire et de la politique.

Bartenstein, rompu aux affaires, représentait à merveille la politique lente et formaliste de la cour d’Autriche ; cet homme était en quelque sorte un protocole incarné. Il rédigea pour son élève de savantes et diffuses compilations sur l’histoire politique de l’Allemagne, le droit des gens et le droit naturel. Ces traités, qui sont restés inédits, ne formaient pas moins de quinze volumes in-folio. Cependant Joseph II avait tant de curiosité dans l’esprit, qu’il se plongea avec avidité dans cette étude nouvelle, et, si l’on en croit les mémoires du temps, il puisa dans les instructions de Bartenstein cet esprit de résistance aux prétentions du saint-siège qui éclata plus tard dans tous ses actes. Le vieux ministre avait déposé dans ce livre les conseils de son expérience et les timides espérances de es rêves ; il avait écrit ce qu’il n’avait pas osé faire. L’impression produite sur l’esprit de Joseph fut profonde, et dès-lors il médita sans cesse sur les destinées de l’Autriche, songeant à lui donner un jour l’indépendance et l’unité qui lui manquaient. Quand ses études furent terminées et qu’il fut mis hors de page, le la solitude. Il recommença lui-même son éducation manquée, se laissant aller à toutes les aspirations de son ame, à tous les penchans de son esprit. Ses études favorites furent les sciences d’observation et les Commentaires de César devinrent sa lecture habituelle, le pain quotidien de son intelligence.

En 1756, la guerre recommença en Allemagne. Marie-Thérèse, qui ne s’était jamais consolée de la perte de la Silésie, ne recula pas devant une bassesse pour se venger de Frédéric. Une lettre où l’impératrice-reine, si grande par sa naissance et par ses vertus, traitait d’égale à égale avec Mme de Pompadour, l’appelant ma princesse et mon amie, détermina la résolution du cabinet de Versailles, et dans le boudoir de Babiole le plus galant des abbés et la plus frivole des courtisanes conclurent cette alliance monstrueuse de la France et de l’Autriche qui déchira l’œuvre nationale de François Ier d’Henri IV, de Richelieu et de Louis XIV, pour aboutir au désastre honteux de Rosbach et au traité de Paris, plus honteux encore.

Au bruit des armes, Joseph tressaillit dans sa solitude, et il demanda à grands cris la place qui lui était due au premier rang des armées autrichiennes ; mais son exaltation guerrière parut excessive à Marie-Thérèse. L’impératrice craignit, en favorisant ce penchant naturel, de donner à l’Autriche un de ces princes batailleurs qui hasardent sur un coup de dé la destinée des empires. Au lieu de modérer cette passion juvénile en lui donnant un légitime aliment, elle eut le tort de la comprimer violemment, et Joseph, mécontent, s’isola de plus en plus en lui-même, consumant dans l’étude cette ardeur qui n’avait pas d’emploi, méditant les problèmes les plus élevés de la politique et de la philosophie, et préparant ainsi l’œuvre qu’il devait plus tard entreprendre. Ces quelques années qu’il passa dans une sorte d’obscurité furent les plus heureuses de sa vie Joseph avait épousé à dix-neuf ans une femme digne de lui, et qu’il associait à tous ses rêves, à toutes ses espérances : « Je regrette, disait-il souvent, de ne pouvoir lui donner qu’un cœur. » Isabelle de Parme exerça une grande et salutaire influence sur le caractère du jeune archiduc : elle en adoucit les aspérités, elle en tempéra les violences ; mais elle mourut bientôt, et sa fille unique la suivit dans la tombe. Les nécessités de la politique obligèrent Joseph à épouser en secondes noces une princesse de Bavière qu’il n’aimait point, et qui mourut sans enfans Toute sa vie, il resta fidèle à la mémoire d’Isabelle qu’il appelait son bon ange.

La guerre de sept ans se termina en 1763 par la paix d’Hubertsbourg, qui conserva la Silésie à Frédéric. En vertu d’un article secret, l’archiduc Joseph fut élu sans opposition roi des Romains, et devint ainsi l’héritier légitime et nécessaire de l’empire. En 1765, François de Lorraine mourut subitement à Inspruck. François, empereur et régent d’Autriche, passa sa vie à thésauriser ; de compagnie avec quelques spéculateurs de bas étage, il entreprit les fournitures de l’armée prussienne en guerre avec Marie-Thérèse, et fut, suivant l’expression dédaigneuse de Frédéric, le banquier de la cour. On assure que sa passion des richesses l’avait entraîné à s’occuper d’alchimie ; il cherchait la pierre philosophale comme un savant du moyen-âge, et tentait, avec le miroir ardent, de tirer, des diamans d’un caillou. Joseph lui succéda en vertu de son titre de roi des Romains, et pour la première fois on vit un empereur d’Allemagne qui ne possédait pas en propre un pouce de terre. Marie-Thérèse lui donna le titre de co-régent qu’avait porté son père, mais sans lui laisser plus de puissance.

Joseph résolut alors d’employer ses loisirs à connaître l’Allemagne, l’Italie, et successivement tous les pays de l’Europe. En 1769, il visita l’Italie sous le nom de comte de Falkenstein, gardant le plus strict incognito, refusant tous les honneurs, et étudiant avec le même soin les monumens antiques et les institutions modernes. A Rome, il entra l’épée au côté dans le conclave, et, remarquant un prêtre vêtu d’une simple soutane noire, il lui demanda qui il était. « Un pauvre religieux qui porte l’habit de saint François, répondit celui qui s’appelait alors Ganganelli, et qui devait le lendemain s’appeler Clément XIV. Ainsi la Providence rapprocha un moment ces deux hommes qu’elle réservait aux mêmes destinées ! Peu de temps après cette rencontre fortuite, l’empereur eut une entrevue avec le grand Frédéric à Neiss, en Silésie. Depuis long-temps Joseph désirait connaître le héros dont la gloire honorait l’Allemagne, et qui venait de tenir en échec l’Europe entière par la fécondité et la souplesse de son génie. Frédéric parle de cette entrevue dans ses mémoires. « Le jeune prince, dit-il, affectait une franchise qui lui semblait naturelle, son caractère aimable marquait de la gaieté jointe à beaucoup de vivacité ; mais, avec le désir d’apprendre, il n’avait pas la patience de s’instruire. » Plus tard, quand Joseph II révéla toute l’étendue de ses desseins, le jugement de Frédéric se modifia, et l’on assure que le roi de Prusse avait fait placer dans tous les appartemens de son palais le portrait de l’empereur ; « car, disait-il, on doit toujours avoir l’œil sur un homme aussi actif. »

Une seconde entrevue des deux souverains à Nustadt, en Moravie, se rattache à l’un des plus grands évènemens de l’histoire contemporaine. Le démembrement de la Pologne y fut décidé dans des conférences secrètes de Frédéric et du prince de Kaunitz. L’initiative appartient tout entière au roi de Prusse, qui, par un calcul de profond politique, trouva ainsi le moyen de dédommager l’Autriche de la perte de la Silésie, de faire abandonner à la Russie les provinces danubiennes, et d’ajouter à ses états héréditaires des provinces riches et fertiles assurant à la Prusse ses approvisionnemens en blé, jusque-là incertains. Si le nom de Joseph II se trouva mêlé à cet acte odieux, il serait néanmoins injuste de lui en renvoyer la responsabilité. La première mesure importante du jeune empereur fut l’abolition de l’ordre des jésuites Malgre la violence de son aversion par cette société, il agit cependant envers elle avec une grande modération, par égard pour sa mère, dont la piété était plus fervente qu’éclairée. Frédéric, par une singulière affectation de tolérance, rassembla d’abord dans ses états les membres dispersés de l’ordre ; mais on fut bientôt obligé de les bannir, car leur seule présence agitait les populations et compromettait l’autorité royale dans les provinces catholiques nouvellement conquises.

En 1777, l’empereur voulût visiter la France, où l’attiraient de douces affections de famille et de vives sympathies pour l’école philosophique dont il avait adopté les doctrines avec tant d’ardeur. Joseph, suivant ses habitudes d’observation sérieux, voulut voir de près les hommes et les choses ; il dépouilla la dignité impériale, et, refusant les honneurs qu’on lui préparait à Versailles, il fit dresser son lit de camp dans un hôtel garni, et parcourut Paris en fiacre. Il admira les merveilles de notre civilisation, et chercha à se les approprier en les reproduisant à Vienne. L’abbé de L’Epée, qui poursuivait son œuvre sublime au milieu de l’indifférence publique, excita l’admiration de l’illustre voyageur, qui lui demanda d’envoyer à Vienne un de ses disciples pour y fonder l’école impériale des sourds et muets. Le comte de Falkenstein visita Buffon et Rousseau, et c’est un des plus grands spectacles de cette époque que cet hommage rendu par le chef de l’empire à la souveraineté de l’intelligence. Quand Joseph entra à l’improviste chez Rousseau, le philosophe écrivait de la musique ; et comme son hôte s’étonnait qu’il perdît son temps à une occupation indigne de lui : « J’ai voulu apprendre aux Français à penser, lui répondit Rousseau, et je n’ai pu y réussir ; maintenant je leur apprends à chanter, et ils chantent !… »

Le peuple de Paris rendit justice au mérite éminent de Joseph II : l’élévation de son esprit, son érudition, la simplicité de son costume et de ses manières, la pureté de ses mœurs, excitèrent au plus haut degré la surprise et l’admiration, car de semblables qualités n’étaient rien moins qu’habituelles aux souverains français ; mais on le reçut avec quelque froideur à Versailles, où il apparaissait comme une satire vivante des vices et des frivolités de la cour. Il se permit des conseils qui parurent trop sévères, et ses prévisions, trop bien justifiées, vinrent souvent troubler l’insouciance du souverain et de ses ministres et les prétentieuses bergeries de Trianon. L’empereur ne pouvait cacher sa surprise en apprenant que Louis, XVI, encore emprisonné dans les liens de la plus mesquine étiquette ; n’avait jamais songé à visiter les grandes villes de son royaume, pas même les monumens de sa capitale. Le roi avait bien autre chose à faire ! ne devait-il pas suivre l’emploi de la journée tracé par Louis XIV, et passer du lever à la chasse et du débotté au conseil ? Mme Campan nous a conservé quelques scènes d’intérieur assez piquantes, où l’aveuglement de Louis XVI contraste péniblement avec la sagesse de Joseph II. La reine elle-même fut mécontente de son frère, et on chuchota, derrière les paravens de laque des vieilles duchesses, bien des épigrammes inoffensives sur la bonhomie germanique de cet empereur d’hôtel garni.

Le comte de Falkenstein quitta Paris après un séjour de six semaines, et visita rapidement les provinces. Les mémoire du temps racontent les singulières rencontres qu’il dut à son rigoureux incognito ; mais, ce qui est plus digne de l’histoire, c’est le sentiment d’admiration et presque de jalousie qu’éprouva Joseph II à l’aspect de cette unité qui fait la gloire et la force de la France. En voyant à Brest une escadre prête à mettre à la voile : « Quel empire, s’écria-t-il, il a la terre et la mer ! » Joseph rentra à Vienne avec la résolution bien arrêtée d’établir dans ses états l’homogénéité qui leur manquait, et de constituer par la centralisation une nationalité jeune et puissante. Ainsi chacune de ses observations portait ses fruits, et ses voyages étaient des conquêtes, comme le disaient les madrigaux du temps.

A la fin de la même année 1777, l’électeur de Bavière Maximilien-Joseph, fils de l’empereur Charles VII, mourut sans enfans. En lui s’éteignait la branche aînée de la maison de Wittelsbach, et l’électeur palatin, représentant de la branche cadette, devait lui succéder, en vertu de la bulle d’or et du traité de Westphalie ; mais l’Autriche convoitait depuis long-temps la Bavière, et, dans cette prévision, l’empereur Joseph II avait épousé Marie-Josèphe, sœur du dernier électeur, qui lui apportait en dot ses droits sur les propriétés allodiales. Cependant Marie-Josèphe étant morte sans enfans, comme son frère, l’empereur ne renonça pas à ses desseins. Il s’était assuré à Versailles de la neutralité de la France, et, au moment où l’électeur fermait les yeux, une armée autrichienne occupait ses états, tandis qu’un habile manifeste, rédigé par Kaunitz, réclamait ce riche héritage à titre de reversion à la couronne de Bohême, à l’archiduché d’Autriche ou à l’empire. L’électeur palatin, qui n’avait pas d’héritier direct et auquel on promit un magnifique établissement pour ses bâtards, consentit à partager son héritage avec l’Autriche, au détriment de son neveu le duc de Deux-Ponts. La question semblait donc résolue en fait comme en droit mais Frédéric veillait. Il protesta d’abord devant l’opinion publique contre cette menaçante usurpation, et parut bientôt à la tête d’une armée sur les frontières de Silésie. Joseph V, qui faisait depuis long-temps des préparatifs considérables vit arriver avec une secrète joie l’occasion de lutter avec son rival. L’armée autrichienne était nombreuse, bien disciplinée, et commandée par des généraux expérimentés, Daun, Haddick et Lascy. Cependant, avant d’entrer en campagne, les deux souverains échangèrent une correspondance dont ils connaissaient d’avance toute l’inutilité, et où se retracent fidèlement la calme lenteur de Frédéric et l’impatience inquiète de Joseph.

« Monsieur -mon frère écrivait l’empereur en juillet 1778, vous voulez jouer le rôle de protecteur dans la guerre pour la succession de Bavière. Vous vous armez de la qualité de garant de la paix de Westphalie pour offenser l’Autriche, et après diverses négociations vous décidez de votre autorité privée que je dois me dessaisir de la Bavière. J’espère que vous voudrez bien croire qu’en ma qualité de chef suprême de l’empire j’ai quelques notions sur sa constitution ; or, elle permet à tout état de l’empire de traiter avec les agnats pour les pays en litige, et d’en prendre possession, s’il obtient leur commun accord… Peut-être avez-vous trop présente à la mémoire l’époque de la mort de Charles VI et de la conquête de la Silésie. Quand vous agissez ainsi, vous ne songez qu’à votre bonheur comme général, et à votre armée de deux cent mille hommes ; mais songez aussi que la Prusse n’est pas le seul état auquel la Providence ait fait à cette grace de pouvoir amener sur le champ de bataille deux cent mille soldats. » Et plus loin il ajoutait : « J’ai déjà appris de V. M. tant de choses utiles, que si je n’étais citoyen, et si le sort de plusieurs millions d’hommes qui souffriraient cruellement de cette guerre ne me touchait profondément, je demanderais à votre majesté de m’enseigner encore le métier de général. »

Frédéric répondait avec une courtoisie un peu ironique et un sang-froid presque dédaigneux : « Non, sire, vous n’avez pas besoin de maître, vous réussirez dans tout ce que vous entreprendrez, parce que la nature vous a doué des plus rares talens. Lucullus n’avait jamais commandé d’armée, quand le sénat romain l’envoya dans le Pont, et presque à son arrivée il battit Mithridate. Si votre majesté remporte des victoires, je serai le premier à l’applaudir, mais j’ajoute : que ce ne soit point contre moi. »

Les armées étaient en présence, et l’Europe dans l’attente d’un grand évènement Frédéric, trop prudent pour hasarder une bataille décisive dont le succès même ne pouvait rien ajouter à sa réputation, déploya toute son habileté pour paralyser les entreprises de Joseph et le lasser sans combattre. D’ailleurs, le roi savait bien que cette guerre n’était pas sérieuse, car Marie-Thérèse, un moment entraînée par la fougue de son fils, désirait vivement la paix, et pendant la campagne elle envoya à Frédéric le baron de Thugut, avec mission de lui dire, en propres termes, « qu’elle était désespérée qu’ils fussent sur le point de s’arracher l’un à l’autre des cheveux que l’âge avait blanchis. » En même temps l’impératrice-mère dépêchait successivement à Joseph, pour l’engager à déposer les armes, le comte de Rosemberg et l’archiduc Léopold ; mais, l’empereur rudoya les messagers, et déclara à la face de tous qu’il trouvait honteuses les conditions proposées par sa mère, et que, si celles du roi de Prusse étaient acceptées, il ne remettrait plus le pied à Vienne et se retirerait à Aix-la-Chapelle, antique résidence des empereurs. Cependant Marie-Thérèse implorait l’intervention de la France et de la Russie ; elle écrivit à la czarine, une de ces lettres caressantes, dont la séduction était irrésistible, lui témoignant « son estime, son amitié, sa confiance et sa déférence, persuadée qu’elle ne pouvait mettre en de meilleures mains ses intérêts et sa dignité. » Malgré la résistance de Joseph II, la paix fut conclue à Teschen. L’impératrice s’en réjouit avec effusion. «  Je suis ravie de joie, s’écria-t-elle ; on sait que je n’ai point de partialité pour Frédéric, cependant je dois lui rendre la justice de reconnaître qu’il en a agi noblement. Il m’avait promis de faire la paix à des conditions raisonnables, et il m’a tenu parole. Je ressens un bonheur inexprimable de prévenir une plus grande effusion de sang. » L’empereur seul fut mécontent ; il avait rêvé d’éclatans triomphes, ou du moins une lutte toujours glorieuse avec le plus grand capitaine du siècle, mais son habile adversaire l’avait réduit à l’impuissance sans lui faire l’honneur de le combattre.

L’année suivante, Joseph, fidèle à sa passion de tout connaître, se rendit en Russie. La czarine lui fit l’accueil le plus cordial, et, vivement séduite par la franchise de ses manières et l’entraînement de son esprit, elle le proclama l’homme le plus accompli de son temps. Cette affection personnelle renoua l’alliance de l’Autriche et de la Prusse, dont les sanglantes épigrammes blessaient cruellement la cour de Saint-Pétersbourg. Cependant l’Europe, qui n’était pas accoutumée alors, comme aujourd’hui, à voir les souverains errans sur le grandes routes, s’étonnait de la remuante activité du jeune empereur ; les vieux courtisans criaient au scandale, et les politiques prudens concevaient de justes alarmes pour la paix du monde.

Joseph, en revenant à Vienne, trouva sa mère mourante, et le 29 novembre 1780 il reçut son dernier soupir. Désormais seul maître de l’empire, il touchait enfin à cette heure décisive et solennelle où les conceptions de son intelligence pouvaient devenir des réalités. Au moment d’entreprendre sa tache périlleuse, Joseph épanche sa douleur et ses espérances en deux lettres reproduites par M. Ramshorn. Il écrivait au prince de Kaunitz peu de jours après la mort de sa mère : « Jusqu’ici, je n’ai été qu’un fils obéissant, et c’est là tout ce que j’ai su être ; mais, après le coup mortel qui m’a frappé, je me trouve à la tête de mes états, et chargé d’un fardeau que je reconnais trop lourd pour mes forces. Ce qui m’encourage, c’est la persuasion que vos sages conseils allégeront pour moi cette grande et difficile tache. Dès les premiers jours de décembre 1780, il exposait au duc de Choiseul la situation exacte de l’empire autrichien, et la nécessité d’une réforme complète. « Mon ami, disait-il, l’impératrice ma mère m’a laissé un grand empire, des ministres et des généraux d’un mérite éprouvé, des sujets fidèles, et une gloire qu’il sera difficile à son successeur de soutenir. J’ai toujours eu la plus grande estime pour ses vertus, et la plus parfaite vénération pour son caractère. J’honore sa mémoire, et je n’oublierai jamais la bonté de son cœur. Dans le choix de ses hommes d’état, cette princesse a déployé de hautes connaissances gouvernementales. Kaunitz comme ministre des affaires étrangères, Hatzfeld comme ministre de l’intérieur, et plusieurs de ses ambassadeurs aux différentes cours, prouvent assez qu’elle a su distinguer, employer et récompenser le talent. L’influence exercée par les prêtres dans le gouvernement de ma mère sera l’objet de mes réformes. Je ne verrais pas volontiers des gens chargés exclusivement du soin de notre salut se donner tant de peines pour régler nos affaires temporelles. L’état financier des provinces autrichiennes réclame une meilleure organisation. Je dois changer aussi les gouverneurs des provinces… Mais tout cela est bien nouveau pour moi, il faut que je m’oriente un peu, et que j’allie au sentiment de mes devoirs une connaissance parfaite des affaires ; sans cela, je ressemblerais au Grand Turc, qui ne connaît que ses plaisirs, et ignore toutes les obligations de son rang. »

L’empereur ne se méprit pas sur l’étendue du péril ; mais, comme il était de ceux qui aiment mieux leur cause que leur vie, il apporta dans la mission qu’il s’imposait l’enthousiasme d’un croyant. Les états héréditaires de la maison d’Autriche ne constituaient pas une nation ; dispersés à tous les coins de l’Europe et dans tous les climats, depuis les marais du Danube jusqu’au sommets du Tyrol, et depuis la Flandre jusqu’à la Lombardie, chacun de ces états avait une langue et une administration distinctes. Joseph commença par supprimer les douanes provinciales ; qui isolaient les uns des autres les membres du même empire ; il divisa la monarchie autrichienne en treize gouvernemens, qui furent eux-mêmes subdivisés en cercles. Les juridictions particulières furent abolies, une cour de justice composée de deux chambres celle de la noblesse et celle de la bourgeoisie, fut érigée, au chef-lieu de chaque gouvernement. Des cours impériales de deux degrés, établies dans les grandes villes, reçurent les appels des tribunaux ordinaires, et le tribunal suprême de Vienne jugea en dernier ressort. N’entrevoyons nous pas là cette admirable organisation judiciaire dont la France se vante à juste titre ? Et peut-on se défendre d’une surprise profonde devant cette réforme qui nous paraît si simple aujourd’hui, et qui dut paraître si étrange alors ? Dès les premier mois de son avènement au trône, Joseph se hâta de supprimer la servitude féodale dans tous ses états, et les droits seigneuriaux, tels que dîmes et corvées, dans ses possessions d’Allemagne. Il ordonna qu’un cadastre fût fait avec soin, et il changea la nature de l’impôt territorial en affranchissant entièrement le paysan. Les habitans de chaque village devaient élire le collecteur des taxes, et répondre de sa solvabilité. Malheureusement ces mesures excellentes furent mal appliquées, et le nouvel impôt, inégalement réparti, excita de violentes réclamations.

Cependant le courageux réformateur allait aborder les questions religieuses toujours brûlantes. Il voulut rompre les liens de vasselage qui enchaînaient son clergé à la cour de Rome, et substituer aux influences ultramontaines une éducation vraiment nationale. Les moyens qu’il employa furent hardis et décisifs. Une série d’édits habilement motivés ordonnèrent successivement qu’aucune bulle venue de Rome ne serait valide, si elle n’était transmise au clergé par le gouvernement ; que les prêtres et les évêques prêteraient serment d’obéissance à l’état, et s’abstiendraient en chaire de toute controverse religieuse, bornant leurs prédications aux enseignemens évangéliques ; que la langue du pays serait employée pour toutes les affaires de la religion, et la Bible traduite en allemand et répandue dans le peuple ; que l’état enfin donnerait seul les dispenses pour les mariages au troisième ou quatrième degré de parenté, et autoriserait le divorce. Le célèbre édit de tolérance ouvrit aux non-catholiques, protestans grecs, l’accès de tous les emplois, et leur permit l’exercice libre et public de leur culte. On ne se contenta pas d’inscrire la tolérance dans les lois, on voulut encore la faire passer dans les mœurs. Des précautions quelque peu minutieuses furent prises pour éteindre les vieux fermens de haine religieuse, et un règlement prescrivit aux aubergistes d’interdire à l’avenir dans leurs maisons où se réunissaient aux jours de fête les bourgeois et les paysans, non-seulement toute controverse religieuse, mais jusqu’à la moindre raillerie contre un culte autorisé par l’état. Cette mesure, qui serait odieusement ridicule en France, est cependant justifiable en Allemagne, où l’influence de l’aubergiste n’est pas toujours à dédaigner. Il était donc sage d’utiliser son influence au profit des idées de tolérance, que les membres du clergé, combattaient avec acharnement.

La bienveillance paternelle de Joseph II pour tous ses sujets s’étendit jusqu’aux juifs, qui étaient encore honnis de toute la chrétienté et séparés de la société civile. L’empereur supprima leur livrée déshonorante, ce bonnet jaune qu’ils portaient alors comme au moyen-âge ; il leur permit d’exercer l’agriculture, les arts libéraux, les travaux de fabrique, le commerce en gros, toutes les professions enfin qui leur avaient jusque-là été sévèrement interdites, d’apprendre les métiers chez les maîtres chrétiens, et d’envoyer leurs enfans dans les écoles publiques et même dans les universités. La forme religieuse s’étendit plus loin encore : Joseph voulut fermer la plaie du monachisme qui dévorait ses états ; les motifs de cette mesure sont très nettement expliqués dans quelques lettres qu’il adressa aux dignitaires de l’église. Au mois de février 1781, il écrivait à l’archevêque de Saltzbourg : «  Mon prince, l’administration intérieure de mes états exige sans retard un changement radical ; un empire que je gouverne doit être régi d’après mes principes : ainsi les privilèges, le fanatisme et la servitude de l’esprit doivent disparaître, et chacun de mes sujets doit être mis en possession de ses libertés innées, de ses droits naturels. Le monachisme a envahi l’Autriche ; le nombre des chapitres et des couvens s’est accru dans des proportions extraordinaires, et jusqu’à présent, d’après les règles de ces gens-là, le gouvernement n’a eu aucun droit sur leurs personnes ; les moines sont cependant les sujets les plus inutiles et les plus dangereux d’un état, parce qu’ils cherchent à se soustraire à l’observation de toutes les lois civiles, et qu’en toute circonstance ils se tournent vers le saint-père de Rome. Mon ministre d’état le baron de Kreisel, l’illustre Van-Swieten, le prélat Bartenstein et quelques autres hommes d’une science éprouvée forment une commission établie par moi pour opérer la suppression de tous les couvens inutiles d’hommes et de femmes… Lorsque j’aurai arraché le voile qui couvre le monachisme, lorsque j’aurai banni des chaires de mes universités le tissu mensonger de leur enseignement ascétique, et que j’aurai enfin changé le moine à la vie contemplative en un citoyen producteur, alors peut-être quelques-uns de mes adversaires jugeront mieux mes réformes. J’ai devant moi une rude tâche, je dois réduire l’armée des moines et faire des hommes de ces fakirs qui voient la foule s’agenouiller avec respect devant leurs fronts tondus, et exercent sur le peuple la plus grande influence qui ait jamais été exercée sur l’esprit humain. »

En octobre 1781, il adressait au cardinal Hrzau la lettre suivante :

« Monsieur le cardinal, depuis que je suis monté sur le trône et que je porte au front la première couronne du monde, j’ai fait de la philosophie la législatrice de mon empire. L’Autriche doit par elle recevoir une nouvelle forme, l’autorité des ulémas sera restreinte, et les droits du souverain rétablis dans leur ancien éclat. Il est indispensable que j’écarte du domaine de la religion certaines choses qui n’auraient jamais dû en faire partie. Comme je déteste les superstitions et les sadacéens, je saurai en affranchir mon peuple ; à cet effet, je supprimerai les couvens et je congédierai les moines ou je les soumettrai aux évêques de leurs diocèses. On me dénoncera à Rome comme usurpateur du royaume de Dieu, je le sais, on criera bien haut que la gloire d’Israël est souillée, on s’irritera surtout que j’aie entrepris toutes ces choses sans l’approbation du serviteur des serviteurs de Dieu.

« Voilà cependant à quoi nous devons la décadence de l’esprit humain… Jamais les serviteurs de l’autel n’ont voulu consentir à ce qu’un gouvernement les reléguât à la seule place qui leur convient, et ne leur laissât d’autres occupations que la méditation de l’Évangile ; ils n’ont jamais compris que la loi civile pût empêcher les lévites d’usurper le monopole de la raison humaine. Les principes du monachisme, depuis Pacôme jusqu’à nos jours, sont entièrement contraires aux lumières de la raison, le respect des moines pour les fondateurs de leur ordre s’est changé en idolâtrie, et nous voyons revivre en eux ces Israélites qui allaient à Bethel adorer le veau d’or. Cette fausse interprétation de la religion s’est répandue dans le vulgaire, qui ne connaît plus Dieu et attend tout des saints !

« L’influence des évêques, consolidée par moi, détruira bientôt ces fausses croyances ; je donnerai à mon peuple, au lieu du moine, le prêtre ; au lieu du roman des canonisations, l’Évangile ; au lieu des controverses, la morale. J’aurai soin que le nouvel édifice que j’élèverai pour l’avenir soit durable ; mes séminaires généraux seront des pépinières de bons prêtres, et les curés qui en sortiront porteront dans le monde un esprit éclairé, et le communiqueront au peuple par un sage enseignement. Ainsi, dans quelques siècles, il y aura de vrais chrétiens ; ainsi, quand j’aurai accompli mon plan, les peuples de mon empire connaîtront suffisamment leurs devoirs envers Dieu, envers la patrie et envers le prochain, et nos neveux nous béniront un jour de les avoir délivrés de la tyrannie de Rome, et d’avoir ramené les prêtres à leurs devoirs en soumettant leur avenir au seigneur, mais leur présent à la patrie. »

L’empereur se mit à l’œuvre sans retard. La monarchie autrichienne ne comptait pas moins de soixante-trois mille moines dans trois mille couvens. On supprima d’abord, comme entièrement mutilés à la société, tous les solitaires, tous les ordres mendians, tous ceux qui menaient une vie purement contemplative, comme les chartreux et les camaldules, et tous les ordres de femmes : carmélites, capucines, bénédictines, visitandines, cisterciennes, dominicaines, prémontrées, paulines, etc., à l’exception des sœurs d’Elisabeth, qui avaient soin des malades, et des ursulines, qui instruisaient les filles pauvres. On a peut-être injustement reproché à Joseph II de s’être montré cruel envers les moines réformés. Il fit passer les biens des couvens dans la caisse de la religion, et les revenus furent divisés en trois parts : la première fut destinée à salarier les curés des paroisses nouvellement créées, la seconde dota les écoles publiques, et la troisième assura aux moines chassés de leurs couvens une pension viagère ; cette pension fut modique, il est vrai, et de nature à satisfaire seulement aux premières nécessités de la vie, car Joseph ne voulait point encourager la paresse, et les moines, en rentrant dans la vie privée, devaient devenir des travailleurs, non des rentiers. Les biens des couvens, sagement régis par la caisse de la religion, donnèrent bientôt un revenu de plus de deux millions de florins, et l’empereur put réaliser le vœu qu’il avait formé de multiplier tellement les paroisses, qu’aucun de ses sujets ne fût éloigné de plus d’un mille de son église. Une portion considérable du clergé allemand appuya ces réformes aussi utiles, à la religion qu’à la monarchie. Le célèbre livre de Hontheim (Just. Febronius) sur l’état de l’église et la puissance légitime du pape avait, en reproduisant les doctrines gallicanes, exercé une influence profonde et salutaire sur les esprits. Cependant une autre portion du clergé, excitée par le fanatisme et l’intérêt personnel, éleva de si bruyantes réclamations, que le pape s’en émut et crut devoir en écrire à l’empereur ; mais son intervention fut repoussée, et le saint-siège, accoutumé à parler à Vienne en maître, n’y fut, pas même écouté à titre de conseiller et d’ami. Le pape se résolut alors à une démarche qui n’avait pas de précédent, dans l’histoire de la chrétienté, et qui parut à ce siècle sceptique l’aveu implicite de la déchéance de Rome. Le 15 décembre 1781, il écrivit à l’empereur.

« Comme nous avons appris par expérience que les affaires prennent une mauvaise tournure, quand elles ne sont pas traitées de la bouche à la bouche, nous avons résolu de nous rendre à Vienne, auprès de votre majesté, sans nous laisser arrêter ni par la longueur et les difficultés de la route, ni par notre grand âge et notre faiblesse, car ce sera cour nous une grande consolation que de causer avec votre majesté, et, en lui montrant toute la bienveillance de notre cœur, de l’amener à concilier les droits de sa couronne avec les intérêts de l’église. »

L’empereur répondit par la lettre suivante, où un vif mécontentement perce sous la politesse affectée de la forme.

« Si votre sainteté persiste dans le dessein de venir ici, je puis l’assurer qu’elle y sera reçue avec le respect et la vénération dus à son éminente dignité, mais je dois la prévenir que les objets sur lesquels elle voudrait conférer sont si bien décidés, que son voyage sera absolument inutile. J’ai pris pour guides dans cette affaire la raison, l’équité, l’humanité et la religion ; avant de me déterminer, quand il s’agit d’objets essentiels, je demande l’avis de personnes dont la sagesse, la prudence et la capacité me sont connues, et leurs conseils règlent ma résolution. Rempli de respect pour votre sainteté, ainsi que pour le saint-siège, je suis, avec la vénération d’un chrétien qui demande votre bénédiction paternelle, « JOSEPH. »

Le pape ne renonça cependant pas à un projet qui lui semblait éminemment profitable aux intérêts du saint-siège, et dont son éloquence naturelle lui faisait espérer le succès. Le 27 février 1782, il partit du Vatican, après avoir révoqué par un bref la bulle Ubi papa, ibi Roma, afin que, s’il mourait en voyage, le conclave pût s’assembler à Rome.

Le voyage du pape était un événement politique assez considérable pour éveiller I attention des cabinets. La cour de Rome, menacée de perdre à la fois sa domination absolue sur le clergé et son prestige sur l’imagination des peuples, se voyait réduite à assiéger de ses prévenances cette même Autriche qu’elle avait si long-temps traitée en esclave. Le pape, au lieu de lancer les foudres de Sixte-Quint, avait recours aux supplications, et ce résultat, d’une signification si précise, avait été amené par la force même des choses. Depuis Louis XIV, le monde avait fait un pas immense vers un avenir qui semblait prochain, et qui déjà se révélait aux plus hautes intelligences. Cependant les cabinets de l’Europe n’avaient pu voir sans un mécontentement assez vif les premières réformes de Joseph II. La prodigieuse activité de son esprit, sa passion pour la gloire, la portée de ses desseins, devaient faire naître de légitimes alarmes pour la paix et l’équilibre du monde. Frédéric avait montré naguère ce que pouvait le génie d’un souverain, même avec les plus faibles ressources, et Joseph pouvait mettre au service de son ambition la puissance d’un grand empire. On désirait donc ardemment en Europe le succès des négociations que le saint-père allait ouvrir à Vienne, et l’on espérait que le jeune empereur, un moment séduit par de brûlantes théories, renoncerait sans peine à son entreprise devant une intercession aussi flatteuse pour son amour-propre. C’était mal connaître Joseph II que de le croire accessible aux séductions de la vanité ; l’indépendance de son esprit était si absolue, qu’aucune influence du dehors ne pouvait peser sur sa résolution. Il résista avec une respectueuse fermeté aux conseils et aux prières du souverain pontife, et les devoirs de l’hospitalité ne l’empêchèrent jamais de manifester hautement son opinion ; on put même remarquer quelquefois dans ses procédés une légère teinte d’ironie. Ainsi, quand le pape arriva à Ferrare, un officier hongrois vint lui annoncer que l’empereur son maître avait fait préparer, pour recevoir un hôte aussi illustre, l’appartement même de Marie-Thérèse. Le pape fut profondément touché de cette attention, et voulut récompenser le messager en lui donnant un chapelet bénit, mais le messager choisi par l’empereur était protestant. À Goritz, un détachement des gardes vint complimenter sa sainteté son entrée sur le sol autrichien, et tous les hommes de ce détachement, sans exception, appartenaient aux communions dissidentes. Le pape, étonné de ne pas voir l’archevêque de Goritz, demanda les motifs de son absence, et il apprit avec une douloureuse surprise qu’un ordre de l’empereur venait de mander sur-le-cbamp ce prélat à Vienne pour se justifier d’avoir fait appel à la cour de Rome contre l’édit de tolérance. L’intention qui avait dicté ces différens actes était manifeste ; le pape cependant continua son voyage au milieu des populations pressées sur son passage pour recevoir ses bénédictions ou toucher la frange de ses habits. L’empereur se rendit au-devant de lui jusqu’à Neufkirchen, à quelques milles de Vienne. L’entrevue des deux souverains fut cordiale, et ils rentrèrent côte à côte dans la ville des Césars, au milieu des salves d’artillerie, du bruit des cloches et aux acclamations de la foule. Le concours des. étrangers voulus de tous les points de l’Europe fut si grand pendant le séjour du pape à Vienne, qu’il y provoqua une sorte de famine, et l’exaltation religieuse du peuple ressemblait à une sainte extase, dit un historien, quand le pape, dont la personne était imposante, paraissait au balcon pour distribuer ses bénédictions aux fidèles, dans toute la pompe éblouissante de son costume, la tiare au front, suivi de ses cardinaux vêtus de pourpre. L’empereur entoura son hôte des soins les plus délicats et les plus affectueux, le visitant plusieurs fois par jour, et, malgré l’obstination de Joseph à refuser toute concession, Pie VI conçut pour lui une amitié personnelle et inaltérable, dont il lui donna une preuve éclatante au jour de l’adversité ; Le pape officia en grande pompe à Saint-Etienne le jour de Pâques ; son maître des cérémonies, qu’il avait amené de Rome, prétendit à cette occasion que le siége du pontife, dans le chœur de l’église, devait être plus élevé d’un degré que celui de l’empereur ; quand Joseph fut informé de ces ridicules prétentions, il se contenta de faire enlever son siége et de ne pas paraître à la cérémonie ; cet éclat ne laissa plus de doute dans le public sur le mauvais succès des négociations ouvertes. Le pape, dans une longue conférence sur les intérêts de la religion, en présence des cardinaux Hrzan, Migazzi, Marcucci, Conterini, et du prince de Kaunitz, prononça un long et savant discours où il déploya toutes les ressources de son éloquence, entassant à l’appui de nombreuses citations du droit canonique. L’empereur répondit aussitôt : « Je ne suis pas théologien, et je connais trop peu le droit canonique pour discuter là-dessus ; mais qu’il plaise à votre sainteté de me permettre par écrit les représentations qu’elle vient de me faire, afin que je les soumette à la vérification de mes théologiens ; mon chancelier y répondra catégoriquement et minutieusement, et je prétends même les faire imprimer pour l’instruction de mes sujets. »

La conduite du prince de Kaunitz envers le pape fut presque outrageantes Pie VI avait fait au ministre l’honneur de le visiter dans son hôtel ; il fut reçu avec beaucoup de faste et d’apparat, mais M. de Kaunitz avait gardé le costume le plus négligé de son intérieur, et quand le pape, au départ, lui donna sa main à baiser, le prince se contenta de la secouer avec une bonhomie affectée, en s’écriant en français. De tout mon cœur ! de tout mon cœur !… Cependant l’empressement de la foule ne diminuait pas, et le peuple pénétrait jusque dans les antichambres du pape pour baiser sa mule qui y était exposée. M. Ramshorn ajoute que le pape fit porter sa pantoufle à domicile chez tous les grands seigneurs, ce qui provoqua de trop justes railleries. Le pape resta un mois entier à Vienne, et son voyage n’eut de résultats utiles ni pour l’église ni pour l’empire. Le saint-siège y perdit quelque chose de sa dignité, et l’empereur trouva dans le clergé une résistance plus opiniâtre.

Quand Philippe II d’Espagne entreprit contre l’esprit provincial cette longue lutte dont M. Mignet a raconté avec tant de charme et de clarté les dramatiques incidens, le clergé espagnol et l’inquisition elle-même vinrent en aide au pouvoir monarchique, au principe de la centralisation. Joseph II, en entreprenant une lutte semblable, trouva dans le clergé non pas un auxiliaire, mais un ennemi, et l’influence de l’église, qui aurait été décisive sur le mouvement des esprits en Hongrie et aux Pays-Bas, si elle avait secondé les intentions de l’empereur, s’employa au contraire à les paralyser. C’est que Joseph II avait porté la main sur les privilèges du clergé et substitué l’action directe, immédiate, la surveillance incessante et sévère de l’état, à la domination ultramontaine, beaucoup moins incommode. L’église, en Autriche comme ailleurs, constituait un état dans l’état ; elle avait d’immenses richesses, la puissance des traditions, du nombre, de la discipline ; jalouse à l’excès de son indépendance, elle disputait pied a pied le terrain au pouvoir temporel. Le clergé possédait depuis des siècles la direction exclusive des esprits ; Joseph II comprit que celui qui est maître de l’éducation est maître de l’avenir, et le premier d’entre les souverains il fit valoir les droits de l’état sur l’enseignement public, et les exerça entier, sans aucun de ces scrupules dévotieux, de ces tempéramens et de ces ménagemens hypocrites que les hommes d’état ressentent si volontiers aujourd’hui. Le patronage de l’état s’exerça sur tous les degrés de l’éducation et sur toutes les professions sociales avec la même sagesse et la même fermeté. Une partie des biens des couvens supprimés fut consacrée à établir des écoles normales et à améliorer celles qui existaient déjà. Partout. où se trouvaient dans un rayon d’une demi-lieue quatre-vingt-dix à cent enfans en âge d’étudier, on établit des écoles publiques où les pauvres furent élevés gratuitement. Les inspecteurs de chaque cercle devaient faire au gouvernement un rapport détaillé sur l’état des écoles, et veiller à ce que les maîtres ouvriers ne reçussent aucun apprenti qui n’eût assisté au moins, deux ans aux cours publics. Les parens pauvres qui refusaient d’envoyer leurs enfans à l’école devaient être rayés de la liste des secours aux indigens. Enfin la paternelle bienveillance de Joseph II fit supprimer dans les écoles primaires les punitions corporelles universellement admises jusqu’à lui. L’enseignement secondaire reçut une organisation nouvelle en harmonie avec le progrès des lumières et le développement de la civilisation. Joseph ordonna que l’étude du latin, qui durait neuf ans dans les collèges, serait abrégée et simplifiée ; il voulut qu’on enseignât à des enfans qui devaient vivre à Vienne et non à Rome leur langue nationale, l’histoire de leur pays et les sciences modernes. L’empereur pensait à former des citoyens utiles, éclairés, et qui n’auraient pas besoin, en entrant dans le monde, de recommencer leur éducation. Il régla aussi la question importante et délicate de l’instruction religieuse dans les collèges, et il ne craignit point d’entrer à ce sujet dans les plus minutieux détails. Tous les dimanches, après la messe, les élèves devaient entendre la lecture des Evangiles dans la nouvelle version allemande publiée par ordre de l’empereur. Un catéchisme, rédigé d’après les instructions de Joseph II, exposait à ces jeunes intelligences l’application des principes chrétiens à la vie sociale et politique. Une très grande liberté fut laissée à l’enseignement supérieur. On supprima le serment sur l’immaculée conception, que les Jésuites avaient rendu obligatoire. Les professeurs et leurs femmes reçurent le titre de herr et de frau, ce qui n’était pas d’une médiocre importance pour la dignité de l’enseignement dans un pays aussi formaliste que l’Autriche. Les veuves des professeurs eurent droit à une pension honorable et suffisante. Des professeurs et des hommes de lettres éclairés furent chargés de la censure des livres, que les ecclésiastiques avaient jusque-là exercée dans un esprit intolérant et exclusif. Joseph II étendit ses réformes à l’enseignement médical et chirurgical. Il donna à l’exercice de la médecine une organisation légale plus large et plus complète que celle qui existe en France. Dans chaque cercle, des médecins payés par l’état furent chargés de veiller aux épidémies, et de donner aux classes indigentes des secours empressés et gratuits. On raconte que l’empereur, visitant un jour un hôpital, entendit quelques vieux soldats se plaindre d’avoir été estropiés par la maladresse d’un chirurgien improvise qui avait quitté l’aiguille pour prendre la lancette ; l’empereur fit venir cet homme, l’interrogea, et s’étant assuré de son ignorance. Qu’on lui donne un tambour, s’écria-t-il ; avec cet instrument-là, du moins, il ne fera de mal à personne.

L’activité de Joseph II tenait du prodige. Pour introduire dans les lois cette même unité qu’il avait introduite dans l’administration, dans les finances, dans l’enseignement, il conçut et exécuta un code complet et national. Malheureusement cette œuvre, qui eût demandé beaucoup de temps, fut en quelque sorte improvisée, et les principes généreux qui lui servaient de base ne reçurent pas toujours un juste développement et une application directe. L’égalité devant la loi est posée en principe par Joseph II, mais la pratique reconnaît et explique de notables inégalités entre le souverain et le sujet, l’homme et la femme, le vieillard et les enfans, le tuteur et les pupilles. La puissance législative et exécutive appartient au souverain, tous les sujets sont soumis la loi, et jouissent sous sa protection d’une entière liberté ; ils sont tous capables d’hériter des biens mobiliers ou immobiliers. Par une disposition très remarquable, les enfans naturels héritent de leurs parens restés dans le célibat. La primogéniture est abolie, le divorce établi, et le mariage n’est en quelque sorte qu’un contrat civil. Le père n’a pas la jouissance du bien de l’enfant ; il est tenu de l’administrer et d’en rendre compte comme tuteur. Cet article mettait un terme à la puissance paternelle qui s’exerçait jusque-là d’une manière absolue, et substituait à l’esprit de famille le véritable esprit social. La pénalité trop sévère fut adoucie, les délits furent divisés en trois classes délits contre l’état, contre la société, et contre l’individu. Cette classification, très logique et très nette, éclairait la marche de la justice, et dans aucune circonstance le juge ne devait, même sous prétexte d’équité, se départir du texte précis de la loi. Dans les cas douteux, le souverain décidait ; or, comme le code avait été rédigé avec une excessive concision, il y eut souvent nécessité de l’expliquer et de le compléter par des ordonnances. Ce premier travail a servi de base au code actuel de l’Autriche, promulgué par l’empereur François. Quelques panégyristes ont paru croire que Joseph Il avait aboli la peine de mort, c’est une erreur ; il a seulement restreint le nombre des cas où elle était applicable.

Pourtant ce n’était là que la moitié de son œuvre L’empereur veillait sur les intérêts matériels du pays avec non moins de sollicitude que sur ses intérêts intellectuels et moraux. Dès les premiers jours de son règne, il voulut honorer l’agriculture, cette mère nourricière, des nations, et, comme l’empereur de la Chine, il mit lui-même la main à la charrue et ouvrit un sillon. Un monument marque la place où s’accomplit cet acte, qui semble d’une affectation un peu puérile, jugé au point de vue français, mais dont l’Allemagne apprécia la signification. La production agricole fut partout développée, et les comités d’agriculture institués dans chaque province devinrent, dans les mains du gouvernement, des agens actifs, intelligens, dévoués. Ils eurent mission de surveiller et de perfectionner la culture, fort arriérée dans les provinces, de distribuer aux cultivateurs de meilleures semences, de les amener à supprimer les jachères et à varier les assolemens. Un système de primes favorisa largement la plantation des arbres fruitiers, et l’amélioration des races bovines et chevalines. Enfin, grace à l’influence bienveillante et vraiment fécondante du gouvernement, une vie nouvelle circula dans les campagnes ; avec la servitude et l’ignorance disparut aussi la misère. Le peuple des villes excita au même degré l’attention de l’empereur ; Joseph avait régénéré l’agriculture, il créa l’industrie sur des bases larges et puissantes. Le gouvernement fit des avances considérables aux mécaniciens et aux négocians : des manufacturés de coton, de laine, de glaces, furent établies sur divers points de l’empire, comme l’industrie naissante n’aurait pu soutenir sur les marchés la concurrence des produits étrangers, l’empereur soumit toutes les marchandises du dehors à un droit énorme équivalant à une prohibition. Les douanes provinciales supprimées, toutes les parties de l’empire purent échanger librement leurs produits. Des routes nouvelles furent ouvertes, des canaux furent creusés. Le commerce intérieur prit, en quelques années, un développement prodigieux, et les revenus de l’état s’élevèrent dans une proportion considérable et toujours croissante. Pour faciliter le commerce extérieur, l’empereur fit creuser le port de Carlo-Pago, sur la côte de Dalmatie ; Fiume et Trieste furent déclarés ports francs. Cette dernière ville doit sa grandeur à Joseph II, qui fit d’une misérable bourgade la rivale de Venise. Enfin, après une longue et habile négociation, terminée en 1784, l’empereur obtint de la Porte la libre navigation du Danube et de la mer Noire jusqu’aux Dardanelles. Les produits nombreux de la Hongrie, qui manquaient de débouchés, purent alors s’écouler par cette voie, et en 1786 vingt navires autrichiens chargés de blé descendirent le Danube pour la première fois, et mirent en communication directe Bude et Marseille. L’empereur accorda à une compagnie italienne des primes considérables pour tous les grains qu’elle tirerait de la Hongrie.

Le cabinet anglais éleva des réclamations intéressées sur les mesures de prohibition qui frappaient surtout son commerce, et l’historien Coxe, dans sa vie de Joseph II, semble avoir conservé, en traitant ce sujet, toute l’aigreur des rancunes nationales. Quelles que soient les doctrines économiques aujourd’hui en faveur, je pense qu’il serait difficile de ne pas approuver cette protection absolue accordée par Joseph II a l’industrie autrichienne, car ils agissait avant tout de développer la production nationale et d’assurer à l’état des revenus proportionnés à sa puissance et à sa grandeur. La question s’agrandit encore au point de vue politique, et c’est ce qui a échappé complètement à la sagacité de l’historien anglais. La monarchie autrichienne, comme la plupart des états de l’Europe au dernier siècle, reposait sur le privilège, c’est-à-dire sur l’aristocratie et sur les diètes provinciales. Joseph, ayant supprimé les privilèges de la noblesse et du clergé pour y substituer l’égalité devant la loi, et les assemblées provinciales pour établir l’unité de l’empire, devait donner à l’état un nouveau point d’appui, et préparer l’avènement des classes moyennes, qu’Aristote appelait autrefois la véritable base des gouvernemens, et que Sieyès allait appeler bientôt la nation. Le rôle politique de ces classes n’était pas un fait nouveau, comme le croient quelques esprits superficiels. La bourgeoisie était déjà un des élémens constitutifs du saint-empire ; il y avait dans la diète un collége des villes qui marchait de pair avec le collége des électeurs et celui des princes. Les marchands d’Augsbourg, les échevins de Francfort, exerçaient leurs droits souverains aussi pleinement, aussi légitimement que les Hohenzollern ou les Habsbourg. Dans le vieux monde féodal, l’aristocratie de fortune vivait de déjà à côté de l’aristocratie de naissance, l’élection à côté de l’hérédité ; mais en Autriche les classes moyennes, pauvres et ignorantes, ne pouvaient s’élever tout à coup à un rôle politique. Joseph II prépara leur grandeur future nécessaire à l’affermissement de son œuvre : il monopolisa l’éducation pour les éclairer ; il protégea exclusivement l’industrie et le commerce pour les enrichir et les rendre prépondérantes.

Ainsi Joseph II, méconnu de ses contemporains, poursuivait sa mission, avec un courage calme et une pleine confiance dans l’avenir. Malheureusement il eut le tort de s’abuser sur ses moyens d’action ; il compta vainement sur le concours intelligent et dévoué de son administration. Une lettre écrite par lui au chef du personnel d’état en 1783 explique parfaitement la nature des obstacles qu’on lui suscitait sans cesse, et contient des conseils qu’il ne serait pas inutile de méditer aujourd’hui. « Trois ans se sont écoulés depuis que j’ai entrepris l’administration de l’état. J’ai pendant ce temps fait connaître suffisamment mes principes, mes sentimens et mes projets, avec beaucoup de détails, de lenteur et de fatigue. Je ne me suis pas contenté de donner des ordres, je les ai expliqués et développés. On ne doit se proposer dans tout ce que l’on entreprend qu’un intérêt général, ou du moins le bien du plus grand nombre. Celui qui n’a pas d’amour, pour le service de son pays et de ses concitoyens, celui qui ne se sent pas enflammé de zèle à l’idée de faire du bien, d’être utile aux autres, celui-là n’est pas fait pour le service public et n’est pas digne de porter un titre honorable. L’intérêt personnel est la ruine du service public, le vice le plus impardonnable chez un employé de l’état ; l’intérêt personnel ne consiste pas seulement à se laisser corrompre, mais encore à céder à des considérations particulières qui obscurcissent la vérité. Un inférieur qui agit ainsi trahit ses devoirs ; un supérieur qui l’autorise ou le tolère trahit ses sermens. Celui qui sert l’état doit faire abstraction de lui-même, aucune considération particulière, aucune affaire personnelle, aucun intérêt accessoire, ne doivent le distraire de son occupation principale ; aucun débat d’autorité, aucune question de cérémonial, ne doivent le détourner de son but essentiel, qui est de faire le bien. Sous quelque forme que les affaires se présentent, bottées ou non, bien ou mal peignées, cela doit être égal à un homme raisonnable… Les provinces de la monarchie ne formant qu’un tout et n’ayant qu’un seul et même intérêt, toutes ces rivalités et ces privilèges qui d’une province à l’autre ont causé jusqu’ici tant de griffonnage inutile doivent cesser désormais. La nationalité, la religion, ne doivent établir aucune différence entre mes sujets… Tels sont mes principes, et je pourrais peut-être vous citer ma conduite pour exemple. » De longs règlemens développés avec soin dans cette lettre attaquaient dans sa source même un mal qui n’a que trop envahi les sociétés modernes. L’intérêt personnel est le vice des pays libres.

Cependant Joseph ne négligeait pas les intérêts de la politique extérieure. Je passé sous silence quelques événemens d’une importance secondaire et momentanée, tels que les différends sur la navigation de l’Escaut et la suppression du traité des barrières ; mais en 1785 éclata un projet nourri de longue main, qui devait assurer à l’Autriche par des moyens pacifiques un résultat qu’elle avait vainement poursuivi sur tous les champs de bataille. Les négociations relatives à l’échange de la Bavière furent conduites avec une grande habileté par le prince de Kaunitz, ce diplomate éminent dont la finesse, la discrétion et la longue autorité semblent revivre aujourd’hui en Autriche. L’empereur était secrètement convenu avec l’électeur de Bavière, Charles-Théodore, d’un échange des Pays-Bas autrichiens contre la Bavière et le Palatinat. Il n’est pas besoin de faire ressortir les immenses avantages que cet échange promettait à l’Autriche. La Bavière, riche, fertile, industrieuse, s’enclavait naturellement entre les états héréditaires les fiefs de Souabe et la Bohême. Dès-lors l’Autriche devenait aussi compacte que la France, l’élément germanique étouffait sans peine les nationalités éparses sur les frontières de ce vaste empire, et l’unité politique s’établissait en même temps que l’unité géographique. L’Autriche, devant cette riche compensation, abandonnait sans peine les Pays-Bas, qui servaient depuis si long-temps de champ, de bataille à I’Europe, et où l’esprit turbulent des communes de Flandre semblait revivre encore pour entraver la libre marche de l’administration. Les réformes de Joseph II éveillaient aux Pays-Bas, dans la masse des populations et dans le clergé, une insurmontable répugnance, et ce mouvement des esprits pouvait amener une révolution, le jour où la grasse terre de Flandre produirait un nouvel Artevelde. Joseph avait fait à l’électeur de Bavière de magnifiques conditions ; les Pays-Bas devaient être érigés pour lui en royaume de Bourgogne ou d’Austrasie ; il conserverait toutes ses voix à la diète, et recevrait un million et demi de guldens pour lui et un million pour son héritier, le duc de Deux-Ponts ; Joseph s’était assuré la neutralité de la France et de l’Angleterre ; on a même dit, mais sans aucune certitude, qu’il avait promis à la France, pour la gagner à sa cause, la cession de Namur et de Luxembourg. La Russie devait appuyer ce projet de toute son autorité et son ambassadeur, le général Romanzoff, fut chargé, en février 1785, d’obtenir le consentement nécessaire du duc de Deux-Ponts, héritier de l’électeur de Bavière. Jusque-là la négociation avait été conduite avec tant de sagesse et de discrétion, qu’il n’en avait rien transpiré au dehors. Le duc de Deux-Ponts refusa formellement son assentiment. En vain l’ambassadeur de Russie passa-t-il des prières aux menaces, déclarant au duc que l’échange aurait lieu, qu’il y consentît ou non de gré ou de force : l’héritier de Bavière resta inébranlable et avertit sur-le-champ Frédéric. Le roi de Prusse, qui avait déjà un pied dans la tombe, sembla retrouver en cette occasion toute l’activité de sa jeunesse. La négociation tomba d’elle-même dès qu’elle fut traînée au grand jour, et Frédéric tira un parti merveilleux de la situation fausse où cet échec plaçait l’Autriche. Il se posa comme le champion et le garant des droits de l’empire, et, pour opposer une digue aux envahissemens de l’Autriche, il organisa cette formidable ligue des princes qui réunit en faisceau entre les mains du roi de Prusse toutes les forces de l’Allemagne du nord. De ce jour, il y eut deux Allemagnes, l’une groupée autour de la Prusse, l’autre fidèle à la vieille suprématie autrichienne ; de ce jour ; Berlin représenta aux yeux du monde les intérêts de l’avenir, comme Vienne représentait les traditions du passé. La ligue des princes fut pour la Prusse d’alors ce qu’est le Zollverein pour la Prusse d’aujourd’hui, un moyen direct d’influence et de domination sur les idées et sur les intérêts, plus utile à sa grandeur que les victoires de Frédéric ou de Blücher. Le grand roi, après avoir tracé autour de ses états cette ligne de défense désormais infranchissable, put descendre confiant et satisfait dans les caveaux de Potsdam.

Joseph resta humilié de cet échec imprévu, et le mécontentement des Pays- Bas se changea dès-lors en une animosité profonde. Cependant, à cette même heure, la révolte ensanglantait une autre partie de ce vaste empire. Ce peuple hongrois qui avait sauvé le trône de Marie-Thérèse par son héroïque dévouement s’armait contre les réformes de Joseph II. L’empereur venait d’établir dans ses états la conscription militaire ; ce fut le signal de la révolte en Hongrie comme plus tard en Vendée. L’irritation datait de loin ; Joseph II avait refusé de prêter le serment du roi André, qui consacrait les privilèges nationaux de la Hongrie, et, pour réaliser l’unité de son empire, il avait brusquement dissous les représentations provinciales et la diète. Enfin, au risque de froisser de respectables susceptibilités, d’honorables traditions, il avait fait enlever de Presbourg et transporter à Vienne la couronne sacrée, antique palladium de la nationalité hongroise Cette héroïque et turbulente noblesse, qui depuis trois cents ans servait de rempart à I’Europe contre l’invasion turque, habituée à l’indépendance aventureuse des frontières et aux tumultueuses agitations de la diète, fut dépouillée tout à coup, et sans aucun dédommagement appréciable pour elle, de ses antiques privilèges, achetés par tant de sacrifices, consacrés partant de victoire et se vit ainsi réduite à la vie calme et passive du bourgeois allemand. Sa fierté se révolta, et peut-être un Ragotsky se fût encore élevé de son sein, si l’empereur n’eût fait appel à sa loyauté et à son courage en annonçant une guerre prochaine et décisive contre la Turquie ; mais la révolte comprimée dans la noblesse éclata avec une violence subite parmi les classes pauvres, qui, dès long-temps façonnées à l’esclavage et en quelque sorte à la misère, n’avaient vu qu’une innovation incommode dans les réformes de l’empereur, et même dans l’abolition de la servitude corporelle. Les paysans étaient pliés dès l’enfance à ce joug héréditaire, et les brusques changemens apportés à leur position, en les arrachant à leur engourdissement, à leur insensibilité brutale, n’éveillaient d’abord en eux qu’une sensation de douleur. La conscription militaire avait répandu dans tout le pays une terreur panique ; le peuple exaspéré courut aux armes. Ce fut une jacquerie aveugle, impitoyable, une soif de sang assouvie à longs traits, guerre aux châteaux et aux villes, incendie, pillage, massacre, viol, tous les excès d’une populace abrutie et dégradée, mais conservant encore l’énergie des natures primitives. Dans les premiers jours de la révolte, deux cent soixante-quatre châteaux furent brûlés, cent vingt gentilshommes égorgés, et seize mille furieux se répandirent dans les campagnes, écrasant sous l’impulsion de leur masse aveugle toutes les forces qu’on leur opposait. L’empereur promit en vain l’amnistie à ceux qui se repentiraient, la révolte devenait tous les jours plus formidable, plus sanguinaire, car elle avait trouvé un chef digne d’elle. Ce fut un certain Nicolas Urz, surnommé Horjah, qui, par la puissance de son caractère, parvint à dominer, à discipliner ces hordes sauvages. Il y avait dans ce paysan l’étoffe d’un grand homme : sa ruse et sa pénétration égalaient son audace ; il grandit avec sa position, ses idées se développèrent avec sa fortune, et il comprit si bien cette guerre de partisans, qu’il put tenir tête, pendant plusieurs mois à trois habiles généraux, tantôt les fatiguant dans d’inutiles poursuites, tantôt les surprenant par de brusques retours, présent partout et partout insaisissable. Le gouvernement autrichien jugea cet homme si dangereux, qu’il eut recours aux négociations, désespérant de le vaincre. Dans un mouvement d’orgueil insensé, Horjah, traitant d’égal à égal avec l’empereur, envoya aux Autrichiens l’ultimatum suivant « La noblesse serait abolie, les gentilshommes abandonneraient leurs biens, qui seraient partagés entre les paysans. Ceux d’entre les gentilshommes qui renonceraient à leur noblesse, et abjureraient le catholicisme pour embrasser la religion grecque, obtiendraient paix et liberté. L’impôt serait également réparti toutes les classes de citoyens. Enfin le peuple magyare devait reconnaître Horjah pour son capitaine-général jusqu’à la libre élection d’un roi choisi par les représentans de la nation. »

On repoussa ces conditions inadmissibles, et Horjah, attaqué par de nouvelles armées, se rejeta sur la Trausylvanie. Il portait alors le nom de capitaine et haut administrateur du corntat d’Huniade, duc de Chrysialis et roi de Davie ; mais sa fortune l’abandonna bientôt, et la trahison le livra aux mains des Autrichiens. La figure de ce démocrate hongrois, qui sort tout à coup de l’ombre, lutte pendant quelques instans avec l’empereur d’Allemagne, et, après avoir rêvé un trône, s’en va mourir sur la roue à l’angle d’un chemin, n’est pas indigne de l’histoire, car elle personnifie tout un peuple. Le génie magyare s’était incarné dans Horjah avec son indomptable énergie, sa fière indépendance et ses vastes mais confuses espérances. Cette nationalité hongroise est si vivace, qu’elle a résisté à tous les efforts de la politique autrichienne ; elle se réveille aujourd’hui, plus puissante, plus jeune que jamais, et prépare au successeur de M. de Metternich de sérieux embarras.

Joseph II, je l’ai déjà dit, avait laissé entrevoir à la noblesse hongroise une guerre prochaine avec la Turquie ; obligé de renoncer pour jamais à la Bavière, il voulait réparer cet échec de sa politique par la conquête des provinces danubiennes, et, en mai 1787, il conclut avec l’impératrice de Russie une alliance offensive pour la conquête et le démembrement de la Turquie d’Europe, pendant ce merveilleux voyage de Kherson que M. de Ségur a décrit avec tant de charme. Ainsi, derrière les fêtes splendides, les féeriques créations de Potemkin, qui improvisait des flottes, des villes et des populations de parade sur le passage de sa souveraine, se cachaient de grands desseins, de formidables préparatifs. Les cabinets de l’Europe n’eurent que de vagues soupçons de cette alliance qui devait changer les conditions de l’équilibre du monde, et ils ne virent qu’une jactance tartare dans l’inscription gravée sur la porte de Kherson : C’est ici le chemin de Constantinople. L’ouverture de la campagne fut fixée à l’année suivante ; chacune des deux puissances promit de mettre en ligne deux cent mille soldats. Joseph partit en toute hâte pour organiser son armée ; une autre cause rendait d’ailleurs sa présence à Vienne indispensable, les Pays-Bas étaient en feu. Les communes de Flandre, soulevées, pour la défense des privilèges de la joyeuse entrée, avaient trouvé leur Artevelde dans l’avocat Van-der-Noth. Le cardinal de Frankenberg, archevêque de Malines, et le duc d’Aremberg assurèrent à la révolte, qui devenait une révolution, l’appui du clergé et de la noblesse. Après de longues hésitations et de brusques contre-ordres, l’empereur se résolut à faire les plus larges concessions ; mais l’heure des transactions était passée, le flot des idées débordées devait suivre son cours et prendre son niveau. Joseph reçut cette réponse solennelle des révolutions accomplies : Il est trop tard ! Les états, assemblés à Bruxelles, établirent un congrès souverain et constituèrent la république des États-Unis Belgiques, dont l’archevêque de Malines devint le président, Van-der-Noth le premier ministre, et Van-der-Meersh le généralissime. Les cabinets européens virent avec une satisfaction secrète le mouvement dont je viens d’indiquer les résultats en anticipant de quelques années sur les événemens. Les rois, qui redoutaient la puissance de Joseph et détestaient ses réformes, acceptèrent la révolution comme un double échec pour son autorité envahissante et pour ses plans subversifs. Seul, le pape intervint en faveur de l’autorité impériale par un bref vraiment évangélique adressé au clergé flamand ; mais la voix du chef de l’église fut dédaigneusement repoussée par ce peuple qui se révoltait pour défendre un séminaire.

L’empereur, cruellement blessé de l’ingratitude de ses sujets, ne devait pas voir se consommer la perte des Pays-Bas. Chacune des phases de la révolte, en déchirant son cœur, semblait épuiser en lui les sources de la vie. De toutes parts, les obstacles s’entassaient sous ses pas ; ses ennemis étaient ardens, nombreux, insaisissables, et il cherchait en vain autour de lui une sympathie, une amitié. Kaunitz, qui voyait baisser la puissance et la vie de son maître, s’enveloppait dans une réserve respectueuse ; il n’avait jamais approuvé les réformes de Joseph II même en les faisant exécuter, et il prévoyait bien que Léopold de Toscane renverserait l’œuvre de son frère, le jour de son avènement. Joseph, découragé, lui écrivait : « Lorsqu’un Néron ou un Denis de Syracuse ont agi en despotes cruels, impitoyables ; lorsque d’autres princes, abusant de la puissance que le sort leur avait confiée, n’ont songé qu’à satisfaire leurs passions, ils devaient s’attendre à rencontrer des obstacles à leur volonté et une légitime résistance ; mais moi, je me suis constamment occupé à vaincre les préjugés qui assiégent mes états, à gagner la confiance de mon peuple, n’épargnant ni peine, ni fatigue, ni tourmens, réfléchissant mûrement sur les moyens que j’employais, et cependant je trouve partout des obstacles, même chez ceux sur qui je croyais pouvoir le plus compter. Comme souverain, je ne mérite pas la défiance de mes sujets. Si les devoirs de mon rang ne m’étaient pas connus, si je n’étais pas moralement persuadé que je suis destiné par la Providence à porter avec la couronne le fardeau des devoirs qui y sont attachés, mon mécontentement me porterait à désirer la fin de ma vie. La mort me semble le seul moyen d’éviter de voir ce que m’annoncent des pressentimens trop réels basés sur les faits actuels, mais je connais mon cœur. Intimement persuadé de l’intégrité de mes vues, j’espère que lorsque j’aurai cessé d’exister, la postérité, plus équitable, plus impartiale, appréciera tout ce que j’ai fait pour mon peuple avant de me juger. »

Joseph chercha une diversion à sa douleur, en se consacrant tout entier aux formidables préparatifs de la guerre prochaine ; Lascy avait conçu le plan de campagne, qui consistait à former un immense cordon militaire s’étendant de la Gallicie à la mer Adriatique, pour aller se renouer avec l’armée russe autour de la forteresse de Choczim. L’empereur devait conduire en personne l’armée principale qui opérerait sur le Danube et sur la Save. On forma cinq autres corps détachés pour couvrir la Bukowine, la Transylvanie, le Banat, l’Esclavonie et la Croatie. L’effectif des six corps d’armée était de 245,000 hommes avec 36,000 chevaux et 898 pièces de tout calibre. Le corps principal s’élevait à 125,000 hommes avec 20,000 chevaux. Joseph, avec d’aussi puissans moyens d’action, se promettait les plus magnifiques résultats, et pourtant toutes ses illusions furent cruellement dissipées. Une attaque imprévue, du roi de Suède, en Finlande, paralysa l’action de l’armée russe du Danube, et le grand-vizir Joussouf-Pacha, se jetant avec audace sur les lignes autrichiennes trop étendues, en rompit de réseau, ravagea la Basse-Hongrie, et, tombant à l’improviste sur les derrières du corps principal commandé par l’empereur, l’obligea à une retraite précipitée qui ressemblait beaucoup à une déroute.

Joseph II ne sut déployer dans cette campagne qu’une prodigieuse activité et un brillant courage, exposant sa couronne d’empereur comme un bonnet de grenadier, disaient les soldats ; mais on ne reconnut en lui aucune des qualités du général : il manquait de sang-froid et de résolution, son esprit n’avait pas ces ressources inattendues qui réparent un désastre, et ces hardiesses qui, venues à propos, décident les grandes victoires. Il ne sut pas inspirer à ses troupes la confiance, qui est la première condition du succès ; aussi l’armée autrichienne, quoique supérieure en nombre à ses audacieux ennemis, fut-elle démoralisée au premier échec ; l’empereur lui-même s’exagéra la grandeur du péril, et, après la déroute de Lugosh, il adressa à ses troupes cette proclamation désespérée : « Soldats ! ne voyez dans les Turcs que des bêtes féroces qu’il faut détruire. Souvenez-vous, enfans, que, de quelque côté que vous tourniez vos pas dans cette contrée, vous foulez les restes des musulmans tombés jadis sous les coups de vos pères. Le sort de l’empire est entre vos mains, votre empereur marche à votre tête, il ne faut pas songer à la retraite, il n’en est plus pour nous ; nous n’avons de choix qu’entre la mort et la victoire. »

La situation n’était pourtant pas assez compromise pour justifier de telles paroles ; l’empereur, reconnaissant son insuffisance, appela le vieux Laudon, que les Turcs avaient surnommé le diable allemand, et qui, reprenant une offensive vigoureuse, marcha sur Belgrade et s’en rendit maître. Joseph rentra à Vienne, mourant, désespéré. Une fièvre prise dans les marais du Danube minait lentement ses forces, et les soucis du gouvernement, l’opposition toujours croissante qui entravait ses réformes, épuisaient son courage. « Talens à part, je fais ce que je puis, disait-il ; mais personne ne me soutient, ni dans l’arrangement ni dans la conduite. Bureaux, directions, nobles et bourgeois, grands et petits, prêtres et laïques, tous s’accordent en un seul point, celui de mettre de continuelles entraves dans les rouages de la machine. » Joseph II n’était pas fait pour la lutte ; il n’avait pas une de ces natures agressives que la difficulté excite, que l’obstacle encourage, que le péril aiguillonne, et qui grandissent dans la mêlée. Toutes ses espérances étaient évanouies, tous ses plans renversés ; il n’avait plus de but à sa vie, et il conservait encore, cruelle torture de l’ame, la volonté des grandes choses, sans en avoir la puissance. Ses réformes, mal comprises, calomniées, n’avaient pas développé leurs germes féconds, que le temps seul pouvait mûrir. Le désordre momentané que produisaient d’aussi profondes modifications dans les lois et dans les mœurs paraissait aux yeux des hommes la conséquence naturelle d’une entreprise mal conçue. Quand les rêves les plus purs, les inspirations les plus élevées, les études, les efforts de toute une vie, n’aboutissent qu’à d’aussi tristes déceptions, quelle force humaine peut supporter une telle épreuve sans plier et s’affaisser dans la tombe ?

Le mécontentement des peuples se communiquait de proche en proche. Au bruit de la révolte des Pays-Bas, la Hongrie se soulevait plus sombre et plus menaçante, un frémissement sourd courait dans le Tyrol, et la Lombardie semblait n’attendre qu’un signal allumé sur les montagnes pour conquérir aussi son indépendance. Joseph, couché sur son lit de mort, voulut du moins éviter l’effusion du sang ; il déchira une partie de son œuvre, et rendit aux Hongrois leurs privilèges et la couronne de Presbourg. Cette relique nationale fut reçue avec un saint enthousiasme par la nation entière, et partout on éleva des arcs de triomphe devant elle.

Joseph ne pouvait plus réparer les désastres de sa fortune ; sa vie était usée, et, dans les premiers jours de l’année 1790, il vit approcher sa fin sans trouble et sans regret. Rien ne l’attachait plus à la terre, toutes ses espérances et toutes ses affections l’avaient précédé dans les cieux. Il était déjà mourant quand il apprit que sa nièce, l’archiduchesse Élisabeth, qu’il aimait comme sa fille, venait de succomber en couches. « Ah ! s’écria-t-il, je me croyais préparé à tout souffrir ; mais ce dernier malheur est au-dessus de mes forces. » Il voulut consacrer au bonheur de ses sujets jusqu’au dernier souffle de sa vie. La veille de sa mort, il donna encore quatre-vingts signatures, réglant le sort de tous ses serviteurs, et adressant un suprême adieu à ses rares amis et à ses soldats, dont il fut toujours le père. « Je me croirais coupable d’ingratitude, disait-il dans un dernier ordre du jour écrit de sa main, si, au moment de quitter la vie, je ne témoignais pas à mon armée combien j’ai été satisfait de son inébranlable fidélité, de son courage, de sa discipline… Je ne voulais pas descendre dans la tombe sans donner à mes soldats ce témoignage public de mon amour, et sans leur demander de conserver à l’état et à mon successeur la fidélité qu’ils m’ont toujours montrée. »

Le vieux comte de Haddeck, en pressant une dernière fois la main que lui tendait l’empereur, fut saisi d’une douleur si profonde, qu’il fut emporté sans connaissance, et suivit de près son maître au tombeau Dans la nuit du 19 au 20 février, qui fut la dernière de cette noble et malheureuse vie, on entendit Joseph s’écrier : « Seigneur, toi seul connais mon cœur ; je te prends à témoin que tout ce que j’ai entrepris n’avait pas d’autre but que le bonheur de mon peuple. Que ta volonté soit faite ! » Peu de momens après, il dit encore : « Comme homme et comme souverain, je crois avoir rempli tous mes devoirs. » Ces paroles, qui expliquent et résument toute sa vie, furent les dernières qui sortirent de ses lèvres. A cinq heures du matin, il parut s’endormir, et ne se réveilla plus.

L’empereur, dans son testament, réglait l’ordre et les dispositions de ses funérailles. Il n’avait jamais approuvé le pompeux appareil déployé par les grands de la terre dans ces tristes cérémonies, et les orgueilleux symboles dont on pare un cercueil, comme il appliquait toujours sans hésitation un principe qu’il croyait juste et vrai, il avait ordonné, dès les premières années de son règne, que l’égalité établie par la mort sur tous les hommes serait observée dans les funérailles. Son corps fut porté sans aucune pompe, ainsi qu’il l’avait prescrit, dans l’église des cordeliers ; où dorment tous les princes de la maison d’Autriche. Dans ses derniers momens, il avait, par un trait de bonté toute paternelle, donné ordre d’ouvrir et d’aérer à l’avance les caveaux funèbres, afin de soustraire à l’influence de cette humidité glacée, imprégnée de l’odeur du sépulcre, ceux qui devaient accompagner sa dépouille mortelle. Le deuil du peuple fut profond, Joseph vivait dans sa capitale comme un père au milieu de ses enfans. Sa bienveillance était égale pour tous, et il allait volontiers au-devant des besoins et des vœux du pauvre.

La Vie de Joseph II fut un enseignement de dignité et de haute moralité offert à ses peuples. Au milieu des séductions du rang suprême et des entraînemens d’une société brillante et corrompue, il garda l’austérité d’un sage, et donna à sa cour l’exemple des plus douces vertus. La franchise de ses manières, la vivacité de son esprit, la bonté de son cœur, sa parole énergique et colorée, exerçaient une séduction irrésistible sur tous ceux qui l’approchaient. La ruine de tous ses plans et de ses plus chères espérances abrégea sa vie sans aigrir jamais son humeur, et l’épreuve du malheur sembla rendre sa vertu plus sereine. L’histoire ne doit pas oublier que l’admirable règlement qui permet à tout sujet autrichien, fût-il couvert de haillons, de s’approcher de la personne de l’empereur et de déposer ses plaintes dans son cœur paternel, fut promulgué par Joseph II. Il a légué à ses successeurs cette sainte tradition. M. Ramshorn, dans son ouvrage, a eu le tort de négliger complètement tout ce côté familier et charmant de la vie de Joseph II. Par un penchant naturel de l’esprit germanique, il a trop idéalisé son héros ; son livre, plein de faits nouveaux et d’aperçus élevés, est cependant empreint d’une exagération systématique ; l’enthousiasme candide de l’auteur éclate en éblouissantes métaphores, et le dithyrambe empiète sur l’histoire. L’esprit, fatigué de suivre dans tous leurs détails tant de combinaisons, tant d’entreprises diverses, se reposerait volontiers sur quelques gracieux tableaux de la vie intime. Pour qu’un personnage historique soit intéressant, il faut qu’il touche à l’humanité par des passions, par des faiblesses. Faute de cet élément sympathique, la figure de Joseph II, sous la plume de l’écrivain allemand, pourra paraître un peu froide à des lecteurs français. C’est un vice regrettable dans un livre aussi remarquable, du reste, que l’est celui de M. Ramshorn.

Il y a des hommes qui résument une époque, une situation, qui personnifient un principe, et qu’on peut juger d’un seul coup d’œil, car leur génie est en quelque sorte d’une seule pièce. Il n’en est pas ainsi de Joseph II, dont l’œuvre fut trop multiple, et dont le génie impatient et mobile manqua d’unité. Les instincts du gouvernant se mêlent en lui aux aspirations du philosophe, et la passion des conquêtes à l’amour de l’humanité. Aussi, pour arriver à une appréciation exacte de ses réformes, faut-il, comme l’a fait très judicieusement M. Ramshorn, les diviser en deux classes, celles qui furent dictées par l’esprit de gouvernement, et celles qui furent dictées par l’esprit d’humanité ; les premières ne devaient pas survivre à la volonté arbitraire qui les imposa, elles furent repoussées et par le peuple et par les grands. Le peuple refusa de se soumettre à une direction dont le but n’était pas distinct, car une nation ne s’enthousiasme pas pour une idée purement abstraite ; il faut que la cause qu’elle embrasse ait une figure, un symbole. Joseph d’ailleurs ne trouva pas, comme Cromwell et Bonaparte, des esprits exaltés par les révolutions et tout prêts pour les grandes choses ; il avait tout à créer, jusqu’aux instrumens de l’œuvre gigantesque qu’il voulait entreprendre. Ces instrumens lui firent défaut ; il ne trouva dans ceux qui l’entouraient aucun appui. La noblesse résistait sourdement, son propre frère Léopold lui était hostile, les ministres qu’il employa manquaient de foi et de dévouement. Kaunitz lui-même, fidèle aux traditions de la maison de Habshourg, embrassait sans doute avec ardeur tous les projets d’agrandissement et de conquête, mais il était presque ouvertement opposé à la plupart des réformes intérieures. Seul contre tous, Joseph crut pouvoir tout par lui-même, et, n’opposant aux obstacles du dedans et du dehors que la seule force de sa volonté, il mit un noble orgueil à cette lutte démesurée qui devait épuiser ses forces ; il avait compté former à son école et pénétrer de son esprit le fils de son frère, ce jeune François, qui fut le dernier empereur d’Allemagne ; la mort ne lui en laissa pas le temps. Ce fut Léopold de Toscane qu’elle lui donna pour héritier, et dès-lors il fut aisé de prévoir le sort d’une œuvre qui reposait sur la tête d’un seul homme. Léopold n’aimait pas son frère, bien qu’il professât cependant les mêmes doctrines philosophiques. Son cœur était naturellement bon, son esprit cultivé ; il avait su rendre la Toscane heureuse et florissante ; sa tâche eût donc été facile en Autriche. Pour recueillir tout le bénéfice des innovations, ils n’avait besoin ni de génie, ni de courage, mais seulement de persévérance. Il n’en fut pas ainsi. Les premiers actes de son règne signalèrent la réaction qui allait s’ouvrir. Pour satisfaire les bruyantes réclamations de quelques intérêts particuliers froissés par le bien général, le nouvel empereur sacrifia la protection exclusive accordée à la production nationale, et la centralisation qui devait réaliser l’unité autrichienne. Avant même d’entrer à Vienne, Léopold déclara qu’à ses yeux les assemblées provinciales étaient les colonnes de l’état, et il se hâta de les rétablir. Toutefois cette partie des réformes de Joseph qui avait été dictée par l’esprit d’humanité, suivant l’expression de M. Ramshorn, fut respectée par son successeur. L’édit de tolérance et les règlemens sur l’éducation ont exercé sur les mœurs publiques une action profonde et salutaire. Ainsi Joseph II, dans un règne si court et traversé par tant de désastres, luttant seul contre la malveillance des hommes et l’inertie des choses, a pu cependant léguer à son peuple d’immenses bienfaits ; un grand nombre des règlemens administratifs qu’il introduisit sont abrogés, il est vrai, mais l’esprit. des réformes a survécu : il se conserve au sein de l’empire pour des jours meilleurs, et, comme l’a dit M. de Metternich, peu suspect de partialité en pareille matière, Joseph II a inoculé la révolution à l’Autriche.


GUSTAVE GARRISSON.

  1. Livraison du 1er septembre 1843.