Joseph Fourier (Arago)/Introduction

Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 295-298).
I  ►


JOSEPH FOURIER


BIOGRAPHIE LUE EN SÉANCE PUBLIQUE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, LE 18 NOVEMBRE 1833.



Messieurs, un académicien, jadis, ne différait d’un autre académicien, que par le nombre, la nature et l’éclat de ses découvertes. Leur vie, jetée en quelque sorte dans le même moule, se composait d’événements peu dignes de remarque. Une enfance plus ou moins studieuse ; des progrès tantôt lents, tantôt rapides ; une vocation contrariée par des parents capricieux ou aveugles ; l’insuffisance de fortune, les privations qu’elle amène à sa suite, trente ans d’un professorat pénible et d’études difficiles, tels étaient les éléments tout ordinaires dont le talent admirable des anciens secrétaires de l’Académie a su tirer ces tableaux si piquants, si spirituels, si variés, qui forment un des principaux ornements de vos savantes collections.

Les biographes sont aujourd’hui moins à l’étroit. Les convulsions que la France a éprouvées pour sortir des langes de la routine, de la superstition et du privilége, ont jeté au milieu des orages de la vie politique des citoyens de tous les âges, de toutes les conditions, de tous les caractères. Aussi, l’Académie des sciences a-t-elle figuré dans l’arène dévorante où, durant quarante années, le fait et le droit se sont tour à tour arraché le pouvoir par un glorieux contingent de combattants et de victimes !

Reportez, par exemple, vos souvenirs vers l’immortelle Assemblée nationale. Vous trouverez à sa tête un modeste académicien, modèle de toutes les vertus privées, l’infortuné Bailly, qui, dans les phases diverses de sa vie politique, sut concilier l’amour passionné de la patrie avec une modération que ses plus cruels ennemis eux-mêmes ont été forcés d’admirer.

Lorsque, plus tard, l’Europe conjurée lance contre la France un million de soldats ; lorsqu’il faut improviser quatorze armées, c’est l’ingénieux auteur de l’Essai sur les machines et de la Géométrie de position, qui dirige cette opération gigantesque. C’est encore Carnot, notre honorable confrère, qui préside à l’incomparable campagne de dix-sept mois, durant laquelle des Français, novices au métier des armes, gagnent huit batailles rangées, sortent victorieux de cent quarante combats, occupent cent seize places fortes, deux cent trente forts ou redoutes, enrichissent nos arsenaux de quatre mille canons, de soixante-dix mille fusils, font cent mille prisonniers, et pavoisent le dôme des Invalides de quatrevingt-dix drapeaux. Pendant le même temps, les Chaptal, les Fourcroy, les Monge, les Berthollet, concouraient aussi à la défense de la nationalité française, les uns en arrachant à notre sol, par des prodiges d’industrie, jusqu’aux derniers atomes de salpêtre qu’il pouvait contenir ; les autres, en transformant, à l’aide de méthodes nouvelles et rapides, les cloches des villes, des villages, des plus petits hameaux, en une formidable artillerie, dont nos ennemis croyaient, dont ils devaient croire, en effet, que nous étions dépourvus. À la voix de la patrie menacée, un autre académicien, le jeune et savant Meunier, renonçait sans effort aux séduisantes occupations du laboratoire : il allait s’illustrer sur les remparts de Kœnigstein, contribuer en héros à la longue défense de Mayence, et ne recevait la mort, à quarante ans, qu’après s’être placé au premier rang d’une garnison brillaient les Aubert-Dubayet, les Beaupuy, les Haxo, les Kléber.

Comment pourrais-je oublier ici le dernier secrétaire de l’ancienne Académie ? Suivez-le dans une assemblée célèbre ; dans cette Convention dont on pardonnerait presque le sanglant délire, en se rappelant combien elle fut glorieusement terrible aux ennemis de notre indépendance, et toujours vous voyez l’illustre Condorcet, exclusivement occupé des grands intérêts de la raison et de l’humanité. Vous l’entendez « flétrir le honteux brigandage qui depuis deux siècles dépeuplait, en le corrompant, le continent africain ; » demander avec les accents d’une conviction profonde, qu’on purifie nos codes de cette affreuse peine capitale qui rend l’erreur des juges à jamais irréparable ; il est l’organe officiel de l’assemblée toutes les fois qu’il faut parler aux soldats, aux citoyens, aux factions, aux étrangers, un langage digne de la France ; il ne ménage aucun parti, leur crie sans cesse « de s’occuper un peu moins d’eux-mêmes et un peu plus de la chose publique ; » il répond enfin à d’injustes reproches de faiblesse, par des actes qui lui laissent, pour toute alternative, le poison ou l’échafaud.

La révolution française jeta aussi le savant géomètre dont je dois aujourd’hui célébrer les découvertes, bien loin de la route que le sort paraissait lui avoir tracée. Dans des temps ordinaires, c’est de dom Joseph Fourier que le secrétaire de l’Académie aurait dû vous entretenir ; c’est la vie tranquille et retirée d’un bénédictin qu’il eût déroulée devant vous. La vie de notre confrère sera au contraire, agitée et pleine de périls ; elle se passera dans les dangereux combats du forum ; au milieu des hasards de la guerre, en proie à tous les soucis d’une administration difficile. Cette vie, nous la trouverons étroitement enlacée aux plus grands événements de notre époque. Hâtons-nous d’ajouter qu’elle sera toujours digne, honorable, et que les qualités personnelles du savant rehausseront l’éclat de ses découvertes.