Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 327-330).
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FOURIER PRÉFET DE L’ISÈRE


À peine de retour en Europe, Fourier fut nommé (le 2 janvier 1802) préfet du département de l’Isère. L’ancien Dauphiné était alors en proie à des dissensions politiques ardentes. Les républicains, les partisans de l’émigration, ceux qui s’étaient rangés sous les bannières du gouvernement consulaire, formaient autant de castes distinctes entre lesquelles tout rapprochement semblait impossible. Eh bien, Messieurs, l’impossible, Fourier l’opéra. Son premier soin fut de faire considérer l’hôtel de la préfecture comme un terrain neutre, où chacun pouvait se montrer sans même l’apparence d’une concession. La seule curiosité, d’abord, y amena la foule ; mais la foule revint, car, en France, elle déserte rarement les salons où l’on trouve un hôte poli, bienveillant, spirituel sans fatuité et savant sans pédanterie. Ce qu’on avait divulgué des opinions de notre confrère sur l’antibiblique ancienneté des monuments égyptiens inspirait surtout de vives appréhensions au parti religieux ; on lui apprit adroitement que le nouveau préfet comptait un saint dans sa famille ; que le bienheureux Pierre Fourier, instituteur des religieuses de la congrégation de Notre-Dame, était son grand-oncle, et cette circonstance opéra un rapprochement que l’inébranlable respect du premier magistrat de Grenoble pour toutes les opinions consciencieuses cimenta chaque jour davantage.

Dès qu’il fut assuré d’une trêve avec les partis politiques et religieux, Fourier put se livrer sans réserve aux devoirs de sa place. Ces devoirs, il ne les faisait pas seulement consister à entasser sans mesure et sans profit, paperasse sur paperasse. Il prenait une connaissance personnelle des projets qui lui étaient soumis ; il se faisait le promoteur infatigable de tous ceux que des préjugés cherchaient à étouffer dans leur germe. On doit ranger dans cette dernière classe la superbe route de Grenoble à Turin par le Mont Genèvre, que les événements de 1814 sont venus si malheureusement interrompre, et surtout le dessèchement des marais de Bourgoin.

Ces marais, que Louis XIV avait donnés au maréchal de Turenne, étaient un foyer d’infection pour les trente-sept communes dont ils couvraient en partie le territoire. Fourier dirigea personnellement les opérations topographiques qui établirent la possibilité du desséchement. Ces documents à la main, il alla de village en village, je dirais presque de maison en maison, régler le sacrifice que chaque famille devait s’imposer dans l’intérêt général. À force de ménagements, de tact, de patience « en prenant l’épi dans son sens et jamais à rebours, » trente-sept conseils municipaux furent amenés à souscrire une transaction commune, sans laquelle l’opération projetée n’aurait pas même pu avoir un commencement d’exécution. Le succès couronna cette rare persévérance. De riches moissons, de gras pâturages, de nombreux troupeaux, une population forte et heureuse, couvrent aujourd’hui un immense territoire, où jadis le voyageur n’osait pas s’arrêter seulement quelques heures.

Un des prédécesseurs de Fourier dans la charge de secrétaire perpétuel de l’Académie, crut un jour devoir s’excuser d’avoir rendu un compte détaillé de certaines recherches de Leibnitz qui n’avaient point exigé de grands efforts d’intelligence : « On doit être, disait-il, fort obligé à un homme tel que lui, quand il veut bien, pour l’utilité publique, faire quelque chose qui ne soit pas de génie ! » Je n’ai pas à concevoir de pareils scrupules : aujourd’hui les sciences sont envisagées de trop haut pour qu’on puisse hésiter à placer au premier rang des travaux dont elles s’honorent, ceux qui répandent l’aisance, la santé, le bonheur au sein des populations ouvrières.

En présence d’une partie de l’Académie des inscriptions ; dans une enceinte où le nom d’hiéroglyphe a si souvent retenti je ne puis pas me dispenser de dire le service que Fourier rendit aux sciences en leur conservant Champollion. Le jeune professeur d’histoire à la faculté des lettres de Grenoble vient d’atteindre vingt ans. Le sort l’appelle à prendre le mousquet. Fourier l’exempte en s’appuyant sur le titre d’élève de l’École des langues orientales, que Champollion avait eu à Paris. Le ministère de la guerre apprend que l’élève donna jadis sa démission ; il crie à la fraude et lance un ordre de départ foudroyant, qui semble même interdire l’idée d’une réclamation. Fourier cependant ne se décourage point ; ses démarches sont habiles et pressantes ; il fait enfin une peinture si animée du talent précoce de son jeune ami, qu’elle arrache au pouvoir un décret d’exemption spécial. Il n’était pas facile, Messieurs, d’obtenir de pareils succès. À la même époque, un conscrit, membre de notre Académie, ne parvenait à faire révoquer son ordre de départ qu’en déclarant qu’il suivrait à pied, et en costume de l’Institut, le contingent de l’arrondissement de Paris dans lequel il se trouvait classé.