Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 301-305).
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MÉMOIRE
SUR LA RÉSOLUTION DES ÉQUATIONS NUMÉRIQUES.


À la fin de 1789, Fourier se rendit à Paris, et lut devant l’Académie des sciences un mémoire concernant la résolution des équations numériques de tous les degrés. Ce travail de sa première jeunesse, notre confrère ne l’a pour ainsi dire jamais perdu de vue. Il l’expliquait, à Paris, aux élèves de l’École polytechnique ; il le développait sur les bords du Nil, en présence de l’Institut d’Égypte ; à Grenoble, depuis 1802, c’était le sujet favori de ses entretiens avec les professeurs de l’École centrale ou de la Faculté des sciences ; ce mémoire, enfin, renfermait les fondements de l’ouvrage que Fourier faisait imprimer lorsque la mort vint le frapper.

Un sujet scientifique n’occupe pas tant de place, dans la vie d’un savant du premier ordre, sans avoir de l’importance et de la difficulté. La question d’analyse algébrique dont il vient d’être fait mention, et que Fourier a étudiée avec une si remarquable persévérance, n’est pas une exception à cette règle. Elle se présente dans un grand nombre d’applications du calcul au mouvement des astres ou à la physique des corps terrestres et, en général dans les problèmes qui conduisent à des équations d’un degré élevé. Dès qu’il veut sortir du domaine des abstractions, le calculateur a besoin des racines de ces équations ; ainsi, l’art de les découvrir à l’aide d’une méthode uniforme, soit exactement, soit par approximation, a dû de bonne heure exciter la sollicitude des géomètres.

Un œil attentif aperçoit déjà quelques traces de leurs efforts, dans les écrits des mathématiciens de l’école d’Alexandrie, Ces traces, il faut le dire, sont si légères, si imparfaites, qu’on aurait vraiment le droit de ne faire remonter la naissance de cette branche de l’analyse qu’aux excellents travaux de notre compatriote Viet. Descartes, à qui on rend une justice bien incomplète quand on se contente de dire qu’il nous apprit beaucoup en nous apprenant à douter, s’occupa aussi un moment de ce problème, et y laissa l’empreinte ineffaçable de sa main puissante. Hudde donna pour un cas particulier, mais très-important, des règles auxquelles on n’a depuis rien ajouté ; Rolle, de l’Académie des sciences, consacra à cette unique question sa vie tout entière. Chez nos voisins d’outre-mer, Harriot, Newton, Mac-Laurin, Stirling, Waring, je veux dire tout ce que, dans le dernier siècle, l’Angleterre produisit de géomètres illustres, en firent aussi l’objet de leurs recherches. Quelques années après, les noms de Daniel Bernouilli, d’Euler, de Fontaine, vinrent s’ajouter à tant de grands noms. Lagrange, enfin entra à son tour dans la carrière, et, dès ses premiers pas, il substitua aux essais imparfaits, quoique fort ingénieux, de ses prédécesseurs, une méthode complète et à l’abri de toute objection. À partir de ce moment, la dignité de la science était satisfaite ; mais, en pareille matière, il ne serait pas permis de dire avec le poëte :


« Le temps ne fait rien à l’affaire. »


Or, si les procédés inventés par Lagrange, simples dans leur principe, applicables à tous les cas, ont théoriquement le mérite de conduire au résultat avec certitude, ils exigeraient, d’autre part, des calculs d’une longueur rebutante. Il restait donc à perfectionner la partie pratique de la question : il fallait trouver les moyens d’abréger la route, sans lui rien faire perdre de sa sûreté. Tel était le but principal des recherches de Fourier, et ce but il l’a atteint en grande partie.

Descartes avait déjà trouvé dans l’ordre suivant lequel se succèdent les signes des différents termes d’une équation numérique quelconque, le moyen de décider, par exemple, combien cette équation peut avoir de racines réelles positives. Fourier a fait plus : il a découvert une méthode pour déterminer en quel nombre les racines également positives de toute équation, peuvent se trouver comprises entre deux quantités données. Ici certains calculs deviennent nécessaires, mais ils sont très-simples, et quelque précision que l’on désire, ils conduisent sans fatigue aux solutions cherchées.

Je doute que l’on puisse citer une seule découverte scientifique de quelque importance qui n’ait pas suscité des discussions de priorité. La nouvelle méthode de Fourier pour résoudre les équations numériques est, sous ce rapport, largement comprise dans la loi commune. On doit, au surplus, reconnaître que le théorème qui sert de base à cette méthode a été d’abord publié par M. Budan ; que, d’après une règle qu’ont solennellement sanctionnée les principales académies de l’Europe, et dont les historiens des sciences ne sauraient s’écarter sans tomber dans l’arbitraire et la confusion, M. Budan doit être considéré comme inventeur. Je dirai, avec une égale assurance, qu’il serait impossible de refuser à Fourier le mérite d’être arrivé au but par ses propres efforts. Je regrette même que pour établir des droits que personne n’entendait nier, il ait jugé nécessaire de recourir à des certificats d’anciens élèves de l’École polytechnique ou de professeurs de l’Université. Puisque notre confrère avait la modestie de croire que sa simple déclaration ne devait pas suffire, pourquoi, et cet argument eût été plein de force, ne faisait-il pas remarquer à quel point sa démonstration diffère de celle de son compétiteur ? Démonstration admirable, en effet, et tellement imprégnée des éléments intimes de la question, qu’un jeune géomètre, M. Sturm, vient d’en faire usage pour établir la vérité du beau théorème à l’aide duquel il détermine, non de plus simples limites, mais le nombre exact de racines d’une équation quelconque, qui sont comprises entre deux quantités données.