Joseph Chamberlain et le socialisme d’État

Joseph Chamberlain et le socialisme d’État
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 96 (p. 393-427).
JOSEPH CHAMBERLAIN
ET
LE SOCIALISME D'ETAT

Un enchaînement singulier de circonstances a fait d’un radical, M. Joseph Chamberlain, l’arbitre et l’inspirateur de la politique intérieure de l’Angleterre sous un gouvernement conservateur. N’eût-il de portée que pour nos voisins, le fait serait assez curieux et assez rare pour suggérer l’envie d’étudier l’homme et la situation : celle-ci dans ses origines et dans ses développemens, celui-là dans ses talens et dans sa doctrine.

Mais nous avons d’autres raisons de nous intéresser à M. Chamberlain. S’il est l’ami des démocrates américains, il est l’élève des démocrates français, un élève qui, en beaucoup de points, dépasse et corrige ses maîtres. Longtemps on l’a pris, ou l’on a feint de le prendre pour un révolutionnaire. En réalité, c’est un législateur-né, un organisateur, un constructeur de sociétés. Par là, il est l’homme de l’heure présente ; il marque le second âge de la démocratie, où, après avoir détruit, elle a la mission et le devoir de rebâtir.

L’Angleterre fera-t-elle l’économie d’une révolution ? Résoudra-t-elle, sans verser une goutte de sang, la question politique et la question sociale ? Une oligarchie, fondée sur la grande propriété territoriale, ayant pour organe un parlement omnipotent, s’évanouira-t-elle sans secousse, usée, amincie chaque jour, et, disparaissant enfin comme un rideau de gaze, laissera-t-elle voir un état populaire, vigoureusement décentralisé, se gouvernant lui-même, où la puissance publique sera d’autant plus forte qu’elle se retrempera sans cesse à sa source et s’exercera sans intermédiaires ? Ce n’est pas à un étranger de risquer des prophéties : c’est beaucoup pour lui s’il réussit à poser le problème dans ses termes exacts et à présenter les caractères dans leurs lignes véritables. Ce qui est certain, c’est que la tâche dont je parle est à demi accomplie, et que Chamberlain en est le plus robuste et le plus intelligent ouvrier.


I

Joseph Chamberlain, l’aîné de neuf enfans, est né en 1836, à Camberwell, qui est un des grands quartiers du sud de Londres. Depuis plusieurs générations, les Chamberlain étaient fabricans de souliers en gros. Un de ses biographes a réussi à découvrir qu’en 1662 un de ses ancêtres maternels, appartenant à l’église d’Angleterre, avait perdu son bénéfice pour refus de serment. Je livre ce fait aux amateurs d’atavisme, en les priant toutefois de remarquer que, pour arriver à ce clergyman récalcitrant, il faut remonter six générations ; qu’à ce compte M. Chamberlain a soixante-trois autres ascendans du même degré, dont on ne nous dit rien ; que, dans le nombre, beaucoup ont pu jeter leur bonnet en l’air à la rentrée de Charles II et mendier les faveurs du nouveau pouvoir ; qu’ainsi la goutte de sang non-conformiste se trouverait noyée dans un flot de loyalisme, sinon de servilité ; que le mieux est de laisser à ceux qui en profitent les puérilités généalogiques, et d’étudier Joseph Chamberlain en lui-même, sans chercher à l’expliquer soit par le problématique ancêtre de 1662, soit par l’obscure et respectable dynastie de marchands de chaussures d’où il est sorti. Peut-être un jour, à l’âge où l’on se recueille, remontera-t-il vers le passé ? Peut-être, à son défaut, quelque témoin survivant de ses premières années nous apprendra-t-il ce que nous aimerions à savoir, ce que lut ce milieu sévère, je pense, à coup sûr laborieux et un peu monotone, où il a grandi, quelles lectures, quelles inclinations, quels spectacles commencèrent sa vie morale.

Nous savons seulement qu’il étudia à London University College, qu’à seize ans il entrait dans les affaires et, à dix-huit, partait pour Birmingham, où son père et son oncle Nettlefold s’étaient rendus acquéreurs d’une fabrique de boulons en bois. Il s’agissait d’exploiter le brevet d’une nouvelle invention, achetée à un Américain. Les débuts ne lurent pas heureux et les premiers bilans se soldèrent en perte. Ils se relevèrent lorsque le jeune homme, gagnant de l’expérience et des années, fit sentir son influence personnelle. Par des améliorations, des agrandissemens successifs, par l’absorption de maisons rivales ou plus petites, l’usine devint la plus considérable, en ce genre, de la région. On n’attend pas de moi que je fasse l’histoire de la maison Nettlefold et Chamberlain, et l’on se contentera de savoir qu’en 1874 Joseph Chamberlain se retirait des affaires, ayant passé, par sa propre industrie, de l’aisance où il était né à l’opulence où nous le voyons.

C’est à vingt-trois ans qu’il essaya ses talens oratoires dans la société de discussion d’Edgbaston. Là aussi les commencemens lurent difficiles. A part quelques cas de nervousness, tous les Anglais parlent facilement et mal. Pour eux, parler n’est pas un don, encore moins un art : c’est une fonction de la vie publique, aussi nécessaire à la société que la respiration ou la nutrition au corps humain. S’ils se faisaient de l’éloquence l’idée que nous en avons, ils n’ouvriraient jamais la bouche.

J’imagine que M. Chamberlain ne plaça point d’abord très haut son idéal oratoire. Mettre ses idées dans le meilleur jour possible, remuer parfois certains sentimens de l’âme chez ses auditeurs, égayer, çà et là, sa discussion d’une anecdote ou la fleurir d’une citation poétique, il n’en cherchait pas plus, on ne lui en demandait pas davantage. Peu à peu il apprit à penser à la tribune, à trouver à la fois les idées, leur ordre, leur expression, à concevoir une réplique en écoutant les argumens de l’adversaire. De sèche et d’hésitante qu’elle était d’abord, sa parole devint abondante, nourrie, véhémente, mais elle garda une sorte de rudesse populaire ou plutôt un arrière-goût de cette bourgeoisie non-conformiste qui regarde sévèrement les grâces et les élégances païennes d’Oxford et de Cambridge. « Je ne suis pas né, a-t-il dit un jour, je n’ai pas été élevé dans la phraséologie des écoles. » C’est dans son âge mûr qu’il a appris à sourire, et qu’il a découvert en lui une puissante faculté de moquerie oratoire.

Son credo politique était celui des radicaux avancés et se composait de deux articles principaux, le suffrage universel qui, avant la réforme électorale de 1867, paraissait aux uns une utopie dangereuse, aux autres un progrès lointain, et l’éducation obligatoire qui commençait à passionner les esprits et sur laquelle les deux grandes sections du parti libéral différaient d’avis. Les whigs acceptaient l’obligation sans la gratuité. Lorsqu’ils furent au pouvoir avec M. Gladstone, de 1869 à 1874, ils firent voter une loi sur l’instruction primaire, dont feu M. Forster était le principal auteur et qui était un bizarre compromis entre les erreurs de la veille et les vérités du lendemain. Elle posait le principe de l’obligation sans le rendre universel ni définitif. Elle créait dans chaque centre de population un comité scolaire (School-board), élu au scrutin secret par les contribuables, et qui avait pour mission non-seulement de subventionner les écoles religieuses déjà existantes, mais de créer, à côté de celles-ci ou à leur défaut, des écoles laïques, destinées à servir d’étalons et accessibles aux anglicans comme aux dissidens, aux wesleyens et aux baptistes, aussi bien qu’aux quakers et aux catholiques. Ces School-boards nommaient des inspecteurs chargés de visiter les écoles et de veiller à l’exécution de la loi. L’impôt qui devait subvenir au fonctionnement de ces services était perçu sous la forme d’une rétribution scolaire, directement exigible du père de famille. Loi bâtarde, loi de transition, nécessaire peut-être pour déblayer le terrain et préparer l’avenir dans un pays où, jusque-là, tout avait été abandonné, en matière d’instruction primaire, à l’initiative des individus ou des congrégations.

M. Chamberlain applaudissait, cela va sans dire, au principe général de la loi Forster, mais il en condamnait amèrement les détails. Il ne lui semblait pas possible de proclamer l’obligation sans assurer la gratuité et la laïcité de l’école. « Je ne me reposerai, disait-il, que quand nous serons débarrassés de cette taxe infâme. » Il collectionnait comme autant de documens les cas où le maître d’école et l’inspecteur, voulant imposer le versement de la rétribution scolaire, s’étaient trouvés en présence d’un dénûment absolu. Là, il n’y avait pas un penny à la maison ; ailleurs les enfans n’avaient pas mangé depuis deux jours ; ailleurs encore, on avait mis en gage les couvertures de laine et les vêtemens les plus essentiels pour acquitter la « taxe infâme. » Une femme disait : « Mon mari est trop pauvre pour payer et trop fier pour s’adresser à la paroisse. Il est capable de se faire sauter la cervelle. » Tous ceux qui se sont occupés des classes indigentes autrement que dans les journaux ou à la tribune savent combien il est malaisé de distinguer la misère authentique de la misère jouée. Parfois, on reconnaît la seconde à ce fait qu’elle est plus éloquente et plus touchante que la première. Toutes ces scènes de douleur qui émouvaient les auditeurs de M. Chamberlain ne se reproduisent-elles pas au passage des différens collecteurs qui recueillent l’income-tax, l’impôt des pauvres, et, dans les villes, les taxes municipales ? S’arrête-t-on, doit-on s’arrêter devant ces plaintes lamentables, devant cette mise en scène, plus ou moins sincère, de la détresse populaire ? Si l’instruction primaire est gratuite, il faudra que quelqu’un en paie les frais. La rétribution scolaire ne disparaîtra que pour renaître sous la forme d’une taxe anonyme, perdue dans la masse générale des impôts, et dont le poids pèsera principalement sur ceux qui n’envoient pas leurs enfans à l’école primaire. En d’autres termes, le riche paiera pour le pauvre. Cette conclusion n’est pas pour effrayer M. Chamberlain, et c’est sans doute une des raisons qui le rendent partisan de l’impôt progressif sur le revenu.

La question de la laïcité est encore plus délicate. Veuillez remarquer que le problème scolaire est susceptible de solutions très diverses, suivant les différens pays où il se pose. Autant je m’empresse de blâmer les malfaisans et imprudens promoteurs de la sécularisation des écoles françaises, autant j’hésite à condamner M. Chamberlain qui, en Angleterre, s’est voué à la même tâche. Dans un cas, laïcité veut dire la guerre, sourde et mesquine, faite aux croyances de ses adversaires par l’athéisme d’état ; dans l’autre, il ne signifie qu’une neutralité officielle qui assure le respect des minorités religieuses, en ouvrant l’école aux croyans de toutes les nuances comme un terrain commun et un lieu de trêve. Là où il ne trouve point un maître de sa religion, laquelle vaudra mieux pour l’enfant d’un catholique romain, l’école du gouvernement où il ne lui sera point parlé de Dieu ou bien l’école du ministre anglican où il lui en sera parlé contrairement à sa foi ? Le bon sens du lecteur répond. Cependant, pour éviter toute méprise sur l’état de l’opinion, je dois ajouter que le clergé des différens cultes n’envisage pas ainsi la loi de l’instruction primaire. En temps d’élections, les évêques catholiques stigmatisent, dans leurs mandemens, M. Chamberlain et ses amis, et, au cours d’une récente encyclique, Léon XIII a confondu dans une même réprobation l’œuvre qui se poursuit en France et celle qui s’achève en Angleterre.

Quoi qu’il en soit, ce fut cette question de l’instruction populaire qui fournit à M. Chamberlain sa première campagne et le fit sortir de l’obscurité. Membre, puis président du comité exécutif de l’éducation, à Birmingham, il était indiqué pour devenir, dès l’origine, membre du School-board, et il finit par y avoir la haute main. En 1869, il était conseiller municipal. Enfin, en 1873, il était nommé maire de Birmingham et, réélu les années suivantes, il signalait son règne de trois ans par une véritable transformation de sa patrie adoptive. Je ne dirai pas qu’il a trouvé un Birmingham de briques et qu’il a laissé un Birmingham de marbre. L’idée d’un Birmingham de marbre ferait sourire ceux qui ont habité ou traversé cette ville de boue, de brume, de bruit et de fumée. Mais de l’immense village, bâti sans plan et sans ordre, mal venu comme les enfans qui ont grandi trop vite, dont le centre n’était qu’un labyrinthe de ruelles infâmes, M. Chamberlain a fait une grande ville moderne, avec de larges artères, des monumens publics spacieux, sinon magnifiques. Il a repris des monopoles dont la ville s’était dessaisie, a fait sentir partout l’autorité municipale, énervée et comme affadie, réduite à de vaniteuses parades, à un échange de politesses surannées entre quelques snobs provinciaux. Il a déployé à la mairie de Birmingham cette décision énergique et rapide qui avait créé et enrichi la maison Nettlefold et Chamberlain. Il a fait vite, et il a fait grand. Il a montré aux gens de Birmingham ce qui plaît au populaire de tous les pays, l’honnête mélange du dictateur et du tribun, qui sait et qui parle, qui veut et qui agit.

De ce jour date l’affection étrange qui unit l’homme et la ville. Elle ne ressemble pas à ces liens fragiles que noue souvent la popularité politique. Parlez de Chamberlain à un homme de Birmingham ; son front s’éclaire, son regard brille. Dans le chef-d’œuvre d’Alphonse Daudet, vous rappelez-vous avec quelle familiarité caressante, quel naïf orgueil de mère ou de propriétaire, les électeurs de Roumestan parlent de leur favori ? « Notre Numa ! » A Birmingham on dit couramment « notre Joey. »

De son côté, M. Chamberlain éprouve pour cette ville où il est né à la vie publique un sentiment de filiale reconnaissance, auquel se mêle un peu de l’attachement superstitieux du joueur pour son fétiche. Une émotion, qui n’a rien de banal, s’empare de lui lorsqu’il se retrouve au milieu de ses amis de Birmingham : « Même quand je ne connais pas tous les noms, dit-il, les figures me sont familières. » Il y a vingt ans qu’il les revoit, à chaque occasion, ces bonnes faces amicales, épanouies, approbatives, passionnément attentives, qui aspirent ses paroles, clignent de l’œil, hochent de la tête, sourient d’avance à ce qu’il va dire et ne lui ont jamais refusé un hurrah, ni un grognement pour ses adversaires. Quand il se promène dans les rues, « il lui semble qu’il prend conscience de la pensée intime de Birmingham et qu’il s’en pénètre. » Sont-ce là les vaines flagorneries d’un démagogue habile à caresser la foule ? Non, car ce sentiment a inspiré la moitié de sa politique. Il croit aux petites patries dans la grande, et il a peut-être raison. Birmingham le connaît comme Athènes connaissait Périclès, comme Florence connaissait Degli Uberti, Gênes Doria, Florence Médicis. Quelle épreuve décisive pour les caractères et les talens que cette vie locale, au cercle rétréci ? L’homme qu’on voit passer chaque jour sur la place, dont on connaît tout le passé, dont la vie privée n’a pas de secrets, pourra-t-il longtemps cacher sa tare secrète, sa médiocrité d’âme ou sa faiblesse d’esprit ?

J’étais en Angleterre à l’époque où M. Chamberlain n’était encore qu’un grand homme de province. On se moquait de lui, et beaucoup, car il était le premier de son espèce. Les gens du monde colportaient, sur lui, de ces anecdotes où se complaît, dans tous les pays du monde, l’ineffable bêtise des salons réactionnaires. Les reporters et les caricaturistes lui avaient fabriqué, de toutes pièces, une sorte de légende moitié effrayante, moitié grotesque. Birmingham et son Joseph étaient l’objet de lazzi sans fin et surtout sans sel. Athée, républicain et partageux, c’est sous ce triple aspect qu’on le montrait aux bourgeois conservateurs. Je ne serais pas étonné d’apprendre que, dans les nurseries aristocratiques, les sous-nourrices de quelque jeune lord récalcitrant lui aient dit plus d’une fois : « Si votre Seigneurie continue, je la donnerai à Chamberlain ! »

Vers ce temps, — c’était, pour préciser, en novembre 187â, — le prince de Galles annonça sa visite à Birmingham. Qu’allait faire le prétendu leader républicain ? Former au nez du royal visiteur les « portes » de Birmingham ? Mais Birmingham, l’heureuse ville, n’a point de portes. Se retirer sous sa tente et protester par son absence ? On bien organiser un charivari dont il serait le chef d’orchestre et, au passage du Présomptif, enfoncer son chapeau sur ses yeux, avec un : « vive l’Irlande, monsieur ! » qui eût agréablement rappelé d’autres temps et d’autres lieux ? Le public s’attendait à quelque solennelle incongruité.

On dira du prince de Galles tout ce qu’on voudra, on ne peut méconnaître un trait charmant de son caractère : la crânerie avec laquelle il marche droit à l’ennemi, c’est-à-dire à l’homme politique, excentrique et réfractaire, qu’il veut apprivoiser. Dans ces momens-là il est vraiment prince. Beaucoup de tact caché sous beaucoup d’aisance. Son abord est si simple ! Sa poignée de main si naturelle, si chaude, si engageante ! Le regard de son œil bleu indique une si franche et si cordiale curiosité ! Les supériorités intellectuelles l’attirent ; auprès d’elles, son air amusé et charmé suffirait à inspirer, à mettre en verve : notre Gambetta en a su quelque chose, et, avant lui, Joseph Chamberlain.

De son côté, le maire de Birmingham ne montra ni embarras, ni raideur. Une chose lui rendit son rôle facile, c’est qu’en Angleterre, pays d’aristocratie, on se trouble moins, on s’incline moins bas devant les grands qu’en France, pays démocratique. M. Chamberlain reçut son hôte avec une parfaite convenance, et l’on m’a assuré que le prince eut conscience, ce jour-là, d’avoir serré la main de son futur premier ministre.


II

Il paraîtra tout simple au lecteur français que les dignités municipales acheminent un homme vers les honneurs parlementaires. Dans notre hiérarchie, en forme pyramidale, un degré mène à autre. Mais il n’en va pas ainsi chez nos voisins. Non seulement les magistratures locales ne conduisent pas à Westminster, mais elles en éloignent. En réalité, le parlement et les conseils municipaux se recrutent dans des classes différentes, le parlement parmi les cadets de famille noble, les grands propriétaires ruraux, les membres du barreau ou de l’église établie, les professeurs des universités, les industriels de premier ordre, les représentans de la banque et du haut négoce ; les assemblées municipales parmi les marchands de biens, les maîtres d’école, les négocians au détail et les médecins. Les conseils généraux (county-councils), qui datent d’un an à peine et qui sont, pour ainsi dire, la création de M. Chamberlain, amèneront la formation d’un personnel mixte. Les politiciens de Westminster et les politiciens locaux s’y croiseront, si je puis dire, et produiront, dans tout le corps social, une circulation plus active et plus libre de la vie politique. Mais, il y a quinze ans, rien n’était venu combler l’abîme entre les deux classes que j’ai indiquées. Les mairies de province étaient des impasses ; elles n’avaient d’autre utilité que de procurer, de temps à autre, à un vieil épicier le plaisir de porter la santé de la reine dans un banquet et d’être appelé Your Worship par ses cliens.

M. Chamberlain, en se présentant au parlement, tentait donc une sorte de révolution non contre les lois, mais contre les mœurs. Tout d’abord, il ne réussit pas : il semble que ce soit la destinée de cet homme d’état de commencer toujours par l’échec et de finir par le succès. A Sheffield, où il se porta en 1874, il avait pour concurrent un vieux comique parlementaire appelé Rœbuck. Tory radical à une époque où ce n’était pas la mode, M. Rœbuck était toujours seul de son opinion et eût immédiatement cessé d’en être si quelqu’un s’était avisé de la partager. Bonhomme, mais caustique, il avait effarouché de ses audaces inoffensives deux générations de députés. Bien qu’un peu momifié en 187â, les électeurs de Sheffield y tenaient encore et ne voulurent pas du grand homme que leur prêtait Birmingham. Mais, en 1876, une vacance s’étant produite dans sa ville même, M. Chamberlain fut envoyé à Westminster par ses compatriotes d’adoption. Le parlement où il entrait est ce parlement de Disraeli que j’ai décrit l’an dernier à propos de lord Randolph Churchill. Car le petit-fils de Marlborough faisait ses débuts dans la vie parlementaire en même temps que le manufacturier de Birmingham, seulement l’un avait vingt-six ans, l’autre quarante.

A Westminster, M. Chamberlain commença par se taire. D’abord ce grand parlement, où ont retenti des voix si éloquentes, où se discutent de si vastes intérêts, impose à un nouveau-venu. Là-bas, on était tout, ici, rien ; du moins, rien qu’une monade parlementaire, isolée et sans attraction. On entre et on sort inaperçu, on a quelque peine à se faire connaître des messengers qui gardent la porte et distribuent les lettres. Il faut s’initier peu à peu au règlement, qui n’est écrit nulle part, et faire une connaissance sommaire avec ces Standing orders, dont quelques-uns remontent plus loin que le règne d’Edouard Ier, et qui n’ont jamais été réunis, si ce n’est dans la tête du vénérable Erskino May, aujourd’hui défunt. Il faut se familiariser avec le couloir des oui et le couloir des non, s’habituer à saluer le Speaker en entrant et en sortant ; savoir, à point nommé, à quel moment il convient d’ôter son chapeau et en quelle circonstance il est prescrit de le remettre ; s’étudier à ne jamais passer entre le fauteuil présidentiel et l’orateur ; s’efforcer à « saisir le regard du Speaker, » puisque c’est la seule manière de demander la parole ; apprendre par cœur la liste des circonscriptions et la profession de ses six cent soixante-dix collègues, car il est interdit, à la chambre, de les appeler par leur nom, et, en les désignant par le lieu qu’ils représentent, il ne faut pas oublier de donner l’épithète de learned aux professeurs et aux gens de loi, de reverend aux ministres et de gallant aux officiers, sans oublier le Right honourable des membres du conseil privé, ni l’honourable, sans épithète, des fils de barons et de vicomtes et la « seigneurie » qu’on accorde, par politesse, aux fils de ducs et de marquis. Surtout, il faut bien connaître la fameuse ligne rouge au-delà de laquelle un orateur doit se garder de marcher dans le feu de l’improvisation : tout le monde sait, en effet, que, cette ligne rouge franchie, la Constitution est en péril et le lion britannique n’a plus qu’à se voiler la face avec sa crinière.

Quand M. Chamberlain sut toutes ces belles choses, il parla. Dans son Journal de deux parlemens, M. Lucy veut que ce début ait eu lieu en février 1877, à propos d’une loi sur les prisons. Mais M. Skottowe, auteur d’une biographie digne de foi et en quelque sorte autorisée, rétablit la vérité. C’est le 4 août 1876 que M. Chamberlain prononça son maiden speech sur le bill de lord Sandon, relatif à l’instruction populaire.

Parfaitement froid, poli, correct, maître de lui-même, sans un éclat de voix, sans un geste, il prit un plaisir intime à désappointer ceux qui s’attendaient, ou feignaient de s’attendre, à une éruption de volcan ou à une explosion de dynamite. « Après tout, il est très bien, Chamberlain ; c’est un gentleman, vous savez ! » Une chose stupéfiait : son air d’extrême jeunesse. A quelques pas, on ne lui eût pas donné plus de vingt-cinq ou trente ans. Sa taille mince, la rapidité juvénile de ses mouvemens, l’élégance presque recherchée de ses vêtemens, la fleur de prix qui ornait sa boutonnière, tout aidait à l’illusion. On ne peut dire qu’il soit beau : ses traits, pris à part, ne sont pas réguliers ni d’une proportion qui flatte l’œil, mais l’ensemble attire par une belle expression d’audace réfléchie, de vigueur calme, d’autorité intelligente. Le menton est plein et fort, le front large, carré, aplani ; on sent qu’un ordre peut et doit tomber de cette bouche ferme, aux contours arrêtés ; on devine qu’il sera bref, clair, précis. Point de moustaches pour nous dérober les mille plissemens qui se creusent ou se comblent autour des lèvres, suivant le jeu des émotions de l’orateur. La face, rasée, sauf deux minces favoris, qui ont disparu récemment, se livre franchement tout entière. Elle ne grimace pas comme celle d’un mime, mais, par le sérieux, l’intensité de l’expression générale, elle impose à l’auditeur un sérieux égal, une intensité correspondante de l’attention. Les cheveux sont noirs, coupés assez court, rejetés en arrière ; les yeux, d’un bleu d’acier, assez voisins l’un de l’autre, ont une pointe qui, par momens, en rend le regard difficile à soutenir. Pourtant M. Chamberlain est myope, et fait usage, pour aider sa vue, d’un carré de verre fiché sous l’arcade ; sourcilière par un effort qui, à la longue, a creusé une ride entre les yeux. Ce monocle ne ressemble guère au lorgnon fantaisiste avec lequel jouait Disraeli et qui se retrouvait invariablement dans son dos, où les collègues complaisans du second gradin s’empressaient à le ressaisir. Le monocle de M. Chamberlain est un monocle utilitaire, toujours à son poste quand on a besoin de lui. Ses chutes périodiques amènent un changement immédiat dans la physionomie de celui qui le porte, surtout quand il écoute. La tension des muscles s’efface, le sourire, imperceptiblement ironique, devient vague ; le regard se brouille et se voile, l’œil se referme à demi. L’intérêt qui s’attachait aux choses voisines se reporte sur une pensée intérieure ou lointaine ; on sent confusément, derrière l’homme d’action et d’autorité, une autre nature, affective, rêveuse, indéterminée. Sans cette duplicité du moi, M. Chamberlain serait-il un véritable Anglais ?

J’ai dit qu’il parlait sans remuer les bras, le corps presque immobile. Point de tics, point de mouvemens spasmodiques et involontaires. L’articulation est facile et distincte ; la voix bonne, agréablement timbrée. S’il s’agit de remplir de grands vaisseaux, comme l’immense salle du Town-hall, à Birmingham, elle monte, s’enfle peu à peu, atteint des sonorités de clairon qui donnent à ses péroraisons, malgré la virile sobriété des mots, je ne sais quelle entraînante et héroïque vibration.

On devinait dans lord Randolph Churchill, à ses débuts, l’aplomb de l’enfant gâté, qui se met à l’aise et lâche la bride à son inspiration. M. Chamberlain montrait, en tout, la circonspection de l’homme mûr qui se sent épié, surveillé par tous les regards, et qui s’avance au milieu de ses ennemis, armé de prudence et cuirassé de sang-froid. Un seul jour, ou l’a vu en colère.

C’était au temps où lord Hartington était censé diriger le parti libéral. Il s’agissait de l’abolition du fouet. La modération somnolente du noble leader fit perdre patience à l’orateur radical. Au cours d’une vigoureuse improvisation, il désigna le marquis de Hartington comme « l’ancien chef, du parti libéral. » Rien de plus, mais c’était assez. Il y avait dans ce seul mot une révolte, comme il y avait une punition, dans le Quirites du général romain. Ce jour-là, le calme de lord Hartington fut à la hauteur de la violence de M. Chamberlain. Aujourd’hui, ils marchent la main dans la main. M. Chamberlain va faire le boniment devant les électeurs du marquis, et le marquis écrit à l’orateur de Birmingham des lettres approbatives qui commencent par : my dear Chamberlain. Quel politicien se rappelle une insulte vieille de dix ans ?

En 1876 et en 1877, nous voyons un Chamberlain occupé surtout de la question des public-homes. Il faut un certain courage à un homme politique pour rompre en visière aux cabaretiers, surtout dans un pays où l’ivrognerie a été longtemps un des principaux facteurs électoraux. Tout le monde sait, en Angleterre, qu’une des causes de la chute de M. Gladstone a été le bill de son ministre Bruce (lord Aberdare) qui a fait passer aux mains des magistrats le pouvoir d’accorder ou de refuser les licences, c’est-à-dire d’ouvrir ou de fermer les cabarets. Chez nos voisins, le marchand de spirits est naturellement réactionnaire, comme de notre côté de la Manche, le marchand de vin est, non moins naturellement, un radical avancé. La liberté à outrance fait les affaires de celui-ci ; pour celui-là, il s’agit de conserver un monopole. Mais, en 1874, l’influence des licensed victuallers, de molle et d’incertaine qu’elle avait été, devint soudain énergique et décisive. Ils se tournèrent comme un seul homme contre ceux qui avaient tenté de limiter et de moraliser leur industrie. Ce sont les cabaretiers qui ont ramené au pouvoir le plus lettré, le plus aristocratique, le plus dédaigneux des Anglais, et on donnait au parlement de Disraeli le surnom significatif de « parlement de la bière. » Donc, avec sa perspicacité ordinaire, en attaquant la question des public-home, M. Chamberlain frappait au point vulnérable, au point vital. Il déchirait en deux ce parti qui s’appuie d’une part sur les clergymen, de l’autre sur les marchands de bière, et qui ne peut vivre sans les uns ou sans les autres. L’Ivrognerie bénie par la Religion, quel plus beau sujet d’allégorie…. pour le Punch ! Sur ce terrain, si bien choisi par M. Chamberlain, deux radicaux l’avaient précédé, un libéral l’y suivit. M. Cowen réclamait la création d’un licensing board, assemblée élective, spécialement chargée de donner ou de refuser les permissions de débit. Sir Wilfrid Lawson reproduisait d’année en année, avec un certain bruit, son Permissive bill qui devait autoriser chaque ville ou chaque paroisse, après une consultation solennelle et directe des contribuables, à permettre ou à proscrire d’une façon absolue la vente au détail des boissons enivrantes. En face de ce terrible champion de la sobriété, se montra M. Lowe, l’ancien chancelier de l’échiquier sous Gladstone, qui, depuis, est allé s’éteindre à la chambre des lords comme une fusée dans un étang, mais qui alors mettait au service de ses paradoxes une malice bourrue, une raison subtile et des connaissances infinies. Selon lui, le seul moyen d’en finir avec l’ivrognerie, c’était… de multiplier les cabarets et de donner toute liberté aux cabaretiers. Il prouvait son dire avec l’aide de la statistique, personne complaisante, qui a des chiffres au service de tous ceux qui lui en demandent. C’était justement dans les villes où il y avait le moins de débits de boissons qu’on avait arrêté le plus de gens ivres. D’où, par induction, cette loi comique : le nombre des ivrognes est en raison inverse de celui des marchands de vin.

M. Chamberlain prit place dans une position moyenne, à égale distance de tous ces exagérés. Le licensing board de M. Cowen avait le défaut d’ajouter un nouveau corps électif à ces assemblées locales déjà trop nombreuses. Le Permissive bill ruinait les débitans sans leur offrir aucune compensation. Là où les contribuables l’auraient repoussé, le mal subsisterait dans toute sa force ; là où il serait adopté et mis en vigueur, comme toutes les lois draconiennes, il ferait naître la fraude et la contrebande. Quant aux fantaisies de M. Lowe, M. Chamberlain, avec tout le public, s’en égayait. Que proposait-il donc ? Le système de Gothembourg.

Vous rappelez-vous le système de Gothembourg, qui a failli devenir une légende, un des « contes de ma mère l’Oye » de l’économie politique, tout comme ces fameux « pionniers de Rochdale » dont on nous a rebattu les oreilles quand nous étions de pauvres petits jeunes gens sans expérience, sans défense contre la statistique ? Dans la ville maritime et commerçante de Gothembourg, en Suède, une compagnie s’est formée en 1865 pour racheter et exploiter les cabarets au profit de la commune. M. Chamberlain, avec son ami et collègue Jesse Collings, se rendit en Suède pendant l’automne de 1876, visita les débits de boissons de Gothembourg, interrogea les gérans de ces maisons, le surintendant de police et les notables. Ce voyage eut pour résultat un article de la Fortnightly Review, où M. Chamberlain racontait son enquête avec une parfaite sincérité[1], et une proposition de loi, déposée sur la table du parlement en mars 1877. Ce bill donnait aux villes le pouvoir de racheter les licenses et de les exploiter directement, comme le service de l’eau et du gaz, si elles y étaient autorisées par la majorité des ratepayers. « Quoi ! dit-on à M. Chamberlain, vous voulez que la commune se fasse marchande de bière et marchande de vin ? » — « Pourquoi pas ? répliqua-t-il. On reprochait, un jour, au révérend Spurgeon ses excentricités de parole. Savez-vous ce qu’il répondit ? Je prêcherais la tête en bas et les pieds en l’air si je croyais, dans cette posture, ramener plus d’âmes à Dieu. — Moi, messieurs, continuait M. Chamberlain, je mettrais un tablier et j’irais servir au comptoir, si j’espérais, par ce moyen, réduire de quelques cas le nombre des ivrognes, à Birmingham. » La curiosité de voir M. Chamberlain dans le costume et dans les fonctions de sommelier du peuple ne prévalut pas sur les idées de la majorité. La proposition n’eut aucun succès. Ces formes plébiscitaires, cet empiétement sur le terrain de l’industrie privée, ce monopole créé en faveur de la commune, tout cela effarouchait le parlement. Il ne paraissait pas moral d’inscrire l’ivrognerie, restreinte, mais conservée et en quelque sorte légalisée, comme une recette régulière du budget municipal. Depuis, le mal s’est atténué, non par la mise en pratique de quelque expérience législative, mais par l’effort patient et continu des apôtres du peuple, des femmes et des différens clergés. Ces influences morales qui sont sans cesse à l’œuvre, mais qui n’ont point de place dans les belles colonnes verticales et horizontales des tableaux statistiques, sont, après tout, les plus puissantes. Je donnerais tous les Permissive bills et tous les systèmes de Golhembourg pour un seul père Matthews qui fait sangloter les coupables et leur arrache un serment trempé de larmes.

M. Chamberlain ne s’était pas borné à visiter les cabarets de Gothembourg. De Stockholm il était remonté on steamer jusqu’au fond du golfe de Bothnie et s’était enfoncé jusqu’aux confins de la Laponie suédoise. Dans le récit que publia la Fortnightly Review, je vois reparaître, à chaque ligne, l’administrateur, le réformateur populaire qui examine l’état des routes, pèse les truites, mesure de l’œil le diamètre des arbres et s’inquiète du mode d’exploitation des bois et des cours d’eau, qui se penche curieusement sur le pot-au-feu perpétuel du Lapon où vient tomber tour à tour tout ce qui peut se cuire et se manger. Mais il cherche aussi à deviner ce qui se passe dans les petites maisons de bois et surtout dans l’âme des colons qui les habitent pendant la nuit froide de ce long hiver. Le charme, à la fois sauvage et solennel, de ces solitudes, placées hors des voies de la civilisation, le silence de ces forêts primitives, si étrange et si doux à une oreille encore remplie des rumeurs de Londres et de Birmingham, éveillent en lui des impressions nouvelles, et il les rend, bien qu’avec la sécheresse d’une plume un peu novice.

Il a fait beaucoup de voyages semblables, toujours en compagnie de M. Jesse Collings. On les a vus en Allemagne, en Suisse, en Espagne. Un jour, à Malaga, voulant se rendre par mer à Gibraltar, ils prirent passage à bord d’un petit caboteur. Le capitaine avait cédé son lit à M. Collings : « Quant à ce garçon, dit-il en désignant le grand orateur, il s’arrangera du sofa. » M. Chamberlain « s’arrangea du sofa, » comme d’un hommage rendu à ce que Justin Mac-Carthy appelle son « éternelle jeunesse. »

Le train du samedi emportait chaque semaine M. Chamberlain qui allait se reposer de ses fatigues parlementaires dans le paisible cercle de la famille. Nous pouvons le suivre dans sa belle et opulente résidence, dans ce cabinet de chêne et de cuir vert, où les biographes et les reporters s’efforcent, sans succès, de trouver quelque chose à décrire. Les débats parlementaires de Hansard remplissent la bibliothèque, avec d’innombrables volumes de références, de politique, d’histoire, d’économie sociale. Beaucoup de romans français, mais ne vous hâtez pas de triompher : la plupart ne sont pas coupés.

M. Chamberlain a deux passions, les enfans et les fleurs. Ce dernier goût, poussé très loin, lui a valu beaucoup de moqueries et beaucoup d’attaques. Dans un pamphlet de M. Marriott, un collègue et un ennemi, il est dit que le prix consacré à l’entretien de ses serres « ferait vivre bien des familles pauvres. » M. Lucy raconte, à ce sujet, l’anecdote suivante. C’était à Paris, sur le quai aux fleurs. M. Chamberlain aperçoit un spécimen rare d’orchidée. « Combien ? » — « Cinq cents francs, monsieur : c’est le seul de cette espèce qui existe en France. » — « voici les cinq cents francs. » M. Chamberlain prend la fleur, la déchire, en foule aux pieds les débris et s’écrie : « Je l’ai, dans ma collection, mais je ne veux pas qu’un autre que moi, un Français, en possède une semblable ! »

Si l’histoire est vraie, Chamberlain le collectionneur d’orchidées est un homme différent de Chamberlain le démocrate. L’un déteste la France et l’autre l’aime ; l’un veut répandre partout la vérité et le bien-être, et l’autre veut monopoliser les belles choses ; l’un est un raisonneur et l’autre un passionné. Mais ne nous mettons pas en frais d’antithèses : il est probable que l’histoire est fausse.


III

Les élections générales de 1880 ramenèrent les libéraux au pouvoir. M. Gladstone fit la part des radicaux, et personne ne la trouva exorbitante. Sir Charles Dilke reçut la sous-secrétairerie d’état aux affaires étrangères, où il allait déployer les plus rares talens. On offrit II M. Chamberlain une simple place dans le ministère, il réclama un siège dans le cabinet. « On céda, car il était moins à craindre dedans que dehors, » nous assure M. Marriott dans la brochure que j’ai citée, et où il amalgame, dans un plaisant désordre, les théories économiques, les préjugés de classe, les critiques personnelles et les « potins » de couloir, où il accuse à la fois M. Chamberlain de saper la monarchie et de trop aimer les orchidées. Est-il vrai que M. Gladstone ait fait entrer M. Chamberlain dans le cabinet, pour l’annuler, à peu près comme M. Jules Ferry, au 4 septembre, escamota M. Rochefort en le précipitant dans la salle où se tenait le gouvernement ? Le cas est, à coup sûr, bien différent. M. Rochefort était aussi dangereux qu’il était nul. M. Chamberlain était difficile à conduire, mais capable de faire beaucoup de bien. M. Gladstone le savait, car il peut apprécier les hommes et il n’a jamais eu peur des radicaux. Il ne me démentira pas si j’affirme que son aile droite lui a donné, dans son long commandement, plus de tracas que l’aile gauche.

Quant aux sentimens de Joseph Chamberlain pour son chef, les chercherai-je, avec le même M. Marriott, dans des articles de la Fortnightly Review qui remontent à 1873 et à 1874 ? Dans ces articles, M. Chamberlain accusait le premier ministre de faiblesse, de pusillanimité, d’égoïsme. Il le traitait de « leader sans programme, d’homme d’état sans principes. » C’était au moment où M. Gladstone venait d’accomplir des merveilles, vers la fin de ce grand et mémorable ministère qui marquera dans l’histoire d’Angleterre plus que la révolution de 1688. Je serais porté à blâmer les expressions de M. Chamberlain, si je ne me rappelais avec quelle ingratitude et quelle injustice parlaient alors du grand old man ses lieutenans favoris. J’étais au Reform-Club le jour où on le déposa en quelque sorte : les paroles les plus sévères du publiciste de la Fortnightly Review étaient des douceurs, comparées à ce que j’entendis sur l’escalier de la bibliothèque et dans l’atrium du Club. Retournant un mot célèbre, j’en appellerai de Chamberlain à jeun à Chamberlain rassasié, c’est-à-dire du tribun ambitieux, encore vierge d’honneurs publics, au ministre rassis et agissant. Or voici comment il parlait de son leader en 1885. Il sera, disait-il, « lorsqu’il paraîtra devant la postérité, moins grand par son éloquence extraordinaire, son habileté politique, son énergique volonté et sa puissance créatrice que par son caractère personnel et par l’élévation morale qu’il a introduite dans la politique. » Voilà de belles paroles : je les cite avec joie. Elles définissent bien M. Gladstone et elles font connaître M. Chamberlain. Car nous nous peignons par le bien que nous disons de nos maîtres et par le blâme que nous infligeons à nos adversaires ; nous indiquons clairement par là et ce que nous croyons être, et ce que nous voulons n’être pas.

Mais enfin, voici M. Chamberlain ministre du commerce sous le nom de président du Board of Trade. Étudions-le dans ce nouveau rôle. Il faut l’isoler de l’action générale du cabinet, où il a peu de part. Le ministère est d’abord occupé à liquider la politique funeste de ses prédécesseurs, en attendant qu’il puisse commettre des fautes pour son propre compte. Et il n’y manque pas. La tragi-comédie égyptienne se déroule : le bombardement d’Alexandrie, Tell-el-Kébir, la perte du Soudan et l’aventure lamentable de Gordon. Sur ce sujet, tous les politiciens anglais, sans distinction de parti, ont prononcé, à leur heure, la même phrase : « Nous nous retirerons de l’Egypte dès que nous le pourrons. » Toute la politique anglaise tient dans cette phrase, que je ne qualifierai pas très cruellement en la taxant de demi-sincérité. M. Chamberlain l’a répétée comme les autres. Glissons sur ce point : nous y trouverions peut-être de bonnes raisons pour nous frapper la poitrine. Glissons aussi sur la question des tarifs. Elle est trop controversée et, en même temps, trop vitale pour être traitée ici sans une compétence et une autorité particulières. Je dirai simplement qu’il n’a pas dépendu de M. Chamberlain de maintenir les traités de 1860. Lorsqu’il s’est trouvé, dans le parlement, en présence d’un parti protectionniste renaissant et chaque jour plus audacieux, il a repoussé tant qu’il a pu l’idée des représailles économiques, plus nuisibles, parfois, à celui qui les exerce qu’à celui qui les subit.

M. Chamberlain a fait voter deux lois, l’une sur les brevets (patent law), l’autre sur les faillites (bankruptcy law), La première loi laisse la durée du brevet d’invention fixée à quatorze ans, mais en réduit le coût de 177 livres sterling à 154. Une concession plus importante fait descendre de 10 livres à 4 livres le prix du brevet provisoire valable pour quatre ans. De ces quatre livres, une seule est exigible immédiatement. De sorte que, pour vingt-cinq francs, tout inventeur peut, sous la protection de l’état, commencer l’exploitation de son idée et la conquête des millions. La loi sur les faillites a plus d’envergure. Elle pose, ou plutôt elle rétablit un principe que la loi précédente avait renversé. En effet, en 1869, après une longue enquête, le parlement avait cru devoir donner aux créanciers et aux débiteurs le droit de s’entendre directement. Quatorze années d’expérience avaient démontré les inconvéniens du nouveau système et surtout l’abus des proxies (votes par écrit des créanciers absens)[2]. La loi Chamberlain n’a pas fait revivre l’ancienne bureaucratie oppressive et tracassière, mais elle a créé, entre les débiteurs et les créanciers, des intermédiaires indispensables, sur un plan analogue à celui de nos institutions françaises. Leur autorité n’est, d’ailleurs, qu’arbitrale et reste soumise au contrôle supérieur du Board of Trade.

En somme, de ces deux lois auxquelles M. Chamberlain a attaché son nom, l’une perfectionne ce qui est, l’autre est un retour intelligent au passé. Quoi de moins révolutionnaire ?

Bien autrement important était l’Acte sur la marine marchande, si les préjugés et les passions avaient permis à M. Chamberlain de le mener à bonne fin.

Deux mots d’explication sont nécessaires pour faire connaître les origines de la question et les termes où se posait le problème.

Lorsqu’un navire devient, par sa vétusté et son délabrement, impropre au service, l’armateur auquel il appartient n’a que deux partis à prendre. Dépecer ce navire et le débiter comme bois à brûler : dans ce cas, le capital initial est perdu. Ou bien l’envoyer à la mer jusqu’à ce qu’un gros temps en disjoigne les planches et envoie au fond de l’eau l’équipage et la cargaison : dans ce cas, le capital est sauvé. Ce n’est pas assez dire. Un naufrage est une bonne affaire, un coup de fortune, grâce aux lois qui permettent d’assurer un navire et son chargement au de la de leur valeur. On a ri de la formule cynique : « Enfin, nous avons fait faillite ! » Que de larmes a coûtées cette autre formule, effrontément tragique, qui pourrait être celle des armateurs anglais : « Enfin, nous avons fait naufrage ! »

Certes, tous les armateurs ne sont pas coupables de ces affreux calculs, car ils seraient pires que ces misérables, qui, au moyen âge, allumaient des feux pour conduire les vaisseaux sur les récits, dans l’espoir de recueillir les épaves, et « la corde, comme l’a dit M. Chamberlain, serait trop bonne pour eux. » Mais tous profitent de ce scandaleux état de choses.

En 1875, un membre du parlement, nommé Plimsoll, entreprit de d’énoncer cet abus. Seul, sans autre appui que sa rude parole, il alla à travers le pays, dénonçant les coupables, soulevant les colères, organisant le pétitionnement et les protestations : partout la conscience publique lui répondit. Un jour, dans le parlement, il s’oublia jusqu’à nommer, jusqu’à menacer des collègues… Le Speaker intervint, lui commanda de se rétracter. Il refusa, et sortit, l’œil fulgurant, blême d’une rage d’honnête homme, pareil à un prophète de l’ancienne loi qui vient de défier un roi d’Assyrie.

Puis, il réfléchit. A quelques soirs de là, Plimsoll, repentant, parut à la barre et s’humilia. J’assistais à cette scène et je ne l’oublierai pas. Mon sang se soulevait en voyant à leurs bancs, dans la joie du triomphe, ces hommes que tant de naufrages avaient enrichis. Je songeais à ces cadavres immobiles dans l’obscure profondeur des eaux, à ces veuves sans loyer et sans pain, à ces jeunes filles errantes, le soir, sous le vent et la neige, dans les ruelles douteuses de Liverpool et de Newcastle !… Et je m’indignais de cette rétractation comme d’une lâcheté… Tout à coup, je compris que le pauvre Plimsoll ne demandait point pardon à ces assassins, mais au parlement, insulté dans la personne de quelques-uns de ses membres, au parlement, incarnation suprême de la puissance populaire, source sacrée des lois, principe de toute autorité, image vivante’ de la patrie ! Je compris tout cela, et en un instant, mon émotion changea de nature. Par un revirement soudain, la colère était devenue du respect. Jamais le peuple anglais ne m’avait paru si grand.

L’agitation Plimsoll n’aboutit à aucun résultat pratique. Le gouvernement promit d’étudier la question, « de faire quelque chose : » on s’en tint là. M. Chamberlain, une fois au ministère, reprit en main la cause des marins. Il essaya de séparer les armateurs honnêtes des coquins, et ne put y réussir. Il obtint des aveux utiles, mais point de concours. Alors il connut la vérité de ce mot de Napoléon III à Cobden : « Les intérêts sont disciplinés et marchent comme des régimens ; les grandes idées de justice et d’humanité n’ont pour elle que des individus isolés et l’âme des foules. » En effet, les armateurs se levèrent tous ensemble contre l’ennemi. Très audacieusement, ils prirent l’offensive et vinrent se plaindre des excès du droit de visite, exercé par les inspecteurs du Board of Trade à bord des navires en partance. Peut-être croyaient-ils intimider le ministre. C’était mal connaître M. Chamberlain. Il les reçut, les écouta poliment, mais froidement, leur fit entendre de nobles et sévères paroles, accueillies par un silence maussade. Après de longues et patientes études, il proposa un projet de loi au parlement et, en réclamant la seconde lecture, parla longuement dans les communes.

Les discours « de mylord Carteret et du chevalier Wyndham » faisaient songer Voltaire aux beaux jours de Rome et d’Athènes. De notre temps, il n’eût pas refusé son admiration à cette belle harangue de M. Chamberlain. Ce n’est pas que la forme en soit achevée, ni qu’elle fasse appel aux émotions de l’âme, comme on pouvait l’attendre d’un orateur ordinaire en un tel sujet. Le mérite de ce discours est d’avoir écarté les personnalités et les violences, d’avoir dédaigné la sentimentalité vulgaire, d’avoir, en un mot, traité cette loi d’humanité comme une loi d’affaires. « Je sais, dit-il, qu’il n’y a pas de plus puissant mobile que l’intérêt : c’est pourquoi je trouve mauvaise une législation qui place l’intérêt en contradiction avec l’humanité, et je veux essayer de mettre l’égoïsme du côté du bien. » Parole indulgente et profonde qui donne toute la philosophie du discours.

Si j’avais encore l’honneur d’être professeur de rhétorique, j’aimerais à expliquer et à commenter ce discours devant des jeunes gens, tout autant et mieux que la Milonienne et le Pro cœlio. Je le ramènerais à un syllogisme ou plutôt à un sorite, c’est-à-dire à une succession de syllogismes. J’y ferais admirer, non les beautés littéraires ou les grâces académiques de l’expression, mais l’enchaînement, la progression, ces milliers de faits rangés à leur place, ces objections réfutées en leur temps, ce crescendo formidable de faits, de preuves et de raisons. Le temps n’a point passé sur cette harangue comme sur celles de l’antiquité. Il n’a point répandu sur elle ce prestige de la vétusté, cette « patine » des vieux ors et des vieux marbres, si chère aux amateurs, cette tranquille beauté classique des choses qu’on ne discute plus, liais à tous ceux qui veulent bien se résoudre à admirer leur temps, je l’offre comme un modèle de la nouvelle éloquence qui convient à un âge de démocratie et d’affaires, où les questions de sentiment prennent un caractère d’utilité publique. Je sais que bien des gens voudraient bannir entièrement l’éloquence des parlemens. Mais qu’ils y prennent garde : le jour où ils en auront chassé la bonne rhétorique, c’est la mauvaise qui se glissera en sa place, cette fausse rhétorique, dont William Hamilton, pour s’amuser et se venger, a posé les principes, et que M. Joseph Reinach nous a fait connaître avec tant de malice et d’à-propos. La dialectique de l’erreur serait, encore une fois, pratiquée, sinon professée ; ce serait un talent d’être obscur, un art d’être ennuyeux et, plat avec préméditation, d’étouffer les bonnes raisons sous les mauvaises, de noyer une goutte de bon sens dans un torrent de sophismes. Jamais une grande pensée, une émotion généreuse ne traverserait cette atmosphère, raréfiée et appauvrie, des intérêts chétifs et des passions naines. Le public, dont l’encouragement et le contrôle sont si nécessaires, se dégoûterait de suivre ces arides débats et cesserait de voir clair dans ses affaires. Comme les actionnaires de certaines compagnies, il apprendrait que tout va mal, le matin même de la catastrophe, juste à temps pour assister à sa ruine.

M. Chamberlain, dans ce grand discours, aboutissait à cette conclusion pratique : il fallait remanier les lois relatives à l’assurance maritime de telle sorte qu’un naufrage ne pût jamais être un gain pour le propriétaire, et il fallait étendre aux armateurs les stipulations de la loi sur la responsabilité des patrons. On aura peine à croire et on a honte d’écrire que ces conclusions, si fortement motivées, ne furent pas agréées du parlement. Il se trouva une majorité d’honnêtes gens pour couvrir les agissemens de quelques coquins. Sentant le nombre contre lui, M. Chamberlain dut retirer la loi. On enterra la question décemment en la confiant à une commission parlementaire, chargée de faire pousser un rapport sur sa tombe au printemps suivant. Les « naufrageurs » continuent à tenir un rang distingué dans la société anglaise. J’ai pu suivre la carrière de l’un d’eux, que M. Chamberlain a nommé en toutes lettres. C’est un homme né sous une bonne étoile : il a, en peu d’années, perdu onze bateaux sur douze. Sa fortune est faite de ces ruines et de ces deuils. On le salue, on lui serre la main, on vante sa charité, et la petite ville où il habite reçoit ses dons avec une abjecte reconnaissance.

Après ce revers, M. Chamberlain avait voulu quitter le cabinet ; le premier ministre réussit à le garder auprès de lui. Mais le leader radical, plein de déférence pour son chef et de ménagemens pour ses collègues, à la table du conseil et dans l’enceinte parlementaire, donnait à sa pensée un libre essor lorsqu’il se retrouvait devant les électeurs. Sa parole, autrefois agressive et froidement violente, presque haineuse, avait pris de l’ampleur et de la sérénité ; mais ses idées, à part le progrès qu’apportent la maturité de l’âge et l’expérience du pouvoir, n’étaient pas sensiblement différentes de celles que soutenait le jeune Chamberlain dans le club d’Edgbaston.

Entre le parti tory qui représentait le principe monarchique et le parti whig qui personnifiait l’Angleterre aristocratique, quel était donc le défenseur des intérêts du peuple, si ce n’est le parti radical ? « La politique était la science du bonheur social, comme l’économie politique, sa demi-sœur, est la science de la richesse sociale. Jusqu’à ce jour n’avait-on pas sacrifié constamment la première à la seconde, fait consister le progrès dans l’accroissement du chiffre total de la fortune publique et non dans l’amélioration du sort des individus ? La prospérité de l’Angleterre augmentait chaque jour, et chaque jour augmentait, dans un même rapport, la détresse des classes qui sont les ouvrières de cette prospérité. Était-ce logique ? Était-ce juste ? Cela pouvait-il dorer ? »

Ainsi Birmingham se posait comme l’antagoniste de Manchester ; la démocratie humanitaire s’affirmait à l’encontre de l’utilitarisme bourgeois.

Tout d’abord il fallait faire entrer dans la cité ces millions de laborieux parias, leur donner une place et une voix dans l’État : « Une minorité de la population, disait M. Chamberlain, possède le droit de suffrage ; grâce à la répartition vicieuse des circonscriptions électorales, une minorité parmi la minorité, — un cinquième environ, — crée la majorité de la chambre des communes. Et quand cette minorité dans la minorité a réussi à faire passer une mesure utile dans les communes, vient une minorité imperceptible, infinitésimale, que personne n’a élue, qui ne représente personne et qu’on appelle la chambre des lords. Elle met son veto, et la mesure proposée et votée tombe dans le néant. » Voilà la meilleure définition que je connaisse de l’oligarchie anglaise, telle qu’elle existait encore il y a quatre ans : c’est le gouvernement des minorités ; La voilà, en quelques traits énergiques, cette constitution tant vantée vers laquelle, pendant un siècle et demi, de Voltaire à Tocqueville et à Montalembert, nous avons poussé des soupirs de convoitise !

Mais déjà les deux partis s’étaient presque mis d’accord pour opérer la grande et double réforme : l’extension du droit électoral, presque équivalente à l’établissement du suffrage universel et le remaniement des circonscriptions d’après le chiffre de la population. Restait à réformer le parlement lui-même. Il ne suffisait pas de définir et de fortifier l’autorité du président, d’introduire l’ordre dans les débats et d’en simplifier la forme, de mettre le parlement à l’abri d’une poignée d’obstructionnistes qui troublaient ses délibérations. Il fallait, par une décentralisation vigoureuse, saigner le parlement qui mourait de pléthore, transporter la besogne dont il était encombré, écrasé, à des conseils locaux, qui réuniraient dans leurs mains les attributions maladroitement disséminées, par une série de créations inintelligentes, entre une foule de petites assemblées électives, sans solidarité, sans prestige et sans avenir. Il fallait ouvrir plus largement les portes de Westminster à toutes les classes en attribuant une indemnité au mandat parlementaire… « Mais vous allez naturaliser en Angleterre les politiciens de profession ? — Hé bien, pourquoi pas ? Pourquoi la politique serait-elle abandonnée à : ceux qui en font une distraction et une distinction, aux simples amateurs ?… »

Est-ce tout ? Non, ce n’est rien encore. Ici se dresse la question sociale, la question de la misère. D’abord que de réformes réclamées par les libéraux et même par plus d’un conservateur ! En premier lieu, l’impôt. Combien d’anomalies dans la répartition des taxes de consommation ! Lord Randolph Churchill l’a signalé comme M. Chamberlain, le tabac du pauvre homme paie 1,400 pour cent, les cigares du riche six ou sept. Avant tout, considérez de quel poids pèse l’impôt direct sur les familles des travailleurs. D’après les calculs du professeur Leone Levi, les classes riches et les classes moyennes paient six et demi pour cent de leur revenu, les classes pauvres sept et demi. Mais si, avec l’économiste Giffin, on retranche du revenu des prolétaires les 12 livres sterling (300 francs) nécessaires à la vie de chaque individu, la moyenne se relève à 13 1/2. Ce qu’il faut établir, ce n’est pas l’égalité d’impôts, mais l’égalité de sacrifices entre tous les citoyens. Or il n’y a qu’un système qui puisse l’assurer, c’est l’impôt progressif et proportionnel sur le revenu.

Les vieilles lois qui régissent la propriété foncière doivent être successivement remaniées, en commençant par les abus les plus crians et par les réformes partielles. Les propriétaires de redevances emphytéotiques doivent être soumis à l’impôt ; les artifices légaux qui permettent d’éluder la loi générale des successions doivent être déjoués. Le droit de substitution doit disparaître non seulement, comme le demande lord Randolph-Churchill, dans le cas des existences à venir, mais dans tous les cas. Le droit de primogéniture doit être aboli, lorsqu’il y a absence de testament. Le transfert de la terre sera simplifié, rendu à la fois plus facile et moins coûteux. Les lois sur la chasse seront sévèrement révisées, dans un esprit opposé à celui qui les a inspirées. Enfin, les terres usurpées depuis un demi-siècle seront reprises et rendues à l’usage public. On les a volées au peuple : qu’on les lui rende !

« Volé ! » l’expression était dure, et ceux qu’elle atteignait regimbèrent sous l’outrage. Par malheur pour eux, elle était strictement et historiquement vraie. Ceux qu’il avait appelés voleurs avaient beau répondre en le traitant de socialiste, il était visible que, pour les gens sérieux, ce mot avait perdu quelques-unes de ses terreurs. En s’enfonçant dans l’histoire, chez les Aryens comme chez les Sémites, chez les Celtes comme chez les Saxons, on retrouve, à l’origine des sociétés, ce seul et unique mode de propriété. On le revoit encore, alternant avec la propriété individuelle dont il corrige les excès, à l’époque où la pensée catholique gouvernait le monde, avant les abominables sécularisations du XVIe siècle. Enfin, il reparaît partout de nos jours, sous la forme de l’association que les économistes bourgeois ont prônée et encouragée de toute leur force. Quant au socialisme d’état, est-ce une nouveauté ? Pour rester en Angleterre, la loi des pauvres, déjà ancienne, la loi sur la gratuité de l’enseignement, n’est-ce pas du socialisme d’état ? La conception même de l’état n’est-elle pas socialiste ?

Mais les penseurs auraient pu longtemps agiter ces questions dans l’enceinte fermée des écoles-ou dans les gros livres érudits qui préparent, patiemment et, obscurément, la voie des siècles d’venir, si la crise aiguë de la terre n’exigeait impérieusement une solution. Que voyait-on ! Une minorité infime de propriétaires enlace d’une multitude de travailleurs mercenaires ; les salaires agricoles tombés si bas qu’ils n’assuraient même plus le pain des paysans. Contraste inattendu et lamentable : la terre manque de bras et le laboureur manque de travail. La fortune vient, en dormant, au riche landlord par la plus-value de son domaine, et nulle compensation n’est assurée au fermier qui, par son industrie ou son capital, a produit cette plus-value. En quinze ans, huit cent mille paysans ont quitté les campagnes et sont venus grossir la foule des ouvriers de l’industrie ; ils ont, par leur compétition, fait baisser le prix des salaires en même temps que leur affluence dans les villes faisait hausser le prix des denrées. Ainsi le peuple tout entier est atteint, et il souffrira tant que la question de la terre ne sera pas résolue.

Comment la résoudre ? En écrasant le landlordism, comme le veut M. George, le grand socialiste américain, d’un impôt supérieur au revenu ? Ou en décrétant une brutale confiscation, comme le conseillent des théoriciens encore moins scrupuleux ? Les adversaires de M. Chamberlain auraient bien désiré faire croire qu’il inclinait vers ces moyens violens. Mais il ne se lassait point de leur donner des démentis : « Je ne suis pas un communiste, quoique certaines gens le prétendent. » Et encore : « On parle de confiscation, de pillage ! c’est de la poussière qu’on soulève pour empêcher les gens de voir clair. Ceux qui me discutent avec de telles expressions sont trop prévenus pour me lire ou trop stupides pour me comprendre. « Il ne veut pas de la confiscation « parce qu’elle détruirait le désir d’acquérir » et « la sécurité attachée à la propriété. » Que veut-il donc ? Simplement ceci : donner aux assemblées locales, existantes ou à créer, les pouvoirs nécessaires pour racheter, sur expertise, des terres qui seront distribuées aux cultivateurs et dont ils deviendront propriétaires par le paiement d’un certain nombre d’annuités. Ce plan est-il financièrement impraticable, ainsi que lord Randolph Churchill essayait de le démontrer aux électeurs de Norwich dans un discours resté célèbre ? Je ne risquerai point d’opinion sur ce point, je ferai seulement remarquer que, dans la pensée de M. Chamberlain, de M. Collings et de leurs amis, il ne s’agit point d’un vaste système qui entrerait en application partout, le même jour et à la même heure, mais d’une expérience facultative, que les assemblées locales tenteraient à leur moment, après avoir consulté les circonstances et les ressources, et dont elles seraient libres de limiter ou d’étendre le champ à leur discrétion. Pris en lui-même, ce plan a-t-il rien d’effrayant pour nous, Français ? N’est-il pas le contraire du socialisme que nous redoutons ? Ne tend-il pas à l’institution d’une démocratie de paysans-propriétaires, semblable à la nôtre ? M. Chamberlain ne serait-il pas le premier à reconnaître que l’utopie des « trois acres et une vache, » caressée par les radicaux anglais, est, en France, une belle et bonne réalité, et que, là où le paysan possède le sol nécessaire à sa subsistance, — à part la vieille querelle du capital et du travail, — il n’y a pas de question sociale ?


IV

En juin 1885, le ministère tombait, mis en minorité dans la discussion du budget, à propos des droits sur la bière. Décidément la bière était une auxiliaire inestimable pour les tories. Elle avait ramené Disraeli en 1874 ; elle donnait, en 1885, le pouvoir à lord Salisbury. Cependant le pays ne paraissait pas lassé des libéraux, ni même des radicaux. Une campagne vigoureuse s’engagea et se poursuivit pendant tout l’automne ; M. Chamberlain y grandit en influence et en talent. Une circonstance le servait, sans qu’il l’eût désirée et, j’oserai dire, malgré lui. Le seul homme qui, dans le parti radical, eût partagé avec lui l’attention publique et dont la notoriété balançait la sienne, sir Charles Dilke, venait de quitter momentanément la vie publique à la suite d’un de ces procès ridicules où l’on voit la justice anglaise, tout emperruquée, coller son œil au trou des serrures et compulser, avec un grave et sournois plaisir, le linge sale des hôtels garnis. Les naufrageurs pouvaient se carrer impunément sur les banquettes parlementaires ; Westminster ne devait plus donner asile à un homme convaincu d’avoir eu pour maîtresse une courtisane mariée. La démocratie anglaise perdit un serviteur éminent, la France son meilleur ami au-delà du détroit. Resté seul sur la brèche, M. Chamberlain montra une infatigable énergie. Son attitude était, comme toujours, nette et franche. Son programme ne s’opposait pas au programme de M. Gladstone, il s’y ajoutait pour le compléter et pour l’accentuer. L’un était un minimum de réformes nécessaires, l’autre un maximum de réformes possibles. On devait passer et on passerait par le premier pour arriver au second, mais on serait contraint d’y venir, et plus vite qu’on ne pensait. En route, il y aurait à vaincre de grandes difficultés. « Mais à quoi servent les gouvernemens, si ce n’est à surmonter les difficultés ? » Au surplus, si les libéraux triomphaient, et si son programme n’était pas accepté, il ne serait pas ministre. Dans ce cas, il prêterait loyalement son concours au cabinet pour l’exécution du programme restreint. Ce qu’il ne pouvait admettre, c’est qu’on niât l’existence d’un problème à résoudre, d’un mal à guérir, d’une catastrophe à conjurer. « Les moyens que je propose sont insuffisans, j’en ai le triste sentiment. Ils sont peut-être illusoires. Qu’on m’en suggère de meilleurs : je les accepterai avec joie. Mais je proteste contre l’égoïste apathie qui refuse de voir la misère fourmiller sous notre opulence et se contente de marmotter des platitudes sur les lois éternelles, l’identité des causes et l’appropriation des moyens aux fins. »

On se souvient que les libéraux obtinrent sur leurs adversaires une majorité considérable. M. Chamberlain reprit sa place dans le ministère. En d’autres temps, ce portefeuille offert et accepté eût équivalu à l’endossement ou, tout au moins, à la prise en considération des réformes radicales. Mais, en ce moment, la question irlandaise occupait toutes les pensées du gouvernement aussi bien que celles de l’opposition. Tout s’effaçait devant elle, au grand déplaisir de M. Chamberlain, qui en voyait la solution dans un ensemble de mesures communes à l’île sœur, à l’Angleterre propre, à l’Ecosse et au pays de Galles. Très peu de temps après son entrée aux affaires et après l’ouverture de la session, M. Gladstone proposait au parlement doux lois, l’une politique et administrative, l’autre financière. La première rétablissait le parlement de Dublin, supprimé, en 1800, par l’acte d’union. La seconde rachetait la terre à ses propriétaires anglais pour la rendre aux Irlandais. Opération gigantesque qui ne comportait pas, d’après les calculs les plus modérés, un capital inférieur à trois milliards de francs. La somme devait sortir tout d’abord des poches du contribuable anglais, mais le remboursement en était garanti par certains revenus du futur gouvernement irlandais. L’Irlande allait vivre de sa vie propre, puisque ses représentans étaient désormais exclus de Westminster. Néanmoins, elle ne devenait pas une nation, puisqu’elle n’aurait d’autre politique extérieure, d’autre armée, d’autre marine que celle de la Grande-Bretagne. Les deux lois, dans la pensée de M. Gladstone, étaient connexes. Soit amour-propre d’auteur, soit bizarre logique et entêtement de vieillard, soit engagemens pris envers un inspirateur occulte, le premier ministre ne permettait, pas la disjonction des deux mesures. Il fallait les accepter ou les rejeter en bloc.

Quelques jours après, M. Chamberlain quittait le ministère et suivait le marquis de Hartington dans son schisme. Scission mémorable, moins dramatique dans ses circonstances extérieures que la séparation de Fox et de Burke (M. Chamberlain n’est ni un homme d’effusion, de premier mouvement, comme Charles-James Fox, ni un tragédien parlementaire comme Burke), mais qui aura peut-être plus d’importance dans l’histoire. La démarche avait lieu de surprendre. Passe pour lord Hartington. Ce grand seigneur semblait un peu dépaysé au milieu du parti libéral, depuis que ce parti, auquel l’attachent des traditions de famille plutôt que des goûts personnels, est devenu le représentant de la bourgeoisie et du peuple. Un vieux whig, d’ailleurs, n’est-il pas plus conservateur qu’un jeune tory ? Mais M. Chamberlain, le radical, le socialiste, l’homme de l’impôt progressif et de la loi agraire, quel bond invraisemblable lui faudrait-il faire, par-dessus tout le parti libéral, pour rejoindre la queue de lord Salisbury, de ce lord Salisbury, dont, hier encore, il dénonçait amèrement « l’ignorance, la présomption, la jaunisse politique ! » « Renégat ! » criaient les uns. « Maladroit ! » murmuraient les autres. « Vous avez tué votre avenir politique, lui disaient ses amis, vous vous suicidez. »

M. Chamberlain n’était ni un maladroit, ni un renégat. Il y a, dans les existences d’hommes d’état, une crise d’action, comparable à la crise des croyances chez le penseur. C’est l’heure décisive, ou, comme disent les Anglais, le point tournant de leur vie. S’ils aiguillent mal, la collision ou le déraillement ne sont pas loin. C’est le moment de les étudier, de regarder leur âme au microscope. Les uns réfléchissent longuement, les autres se fient à leur instinct. Pour les premiers, c’est une agonie d’incertitude dont ils s’efforcent de nous dérober le spectacle. Les autres vont droit leur chemin, avec une sorte d’innocence, — si le mot peut s’appliquer à un homme politique ; — on dirait qu’ils n’ont pas vu le danger, le doute, les deux routes ouvertes. Et pourtant, du parti, qu’ils prennent, dépend leur sort, souvent le nôtre. Du second rang ils passeront au premier ou redescendront au troisième, et pour jamais. Deux popularités restèrent debout, en France, après la fatale guerre de 1870 : Thiers et Gambetta. Thiers, parce qu’il avait, seul et contre tous, condamné cette guerre ; Gambetta, parce que, follement, mais patriotiquement, il avait voulu la continuer jusqu’à la mort. Chacun, dans sa crise, avait vu le rôle à jouer, bien qu’en sens contraire. Chamberlain eut, au printemps de 1886, une vision de ce genre ; non-seulement il désarma les méfiances, mais il attira vers le radicalisme un immense courant de sympathie en montrant qu’il était plus anglais que le vieux libéralisme. Cette manœuvre, ou cette inspiration, allait mettre la politique du pays entre ses mains.

D’abord, il protestait contre la solidarité arbitraire, établie entre les deux mesures, l’une politique, l’autre fiscale. « lion-opposition au home-rule n’est que relative et conditionnelle ; mon opposition au land bill est absolue. « Il ne veut point faire d’un seul coup, en Irlande et au profit du paysan irlandais, avec l’argent du contribuable britannique, l’expérience qu’on ne lui permet pas de tenter en Angleterre, isolément, graduellement, prudemment, en faveur de ses propres compatriotes, les cultivateurs anglais. Sur quoi donc est garanti le remboursement de cette dette de trois milliards ? Sur le futur budget irlandais ? Mais l’Irlande devra suffire d’abord à l’entretien de son gouvernement et de sa police, au paiement de sa part proportionnelle dans les dépenses militaires et navales et dans l’amortissement des emprunts d’état. En somme, le remboursement est gagé sur le loyer de cette terre qui ne paie plus, qui ne peut plus et ne veut plus payer de revenu. C’est un prêt de trois milliards sur troisième ou quatrième hypothèque fait à une nation étrangère, car c’est là ce que veut être, ce que va devenir l’Irlande. Les Irlandais ne cachent point leur rêve : ils ne se reposeront que quand ils auront obtenu la séparation pure et simple, rompu le dernier lien qui rattache l’une à l’autre les deux Iles. Ainsi, pour obtenir son indépendance, l’Irlande cessera d’être co-propriétaire de l’empire britannique, mais prononce-t-on la dissolution d’une telle société ? Liquide-t-on un empire qui compte plus de deux cents millions de sujets et qui est l’œuvre des siècles ? Qui rendra à l’Irlande sa part des sacrifices accomplis, du sang versé sur les champs de bataille, de la gloire conquise en commun ?

Telles étaient, en substance, les critiques de M. Chamberlain. Cependant il ne niait pas la nécessité d’un grand effort pour résoudre la question irlandaise. N’avait-il pas défini le gouvernement de l’Irlande par l’Angleterre « un système fondé sur cinquante mille baïonnettes, le système de centralisation bureaucratique avec lequel la Russie gouverne la Pologne, avec lequel l’Autriche gouvernait Venise ? » N’avait-il pas ajouté : « Un Irlandais ne peut, à l’heure actuelle, faire un pas, lever le doigt pour s’occuper des choses de la paroisse, de la ville, de l’école, sans se heurter à un fonctionnaire étranger, choisi par le gouvernement et sans l’ombre d’autorité représentative ? » N’est-ce pas encore lui qui avait dit : « Il est temps d’en finir avec cette absurdité irritante qui s’appelle le château de Dublin ? »

Oui, il avait dit tout cela et le pensait encore. On lui offrait le choix entre l’Irlande entièrement livrée à elle-même et l’Irlande conduite au bâton. Il repoussait ces deux systèmes. La force, il la détestait : I hate coercion. Que proposait-il ? D’accorder à la patrie de Grattan non le home-ride de Parnell, mais le home-rule d’Isaac Butt ; de lui assurer une large part de libertés locales qui mettraient l’Irlande hors de la portée des tracasseries britanniques et l’Ulster à l’abri de la tyrannie irlandaise ; de donner à ces deux moitiés inégales de l’île sœur des parlemens provinciaux, au-dessus desquels s’élèverait, dans son majestueux isolement et dans sa souveraineté indiscutable, le parlement impérial de Westminster, à peu près comme le parlement central d’Ottawa s’élève au-dessus des assemblées particulières et subordonnées qui forment la fédération du Dominion.

Cette suggestion ne fut pas discutée, ni même sérieusement écoutée. L’été se passa en discussions presque ridicules entre M. Gladstone et les libéraux dissidens. La premier ministre fit des concessions partielles qui rendaient sa loi encore plus boiteuse et illogique. Il proposa de soumettre l’Irlande à la douane et à l’excise anglaises, en sorte qu’elle devrait obéir à des lois sans les avoir votées, payer des impôts qu’elle n’aurait point consentis. C’était la violation du principe primordial de la constitution anglaise, et c’est d’une violation analogue, — le souvenir était de fâcheux augure, — qu’était sortie l’indépendance des États-Unis d’Amérique. Pour donner une demi-satisfaction à ses critiques, M. Gladstone imaginait des députés irlandais qui paraissaient et disparaissaient à Westminster suivant les questions en jeu, entrant et sortant comme les jeunes filles qu’on envoie chercher une broderie oubliée sur un banc du jardin lorsqu’on se prépare à raconter une histoire scabreuse. C’était là ce que M. Thiers a appelé des chinoiseries. Les énoncer, c’est les condamner sans appel.

On proposa plusieurs transactions : toutes lurent acceptées de M. Chamberlain et rejetées par M. Gladstone. On sait ce qui s’ensuivit. La loi fut repoussée et les conservateurs rentrèrent au pouvoir, appuyés sur le nouveau parti unioniste, formé des amis de lord Hartington et des amis de M. Chamberlain.

Le pays, par les élections de juin-juillet 1886, s’était prononcé contre le « grand vieillard, » et la parole de M. Chamberlain avait contribué, dans une large mesure, à ce résultat. Son talent oratoire était à l’apogée. Jamais il n’avait été plus maître de lui-même, plus lucide, plus animé et plus calme tout à la fois. Il était si sûr d’avoir raison que le sourire ne quittait plus ses lèvres : il avait la gaîté de la force. Ses discours de ce temps sont ponctués par de grands rires mêlés d’applaudissemens. Non-seulement il avait appris à supporter les interruptions, mais il s’en servait, il les provoquait. Dans le parlement, vers la fin de son discours contre le bill du home-rule, il trouve moyen de rappeler que M. Gladstone, en 1862, a prédit la séparation des États-Unis en deux nations distinctes. Un hear ! hear ! sonore du premier ministre fait connaître qu’il admet l’exactitude historique de ce souvenir. « Hé bien ! crie M. Chamberlain, qui vous dit qu’il ne se trompe pas aujourd’hui en prédisant que l’Angleterre et l’Irlande resteront unies ? » Est-ce que cette interrogation victorieuse ne vaut pas le fameux : Ἀϰούεις ἃ λέγουσι (Akoueis ha legousi), de Démosthène à Eschine ? Un autre jour, il place devant ses collègues d’Irlande la déclaration faite par l’un d’eux en Amérique, il les somme de dire si ce député a traduit leur pensée en affirmant qu’ils ne voulaient rien de moins qu’une séparation totale, définitive, absolue. Et voilà que ces hommes, si ardens à l’interrompre, deviennent silencieux. « Pourquoi ne parlez-vous pas ? » demande M. Chamberlain de sa voix la plus pressante, la plus impérieuse, et la Chambre salue de ses acclamations enthousiastes ce silence qui vaut un aveu. Hors du parlement, l’orateur ose plus encore. Il saisit un adversaire qui a lancé un mot agressif, joue avec lui, le pousse, le harcèle et le laisse ahuri, risible, écrasé d’un dernier coup : « Allez apprendre votre histoire : vous en avez besoin. » Ce puissant maître des foules ne craint pas d’employer l’interrogation socratique avec un auditoire de quatre mille personnes. Il dialogue avec le peuple et le questionne : « Le bill est-il encore vivant ? — Oui… Non. — vous avez raison de dire oui et raison de dire non. Le bill n’est ni vivant ni mort. Si nous disons qu’il est encore vivant, les gladstoniens sont indignes, et ils entrent en fureur si nous disons qu’il est déjà mort. » Dans une autre réunion, il se félicite d’avoir été interrompu. Il va jusqu’à dire : « S’il y a quelque chose que vous ne compreniez pas, arrêtez-moi. » C’est là un mot de professeur, et, en effet, M. Chamberlain, l’homme aux paradoxes sociaux, s’est trouvé, finalement, n’être qu’un professeur de bon sens politique.

Tout espoir de réunion n’était pas perdu. Les conférences dites de la Table ronde commencèrent à la fin de 1886 et se prolongèrent dans l’hiver de 1887. L’ultimatum des unionistes, formulé par lord Hartington, contenait les quatre articles suivans : « 1o la présence des députés irlandais à Westminster ; 2o la suprématie du parlement impérial maintenue ; 3o l’indépendance de l’Ulster garantie ; 4o l’ordre et le respect de la loi assurés en Irlande. Les conférences n’aboutirent pas. Pourquoi ? M. Morley explique cet échec par quelques mots amers échappés à M. Chamberlain dans un article de revue. M. Chamberlain attribue la rupture des négociations à un veto de M. Parnell. La vérité est que, de part et d’autre, la défiance croissait chaque jour, et, malgré la rondeur de la table, la ligne de démarcation était de plus en plus nette entre les deux partis. Les déclamations passionnées de M. Redmond à Chicago, surtout le fameux pian de campagne de M. Dillon (ce nom porte malheur) et les excès qui en furent la suite, avaient achevé d’ouvrir les yeux à M. Chamberlain et à ses amis.

Au printemps de 1887, il annonça le désir de visiter le nord de l’Ecosse et les îles voisines. Aussitôt des lettres menaçantes lui parvinrent. L’un de ces correspondans lui promettait, s’il mettait le pied dans l’île de Skye, « qu’une royale volée d’œufs pourris y saluerait son débarquement. » Un autre, plus exalté, jurait que l’apostat ne sortirait pas vivant du territoire écossais. M. Chamberlain vint, n’essuya aucun outrage, ne courut aucun péril et ne se vit offrir que des œufs frais. Il étudia sur place et par lui-même la question des crofters et parla aux libéraux de Glascow de façon à leur faire entendre que le véritable Chamberlain existait encore et n’avait pas abdiqué ses théories. Il leur donnait encore quelque vague espoir de réconciliation. Bien de semblable dans ses discours d’automne, lorsqu’il parcourut en triomphe l’Ulster.

Vers ce moment, il acceptait de lord Salisbury la mission d’aller, en qualité de commissaire spécial, régler la question, toujours pendante, des pêcheries du Canada. « Il luit la lutte, crièrent ses anciens partisans, devenus ses adversaires ; il n’oserait se montrer à Birmingham ! » Dès le lendemain, il paraissait devant ses électeurs, le front haut, et obligeait les membres du fameux Caucus radical à saluer d’un grognement le nom de Gladstone, à applaudir des paroles courtoises et modérées sur lord Salisbury.

Si le « cousin Jonathan » n’est pas très expert à caresser et à flatter, il faut convenir que ses filles et ses sœurs s’en acquittent à souhait pour lui. La haute société de Washington choya M. Chamberlain de mille façons. Entre temps, il négociait, avec M. Bayard un traité dont il annonça la conclusion à lord Salisbury avec la satisfaction naturelle à un diplomate débutant. Dans un banquet de trois mille couverts, offert par la Société des Fils de Saint-George, il caractérisa complaisamment son œuvre. C’était mieux qu’une convention de pèche, c’était un traité d’alliance et d’amitié entre la Grande-Bretagne et la « plus grande » Bretagne, un véritable pacte de famille entre la fille et la mère. Il serait cruel de rappeler ce qui advint du traité Bayard-Chamberlain. Une seule union devait résulter de ce voyage diplomatico-sentimental : celle du grand orateur, veuf depuis quelques années, avec miss Endicott, fille du secrétaire d’état de la guerre, la grâce et le charme des salons de Washington.

N’est-il pas singulier ; et même significatif que lord Randolph Churchill et Mi. Chamberlain aient épousé tous deux des Américaines ? Les milieux d’origine sont, d’ailleurs, tout différens. Miss Jérôme est la fille d’un spéculateur de New-York. Miss Endicott descend d’une longue lignée de colons puritains. On sait qu’il y a une sorte d’aristocratie aux États-Unis : elle consiste à pouvoir revendiquer un ancêtre sur la M Mayflower qui amena, en 1628, sur les dunes du Massachusetts, une élite immortelle de proscrits. J’ignore si miss Endicott avait un ascendant direct sur le bienheureux bateau. Mais elle se rattache par une filiation certaine à cette forte race qui peupla le rivage oriental de l’Amérique et fut, cent cinquante ans plus tard, le plus énergique agent de son émancipation.

Le mariage fut célébré le 15 novembre 1888, m. Chamberlain ramena sa femme en Angleterre. Birmingham la reçut comme une jeune reine ; après quoi, elle parcourut l’Ecosse au bras de son mari, au milieu des hurrahs, prenant avec un sourire les bouquets que lui apportaient les jeunes filles, tandis que M. Chamberlain remerciait en quelques mots sobres et graves. Ainsi, de meeting en meeting, d’ovation en ovation, le tribun promena, sa lune de miel. Ce fut pour lui, sans doute, une heure très douce, une joie profonde de pouvoir montrer à la femme aimée combien il était grand dans son pays et de lui offrir ces fêtes de la popularité que les empereurs et les rois ne connaissent plus.


V

Au printemps précédent, M. Chamberlain était revenu en Europe pour assister à un curieux spectacle : la mise en pratique de ses propres idées par le parti qu’il avait combattu toute sa vie. Puisque M. Parnell était devenu le mentor de M. Gladstone, pourquoi donc M. Chamberlain n’aurait-il pas été l’inspirateur de lord Salisbury ?

Ce n’était pas là, — qu’on le comprenne bien en France, — une de ces coalitions honteuses qui se nouent sans scrupule à la veille du combat et se dénouent, sans vergogne, au lendemain de la défaite. Dans nos parlemens français, on a vu de petits groupes, formés de politiciens douteux qui louvoyaient sur les confins de tous les partis, vendre leurs votes au moment décisif et devenir, pour quelques heures, les arbitres de la politique. Vous les reconnaîtrez à ce signe, qu’ils se disputent des places au lieu de négocier pour des principes. Ici, rien de semblable. L’appoint des quarante ou cinquante voix que M. Chamberlain apportait en dot au parti tory était précieux sans doute, mais non indispensable. Ce qu’on voulait surtout de lui, et ce qu’il pouvait prêter sans bassesse, c’était son nom, son éloquence, sa puissance populaire, seule capable de balancer celle de Gladstone auprès des masses libérales ; c’était enfin son programme de réformes, plus social que politique, et compatible, par conséquent, avec le vieux credo conservateur. L’emprunt n’était ni illogique, ni immoral ; ce n’était même pas une nouveauté. Deux fois déjà, dans ce siècle, le parti tory s’est retrempé et rajeuni par ces transfusions de principes. Salisbury ne faisait que suivre l’exemple de Robert Peel et de Beaconsfield. Mais c’est à Randolph Churchill que revient l’honneur, — car c’en est un ! — d’avoir préparé cette brillante évolution.

Dès 1885, M. Chamberlain l’avait prévue et prédite. Il s’écriait : « voilà les tories au ministère et les radicaux au pouvoir ! » Les conservateurs, n’ayant pas de programme, devaient fatalement prendre celui de Birmingham : « Ils m’ont volé ma politique, disait-il gaiment à ses électeurs ; me voici nu et dépouillé, jusqu’à ce que j’en invente une autre… qu’ils me voleront encore ! » Il disait dans une autre circonstance : « Jusqu’où iront-ils ? Si je demande la séparation de l’église et de l’état, l’abolition de la pairie héréditaire, la laïcité des écoles, me les donneront-ils ? L’autre jour un membre de la chambre est venu à moi et m’a dit : « Mon cher ami, faites bien attention à ce que vous demanderez : car si vous critiquiez les commandemens de Dieu, Balfour déposerait immédiatement un bill pour les supprimer. »

Ce n’était alors qu’une piquante plaisanterie. Aujourd’hui que ces paroles traduisent l’exacte situation des choses, M. Chamberlain se garderait bien de les prononcer. Il est trop habile pour se vanter de cette dictature impalpable et insaisissable. Mais voyons comment il l’a exercée.

Il n’a pas « critiqué » les commandemens de Dieu, comme beaucoup de ses contemporains, il les pratique sans y croire. Sagement il laisse mûrir le problème de l’impôt progressif et celui de la séparation de l’église et de l’état. Quant à la chambre des lords, dont il réclamait énergiquement la suppression il y a dix-huit ans, il semble avoir pitié de sa décrépitude. Il a dit un jour dans le parlement : « Je regrette d’avoir à discuter les idées de lord Salisbury en son absence. Mais il ne peut descendre vers moi, et, quand je le pourrais, je ne voudrais pas monter jusqu’à lui. » Remarquez ces paroles par lesquelles il se ferme à jamais les portes de la haute assemblée. La vanité d’une jeune femme, tendrement aimée, pourrait le faire changer d’opinion. Mais non, au plaisir de timbrer ses lettres d’un tortil de baronne ou d’une couronne comtale, Mgr Chamberlain ne sacrifiera pas le nom glorieux du parvenu de Birmingham, ni cette belle lignée d’ancêtres puritains, pure de toute mésalliance patricienne, et qui vaut mieux que les seize quartiers d’une chanoinesse allemande.

Ou la chambre des lords vivra et prouvera ainsi qu’elle méritait de vivre ; ou elle s’éteindra dans une pompeuse léthargie qui nous dérobera la vue de son agonie. Elle n’a pas eu John Bright ; elle n’aura ni Gladstone, ni Chamberlain. La sève populaire, le sang jeune et chaud n’arrivera plus à ses veines. Embaumée dans ses honneurs nominaux, sa rigidité majestueuse fera longtemps illusion, et on la croira vivante qu’elle aura, depuis bien des jours, cessé de respirer. Quand on viendra pour l’achever, on ne trouvera plus qu’un squelette sous la pourpre et l’hermine, et on n’aura qu’à lui décorner d’imposantes funérailles.

Donc M. Chamberlain, laissant de côté les problèmes irritans que le temps se charge de résoudre, est allé droit au plus pressé, à la constitution des assemblées de comté et de district, qui correspondent à nos conseils généraux et à nos conseils d’arrondissement, et qui centraliseront dans leurs mains les attributions éparses des divers corps électifs locaux, en y joignant des pouvoirs empruntés à l’omnipotence pléthorique du parlement. Ces conseils fonctionnent depuis un an à peine : il serait prématuré de porter un jugement sur leur vitalité et sur leur avenir. Plus que toutes les autres, et en Angleterre plus qu’ailleurs, les institutions représentatives veulent du temps pour s’implanter, fleurir et porter fruits. Dans un quart de siècle, si nous sommes encore là, nous saurons si l’enfant de M. Chamberlain était viable, si les conseils de comté et de district ont créé une nouvelle classe de politiciens, transformé une aristocratie de seigneurs terriens en une démocratie de petits propriétaires. Car c’est à ce grand rôle que les destine celui qui les a créés. Tâche bien difficile à remplir avec un gouvernement tory ! M. Chamberlain le sait, et il a dit, si je me souviens bien, que « charger les conservateurs d’exécuter la réforme de la propriété foncière, c’était donner la crème à garder au chat. » Mais, à son tour, il garde le chat. Déjà cette révolution sociale commence. La mise en pratique de la loi sur les allotments, de M. Jesse Collings, qui est comme le préambule des lois agraires de M. Chamberlain, Ta être remise aux mains des conseils de district. Les terrains usurpés par les particuliers sur les communes seront repris, divisés en lots, remis aux travailleurs qui les occuperont dans une situation mixte entre celle des locataires, et celle des propriétaires. L’esprit anglais et l’état de la législation permettent ces compromis que repousse notre esprit latin, absolu et symétrique. Ce sont des étapes qui rendent plus facile la marche d’une société, de l’erreur à la vérité, du privilège à la liberté et de l’abus au droit.

On comprendra maintenant la place que tient M. Chamberlain en Angleterre, surtout si j’ajoute que les esprits se sont lentement convertis à la solution qu’il indiquait, dès le début, à la question irlandaise. Que M. Parnoll et ses amis y consentent, cette question sera réglée demain. L’Irlande aura son autonomie administrative ; elle sera maîtresse chez elle, sans cesser d’exercer à Westminster sa part légitime de souveraineté.

Un homme a singulièrement aidé, qu’il l’ait voulu ou non, au triomphe des idées de M. Chamberlain, c’est lord Randolph Churchill, dont j’ai essayé d’esquisser, l’an dernier, la curieuse physionomie. Le député de Birmingham, toujours équitable et courtois envers son jeune collègue, même quand celui-ci perdait la mesure, l’a défini un « tory démocrate, plus démocrate que tory. » La situation actuelle disparaîtra, chacun reprendra sa place naturelle, son rôle logique : ces deux hommes resteront ce qu’ils sont, et, si Dieu leur prête vie, alterneront au pouvoir comme ont alterné Disraeli et Gladstone. Et le pays ne sentira point cette effroyable secousse qu’éprouverait la France si le comte de Mun succédait à M. Jules Ferry, ou M. Clemenceau à M. Paul de Cassagnac. L’un restaurera, l’autre réformera : deux manières d’agir qui aboutissent quelquefois au même résultat. M. Chamberlain croit à la raison humaine et au progrès, lord Randolph Churchill est un chrétien ferme et déclaré. M. Chamberlain a confiance dans l’efficacité des principes plus que dans l’infaillibilité des hommes : Measures, not men ! Lord Randolph est plutôt de l’école de Carlyle : « cherchez l’homme capable, the able man, et donnez-lui carte blanche ! » Mais, quelles que soient leurs divergences, apparentes ou réelles, jamais l’un de ces deux hommes ne se donnera pour mission de détruire l’œuvre accomplie par l’autre.

‘Que seront-ils pour la France ? Il est permis d’espérer en lord Randolph et il est logique de compter sur Chamberlain.

L’orgueil anglais est à la fois une force et une faiblesse : vous n’en trouverez chez M. Chamberlain que les côtés admirables et non les côtés ridicules. Ce n’est certes pas lui qui méprise les étrangers et les croit indignes d’imitation. Il connaît, je pense, ce beau passage où Montesquieu nous montre Rome empruntant quelque chose à tous ses ennemis, soit une arme de guerre, soit un outil de gouvernement. Ainsi a fait M. Chamberlain avec ses amis d’Amérique et de France. Récapitulons tout ce qu’il nous doit. Sans parler d’emprunts insignifians, comme la loi sur les faillites, chez qui a-t-il trouvé le suffrage universel, l’instruction populaire obligatoire et gratuite, l’unification des pouvoirs locaux ? Où a-t-il vu ce puissant organisme d’une nation de paysans propriétaires, qui défie la révolution sociale parce qu’elle l’a devancée ? Quels charmes peuvent avoir le caporalisme et le piétisme prussiens pour ce grand disciple de la pensée française, dont nous revendiquons avec fierté la sympathie ? Il se souvient de Thiers avec respect ; il a salué, d’une phrase émue et vibrante, la mémoire de Gambetta, dont il a été l’ami ; il a parlé de l’Alsace-Lorraine comme en eût parlé un Français. Peut-être, lorsque le traité de Francfort, qui nous lie les mains, ne sera plus qu’un morceau de papier historique, est-il réservé à sa vieillesse de reprendre, avec nos hommes d’état, l’œuvre de la liberté commerciale, la grande œuvre de Cobden et de Napoléon III. Mais, quoi qu’il arrive, j’ose en répondre, Joseph Chamberlain ne sera pas un second Crispi !


AUGUSTIN FILON.

  1. Fortnightly Review, 1er décembre 1876. Voir aussi les n° du 1er mai 1876 et du 1er février 1877.
  2. Voir Gotobed, Remarks on M. Chumberlain’s bankruptcy act. London, 18S2 ; Macmillan.