Joseph Balsamo/Introduction III

Michel Lévy frères (1p. 19-33).
L’orage  ►
Introduction


III

L.·.P.·.D.·.


Il se fit un silence de quelques secondes, pendant lequel l’inconnu parut recueillir toutes ses pensées. Puis au bout d’un instant :

— Seigneurs, dit-il, vous pouvez déposer les épées qui fatiguent inutilement vos bras et me prêter une oreille attentive, car vous aurez beaucoup à apprendre dans le peu de paroles que je vais vous adresser.

L’attention redoubla.

— La source des grands fleuves est presque toujours divine, c’est pour cela qu’elle est inconnue ; comme le Nil, comme le Gange, comme l’Amazone, je sais où je vais, mais j’ignore d’où je viens ! Tout ce que je me rappelle, c’est que le jour où les yeux de mon âme s’ouvrirent à la perception des objets extérieurs, je me trouvais dans Médine la ville sainte, courant à travers les jardins du muphti Salaaym.

C’était un respectable vieillard que j’aimais comme mon père, et qui cependant n’était point mon père ; car, s’il me regardait avec tendresse il ne me parlait qu’avec respect ; trois fois par jour il s’écartait pour laisser arriver jusqu’à moi un autre vieillard dont je ne prononce le nom qu’avec une reconnaissance mêlée d’effroi ; ce vieillard respectable, auguste réceptacle de toutes les sciences humaines, instruit par les sept esprits supérieurs dans tout ce qu’apprennent les anges pour comprendre Dieu, s’appelle Althotas ; il fut mon gouverneur, il fut mon maître ; il est encore mon ami, ami vénérable, car il a deux fois l’âge du plus âgé d’entre vous.

Ce langage solennel, ces gestes majestueux, cet accent onctueux et sévère à la fois, produisirent sur l’assemblée une de ces impressions qui se résolvent en longs frémissements d’anxiété.

Le voyageur continua :

— Lorsque j’atteignis ma quinzième année, j’étais déjà initié aux principaux mystères de la nature. — Je savais la botanique, — non pas cette science étroite que chaque savant circonscrit à l’étude du coin du monde qu’il habite, mais je connaissais les soixante mille familles de plantes qui végètent par tout l’univers. — Je savais, quand mon maître m’y forçait, en m’imposant les mains sur le front et en faisant descendre dans mes yeux fermés un rayon de la lumière céleste, je savais, par ma contemplation presque surnaturelle, plonger mon regard sous le flot des mers, et classer ces monstrueuses et indescriptibles végétations qui flottent et se balancent sourdement entre deux couches d’eau vaseuse, et couvrent de leurs rameaux gigantesques le berceau de tous ces monstres hideux et presque sans forme que la vue de l’homme n’a jamais atteints, et que Dieu doit avoir oubliés depuis le jour où les anges rebelles forcèrent à les créer son pouvoir un instant vaincu.

Je m’étais en outre adonné aux langues mortes et vivantes. Je connaissais tous les idiomes qui se parlent depuis le détroit des Dardanelles jusqu’au détroit de Magellan. Je lisais ces mystérieux hiéroglyphes écrits sur ces livres de granit qu’on appelle les pyramides. J’embrassais toutes les connaissances humaines, depuis Sanchoniaton jusqu’à Socrate, depuis Moïse jusqu’à saint Jérôme, depuis Zoroastre jusqu’à Agrippa.

J’avais étudié la médecine non seulement dans Hippocrate, dans Galien, dans Averrhoës, mais encore avec ce grand maître qu’on appelle la nature. J’avais surpris les secrets des Cophtes et des Druses. J’avais recueilli les semences fatales et les semences heureuses. Je pouvais, quand le simoun et l’ouragan passaient sur ma tête, livrer à leur souffle des graines qui allaient porter loin de moi la mort ou la vie, selon que j’avais condamné ou béni la contrée vers laquelle je tournais mon visage courroucé ou souriant.

Ce fut au milieu de ces études, de ces travaux, de ces voyages, que j’atteignis ma vingtième année.

Un jour mon maître vint me trouver dans la grotte de marbre où je me retirais pendant la grande chaleur du jour. Son visage était à la fois austère et souriant… Il tenait à la main un flacon.

— Acharat, me dit-il, je t’ai toujours dit que rien ne naissait, que rien ne mourait dans le monde ; que le berceau et le cercueil étaient frères ; qu’il manquait seulement à l’homme, pour voir clair dans ses existences passées, cette lucidité qui le fera l’égal de Dieu, puisque, du jour où il aura acquis cette lucidité, il se sentira immortel comme Dieu. Eh bien ! j’ai trouvé le breuvage qui dissipe les ténèbres, en attendant que je trouve celui qui chasse la mort. Acharat, j’ai bu hier ce qui manque à ce flacon ; bois le reste aujourd’hui.

J’avais une grande confiance, j’avais une vénération suprême dans mon digne maître, et cependant ma main trembla en touchant le flacon que me présentait Althotas, comme la main d’Adam dut trembler en touchant la pomme que lui offrait Ève.

— Bois, me dit-il en souriant.

Alors il m’imposa les mains sur la tête, comme il avait coutume de le faire lorsqu’il voulait momentanément me douer de la double vue.

— Dors, me dit-il, et souviens-toi.

Je m’endormis aussitôt. Alors je rêvai que j’étais couché sur un bûcher de bois de sandal et d’aloës ; un ange qui passait, portant de l’Orient à l’Occident la volonté du Seigneur, toucha mon bûcher du bout de l’aile, et mon bûcher prit feu. Mais, chose étrange, au lieu d’être ému par la crainte, au lieu de redouter cette flamme, je m’étendis voluptueusement au milieu des langues ardentes, comme fait le phénix, qui vient puiser une nouvelle vie au principe de toute vie.

Alors tout ce qu’il y avait de matériel en moi disparut, l’âme seule resta, conservant la forme du corps, mais transparente, impalpable, plus légère que l’atmosphère où nous vivons, et au-dessus de laquelle elle s’éleva. — Alors, comme Pythagore, qui se souvenait avoir été au siège de Troie, je me souvins des trente-deux existences que j’avais déjà vécu.

Je vis passer sous mes yeux les siècles, comme une série de grands vieillards. Je me reconnus sous les différents noms que j’avais portés depuis le jour de ma première naissance jusqu’à celui de ma dernière mort, car, vous le savez, mes frères, et c’est un des points les plus positifs de notre croyance, les âmes, ces innombrables émanations de la divinité, qui à chacun de ses souffles s’échappent de la poitrine de Dieu, les âmes remplissent l’air, elles se distribuent en une nombreuse hiérarchie, depuis les âmes sublimes jusqu’aux âmes inférieures, et l’homme qui, à l’heure de sa naissance, aspire, au hasard peut-être, une de ces âmes préexistantes la rend à l’heure de son trépas à une carrière nouvelle et à de successives transformations.

Celui qui parlait ainsi parlait avec un accent si convaincu, ses yeux se levaient au ciel avec un regard si sublime, qu’à cette période de sa pensée résumant toute sa croyance, il fut interrompu par un murmure d’admiration ; l’étonnement faisait place à l’admiration, comme la colère avait fait place à l’étonnement.

— Quand je me réveillai, continua l’illuminé, je sentis que j’étais plus qu’un homme ; je compris que j’étais presque un dieu.

Alors je résolus de vouer non seulement mon existence actuelle, mais encore toutes les existences qui me restent à vivre, au bonheur de l’humanité.

Le lendemain, comme s’il eût deviné mon projet, Althotas vint à moi et me dit :

— Mon fils, il y a vingt ans que votre mère expira en vous donnant le jour ; depuis vingt ans un obstacle invincible empêche votre illustre père de se révéler à vous ; nous allons reprendre nos voyages ; votre père sera parmi ceux que nous rencontrerons, il vous embrassera, mais vous ignorerez qu’il vous a embrassé.

Ainsi tout en moi, comme dans les élus du Seigneur, devait être mystérieux : passé, présent, avenir.

Je dis adieu au muphti Salaaym qui me bénit et me combla de présents ; puis nous nous joignîmes à une caravane qui partait pour Suez.

Pardon, seigneurs, si je m’émeus à ce souvenir ; un jour, un homme vénérable m’embrassa, et je ne sais quel tressaillement étrange remua tout mon être quand je sentis battre son cœur.

C’était le chérif de La Mecque, prince très-magnifique et très-illustre. Il avait vu des batailles, et, d’un geste de son bras, il courbait les têtes de trois millions d’hommes. Althotas se détourna pour ne pas s’émouvoir, pour ne point se trahir peut-être, et nous continuâmes notre chemin.

Nous nous enfonçâmes en Asie ; nous remontâmes le Tigre, nous visitâmes Palmyre, Damas, Smyrne, Constantinople, Vienne, Berlin, Dresde, Moscou, Stockholm, Pétersbourg, New-York, Buenos-Ayres, Le Cap, Aden ; puis, nous retrouvant presque au point d’où nous étions partis, nous gagnâmes l’Abyssinie, nous descendîmes le Nil, nous abordâmes à Rhodes, puis à Malte ; un navire était venu au-devant du nôtre à vingt lieues en mer, et deux chevaliers de l’ordre, m’ayant salué et ayant embrassé Althotas, nous avaient conduits triomphalement au palais du grand-maître Pinto.

Sans doute, vous allez me demander, seigneurs, comment le musulman Acharat était reçu avec tant d’honneur par ceux-là même qui jurent dans leurs vœux l’extermination des infidèles. C’est qu’Althotas, catholique et chevalier de Malte lui-même, ne m’avait jamais parlé que d’un Dieu puissant, universel, ayant, avec l’aide des anges, ses ministres, établi l’harmonie générale, et ayant donné à ce tout harmonieux le beau, le grand nom de Cosmos. J’étais théosophe enfin.

Mes voyages étaient achevés ; mais la vue de toutes ces villes aux noms divers, aux mœurs opposées, ne m’avait causé aucun étonnement : c’est que rien n’était nouveau pour moi sous le soleil ; c’est que pendant le cours des trente-deux existences que j’avais déjà vécu, j’avais déjà visité les mêmes villes ; c’est que la seule chose qui me frappa, c’étaient les changements qui s’étaient opérés parmi les hommes qui les peuplaient. Alors je pus planer en esprit au-dessus des événements et suivre la marche de l’humanité. Je vis que tous les esprits tendaient au progrès, que le progrès menait à la liberté. Je vis que tous les prophètes apparus successivement avaient été suscités par le Seigneur pour soutenir la marche chancelante de l’humanité, qui, partie aveugle de son berceau, fait chaque siècle un pas vers la lumière : ― les siècles sont les jours des peuples.

Alors je me suis dit que tant de choses sublimes ne m’avaient pas été révélées pour que je les ensevelisse en moi, que c’est vainement que la montagne renferme ses filons d’or et que l’océan cache ses perles ; car le mineur obstiné pénètre au fond de la montagne ; car le plongeur descend dans les profondeurs de l’océan, et que mieux valait, au lieu de faire comme l’océan et la montagne, faire comme le soleil, c’est-à-dire secouer mes splendeurs sur le monde.

Vous comprenez donc maintenant, n’est-ce pas, que ce n’est point pour accomplir de simples rites maçonniques que je suis venu d’Orient. Je suis venu pour vous dire : Frères, empruntez les ailes et les yeux de l’aigle, élevez-vous au-dessus du monde, gagnez avec moi la cime de la montagne où Satan emporta Jésus, et jetez les yeux sur les royaumes de la terre.

Les peuples forment une immense phalange ; nés à différentes époques et dans des conditions diverses, ils ont pris leurs rangs et doivent arriver, chacun à son tour, au but pour lequel ils ont été créés. Ils marchent incessamment, quoiqu’ils semblent se reposer, et s’ils reculent par hasard, ce n’est pas qu’ils vont en arrière, c’est qu’ils prennent un élan pour franchir quelque obstacle ou bien pour briser quelque difficulté.

La France est à l’avant-garde des nations ; mettons-lui un flambeau à la main. Ce flambeau dût-il être une torche, la flamme qui la dévorera sera un salutaire incendie, puisqu’il éclairera le monde.

C’est pour cela que le représentant de la France manque ici ; peut-être eût-il reculé devant sa mission… Il faut un homme qui ne recule devant rien… j’irai en France.

— Vous irez en France ? reprit le président.

— Oui, c’est le poste le plus important… je le prends pour moi ; c’est l’œuvre la plus périlleuse… je m’en charge.

— Alors vous savez ce qui se passe en France ? reprit le président.

L’illuminé sourit.

— Je le sais, car je l’ai préparé moi-même : un roi vieux, timoré, corrompu, moins vieux, moins désespéré encore que la monarchie qu’il représente, siège sur le trône de France. Quelques années à peine lui restent à vivre. Il faut que l’avenir soit convenablement disposé par nous pour le jour de sa mort. La France est la clef de voûte de l’édifice ; que les six millions de mains qui se lèvent à un signe du cercle suprême déracinent cette pierre, et l’édifice monarchique s’écroulera, et le jour où l’on saura qu’il n’y a plus de roi en France, les souverains de l’Europe, les plus insolemment assis sur leur trône, sentiront le vertige leur monter au front, et d’eux-mêmes ils s’élanceront dans l’abîme qu’aura creusé ce grand écroulement du trône de saint Louis.

— Pardon, très vénérable maître, interrompit le chef qui se tenait à la droite du président, et qu’à son accent d’un germanisme montagnard on pouvait reconnaître pour Suisse, votre intelligence a sans doute tout calculé ?

— Tout, répondit laconiquement le grand Cophte.

— Et cependant, le très vénérable maître m’excusera de lui parler ainsi ; mais sur la cime de nos montagnes, dans le fond de nos vallées, sur les rives de nos lacs, nous sommes habitués à parler aussi librement que parlent le souffle du vent et le murmure des eaux ; cependant, je le répète, je crois le moment inopportun, car voici qu’un grand événement se prépare, et auquel la monarchie française devra sa régénération. J’ai vu, moi qui ai l’honneur de vous parler, très-vénérable grand maître, j’ai vu une fille de Marie-Thérèse se diriger en grande pompe vers la France, pour unir le sang de dix-sept Césars avec celui du successeur de soixante et un rois ; et les peuples se réjouissaient aveuglément, comme ils font toujours lorsqu’on relâche ou qu’on dore leur joug. Je le répète donc en mon nom et au nom de mes frères, je crois le moment inopportun.

Chacun se tourna plein de recueillement vers celui qui affrontait avec tant de calme et tant de hardiesse à la fois le mécontentement du grand maître.

— Parle, frère, dit le grand Cophte, sans paraître ému, ton avis sera suivi s’il est bon. Nous autres, élus de Dieu, nous ne repoussons personne et nous ne sacrifions point l’intérêt d’un monde au froissement de notre amour-propre.

Le député de la Suisse poursuivit au milieu d’un profond silence :

— Dans mes études j’ai réussi, très vénérable grand maître, à me convaincre d’une vérité : c’est que toujours la physionomie des hommes révèle à l’œil qui sait y lire leurs vices et leurs vertus. L’homme compose son visage, il adoucit son regard, il fait sourire ses lèvres ; tous ces mouvements musculaires sont en sa puissance ; mais le type principal de son caractère reste en saillie, lisible et irréfragable témoignage de ce qui se passe dans son cœur. Ainsi le tigre, lui aussi, a de charmants sourires et de caressantes œillades ; mais à son front bas, à ses pommettes saillantes, à son occiput énorme, à son rictus sanglant, vous le reconnaissez tigre. Le chien, de son côté, fronce le sourcil, montre ses dents et joue la rage ; mais à son œil doux et franc, à sa face intelligente, à sa démarche obséquieuse, vous le reconnaissez serviable et amical. Dieu a écrit sur les faces de chaque créature son nom et sa qualité. Eh bien ! moi, j’ai lu sur le front de la jeune fille qui doit régner en France la fierté, le courage et la charité si tendre des filles d’Allemagne ; j’ai lu sur le visage du jeune homme qui sera son époux le sang-froid calme, la mansuétude chrétienne et l’esprit minutieux de l’observateur. Or comment un peuple, et surtout ce peuple français qui n’a pas de mémoire pour le mal et qui n’oublie jamais le bien, puisqu’il lui a suffi de Charlemagne, de saint Louis et de Henri IV pour sauvegarder vingt rois lâches et cruels ; comment un peuple qui espère toujours et qui ne désespère jamais, n’aimerait-il pas une reine jeune, belle et bonne, un roi doux, clément et bon administrateur, après l’ère désastreuse et dilapidatrice de Louis XV, après ses publiques orgies et ses sournoises vengeances, après le règne des Pompadour et des Dubarry ! la France ne bénira-t-elle pas des princes qui seront le modèle des vertus que j’ai citées, et qui apporteront en dot la paix européenne ? Voilà que la dauphine, Marie-Antoinette, va traverser la frontière ; l’autel et le lit nuptial s’apprêtent à Versailles ; est-ce bien le moment de commencer par la France et pour la France, votre œuvre de réformation ? Pardonnez-moi encore, mais j’ai dû dire, très-vénérable seigneur, ce que je pensais au fond de l’âme, et ce que je crois de mon devoir de soumettre à votre infaillible sagesse.

À ces mots, celui qui venait de parler, et que l’inconnu avait désigné sous le nom de l’apôtre de Zurich, s’inclina, recueillant le murmure flatteur des approbations unanimes, et attendit la réponse du grand Cophte.

Elle ne se fit point attendre, et celui-ci reprit aussitôt :

— Si vous lisez dans les physionomies, très illustre frère, dit-il, moi je lis dans l’avenir. Marie-Antoinette est fière ; elle s’entêtera dans la lutte et périra sous nos attaques. Le dauphin Louis-Auguste est bon et clément ; il faiblira dans la lutte et périra comme sa femme et avec sa femme ; seulement ils périront chacun par la vertu ou le défaut contraire. Ils s’estiment en ce moment, nous ne leur donnerons pas le temps de s’aimer, et dans un an ils se mépriseront. D’ailleurs, pourquoi délibérer, frères, pour savoir de quel côté vient la lumière quand cette lumière m’est révélée, à moi ; quand je viens d’Orient, conduit comme les bergers par cette étoile qui annonce une seconde régénération ? Demain je me mets à l’œuvre, et avec votre concours je vous demande vingt ans pour accomplir notre œuvre ; vingt ans suffiront si nous marchons unis et forts vers un même but.

— Vingt ans ! murmurèrent plusieurs fantômes, c’est bien long !

Le grand Cophte se retourna vers ces impatients.

— Oui, sans doute, dit-il, c’est bien long pour quiconque se figure qu’on tue un principe comme on tue un homme, avec le couteau de Jacques Clément ou avec le canif de Damiens. Insensés !… le couteau tue l’homme, c’est vrai ; mais, pareil à l’acier régénérateur, il tranche un rameau pour en faire jaillir dix autres de la souche, et à la place du cadavre royal couché dans son tombeau, il suscite un Louis XIII, tyran stupide ; un Louis XIV, despote intelligent ; un Louis XV, idole arrosée des pleurs et du sang de ses adorateurs, comme ces monstrueuses divinités que j’ai vues dans l’Inde écraser avec un monotone sourire les femmes et les enfants qui jettent des guirlandes sur les roues de leur char. Ah ! vous trouvez que c’est trop de vingt ans pour effacer le nom de roi du cœur de trente millions d’hommes, qui naguère encore offraient à Dieu la vie de leurs enfants pour racheter celle du petit roi Louis XV ! Ah ! vous croyez que c’est une tâche facile que de rendre odieuse à la France ces fleurs de lis qui, radieuses comme les étoiles du ciel, caressantes comme les parfums de la fleur qu’elles rappellent, ont porté durant mille ans la lumière, la charité, la victoire, dans tous les coins du monde. Essayez donc, mes frères, essayez : ce n’est pas vingt ans que je vous donne, moi, c’est un siècle !

Vous êtes épars, tremblants, ignorés les uns des autres ; moi seul sais tous vos noms ; moi seul estime, pour en faire un tout, vos valeurs divisées ; moi seul suis la chaîne qui vous relie dans un grand nœud fraternel. Eh bien ! je vous le dis, philosophes, économistes, idéologues, je veux que dans vingt ans ces principes, que vous murmurez à voix basse au foyer de la famille, que vous écrivez, l’œil inquiet, à l’ombre de vos vieilles tours ; que vous vous confiez les uns aux autres, le poignard à la main, pour frapper du poignard le traître ou l’imprudent qui répéterait vos paroles plus haut que vous ne le dites ; je veux — ces principes — que vous les proclamiez tout haut dans la rue, que vous les imprimiez au grand jour, que vous les fassiez répandre dans toute l’Europe par des émissaires pacifiques, ou au bout des baïonnettes de cinq cent mille soldats qui se lèveront, combattants le la liberté, avec ces principes écrits sur leurs étendards ; enfin je veux que vous, qui tremblez au nom de la tour de Londres ; vous, au nom des cachots de l’inquisition ; moi, au nom de cette Bastille que je vais affronter, je veux que nous riions de pitié en foulant du pied les ruines de ces effrayantes prisons, sur lesquelles danseront vos femmes et vos enfants. Eh bien ! tout cela ne peut se faire qu’après la mort, non pas du monarque, mais de la monarchie, qu’après le mépris des pouvoirs religieux, qu’après l’oubli complet de toute infériorité sociale, qu’après l’extinction enfin des castes aristocratiques et la division des biens seigneuriaux. Je demande vingt ans pour détruire un vieux monde et reconstruire un monde nouveau, vingt ans, c’est-à-dire vingt secondes de l’éternité, et vous dites que c’est trop !

Un long murmure d’admiration et d’assentiment succéda au discours du sombre prophète. Il était évident qu’il avait conquis toutes les sympathies de ces mystérieux mandataires de la pensée européenne.

Le grand Cophte jouit un instant de son triomphe ; puis, lorsqu’il le sentit complet, il reprit :

— Maintenant, frères, voyons, maintenant que je vais attaquer le lion dans son antre ; maintenant que je vais vouer ma vie contre la liberté du monde, que ferez-vous pour le succès de la cause à laquelle nous avons voué notre vie, notre fortune et notre liberté ? Que ferez-vous ? dites. Voilà ce que je suis venu vous demander.

Un silence, effrayant à force de solennité, succéda à ces paroles. On ne voyait dans la sombre salle que d’immobiles fantômes absorbés dans la pensée austère qui devait ébranler vingt trônes.

Les six chefs se détachèrent des groupes et revinrent, après quelques minutes de délibération, vers le chef suprême.

Le président parla le premier.

— Moi, dit-il, je représente la Suède. Au nom de la Suède, j’offre, pour défaire le trône de Wasa, les mineurs qui ont élevé le trône de Wasa, plus cent mille écus d’argent.

Le grand Cophte tira ses tablettes et y inscrivit l’offre qui venait de lui être faite.

Celui qui était à la gauche du président parla à son tour.

— Moi, dit-il, envoyé des cercles irlandais et écossais, je ne puis rien promettre au nom de l’Angleterre, que nous trouverons ardente à nous combattre ; mais au nom de la pauvre Irlande, mais au nom de la pauvre Écosse, je promets une contribution de trois mille hommes et de trois mille couronnes par an.

Le chef suprême écrivit cette offre à côté de l’offre précédente.

— Et vous ? dit-il au troisième chef.

— Moi, répondit celui-ci, dont la vigueur et la rude activité se trahissaient sous la robe gênante de l’initié, moi, je représente l’Amérique, dont chaque pierre, chaque arbre, chaque goutte d’eau, chaque goutte de sang appartient à la révolte. Tant que nous aurons de l’or, nous le donnerons ; tant que nous aurons du sang, nous le verserons ; seulement nous ne pouvons agir que lorsque nous serons libres. Divisés, parqués, numérotés comme nous sommes, nous représentons une chaîne gigantesque aux anneaux séparés. Il faudrait qu’une main puissante soudât les deux premiers chaînons, les autres se souderaient bien d’eux-mêmes. C’est donc par nous qu’il faudrait commencer, très-vénérable maître. Si vous voulez faire les Français libres de la royauté, faites-nous d’abord libres de la domination étrangère.

— Ainsi sera-t-il fait, répondit le grand Cophte ; vous serez libres les premiers, et la France vous y aidera. Dieu a dit dans toutes les langues : « Aidez-vous les uns les autres. » Attendez donc. Pour vous, frère, au moins, l’attente ne sera pas longue, je vous en réponds.

Puis il se tourna vers le député de la Suisse.

— Moi, dit celui-ci, je ne puis rien promettre que ma contribution personnelle. Les fils de notre république sont depuis longtemps les alliés de la monarchie française ; ils lui vendent leur sang depuis Marignan et Pavie ; ce sont de fidèles débiteurs : ils livreront ce qu’ils ont vendu. Pour la première fois, très-vénérable grand-maître, j’ai honte de notre loyauté.

— Soit, répondit le grand Cophte, nous vaincrons sans eux et malgré eux. À votre tour, député de l’Espagne.

— Moi, dit celui-ci, je suis pauvre, je n’ai que trois mille frères à donner ; mais ils contribueront chacun pour mille réaux par an. L’Espagne est un pays paresseux, où l’homme sait dormir sur un lit de douleurs, pourvu qu’il dorme.

— Bien, dit le Cophte. Et vous ?

— Moi, répondit celui auquel il s’adressait, moi, je représente la Russie et les cercles polonais. Nos frères sont des riches mécontents ou de pauvres serfs voués à un travail sans repos et à une mort prématurée. Je ne puis rien promettre au nom des serfs, puisqu’ils ne possèdent rien, pas même la vie ; mais je promets pour trois mille riches vingt louis par chaque tête pour chaque année.

Les autres députés vinrent à leur tour : chacun représentait soit un petit royaume, soit une grande principauté, soit un pauvre État ; chacun fit inscrire son offre sur les tablettes du chef suprême, et s’engagea par serment à tenir ce qu’il avait promis.

— Maintenant, dit le grand Cophte, le mot d’ordre, symbolisé par les trois lettres auxquelles vous m’avez reconnu, déjà donné dans une partie de l’univers, va se répandre dans l’autre. Que chaque initié porte ces trois lettres non-seulement dans son cœur, mais sur son cœur, car nous, souverain maître des loges d’Orient et d’Occident, nous ordonnons la ruine des lis. Je te l’ordonne, à toi frère de Suède, à toi frère d’Écosse, à toi frère d’Amérique, à toi frère de Suisse, à toi frère d’Espagne, et à toi frère de Russie, LILIA PEDIBUS DESTRUE[1].

Une acclamation puissante comme la voix de la mer mugit au fond de l’antre, et s’échappa en rafales lugubres dans les gorges de la montagne.

— Et maintenant, au nom du père et du maître, retirez-vous, dit le chef suprême quand le murmure eut été apaisé, regagnez avec ordre les souterrains qui aboutissent aux carrières du mont Tonnerre, et les uns par la rivière, les autres par le bois, le reste par la vallée, dispersez-vous avant le lever du soleil. Vous me reverrez encore une fois et ce sera le jour de notre triomphe. Allez !

Puis il termina cette allocution par un geste maçonnique que comprirent seuls les six chefs principaux, de sorte qu’ils demeurèrent autour du grand Cophte, après que les initiés d’ordre inférieur eurent disparu.

Alors le chef suprême prit le Suédois à part.

— Swedenborg, lui dit-il, tu es véritablement un homme inspiré, et Dieu te remercie par ma voix. Envoie l’argent en France à l’adresse que je t’indiquerai.

Le président salua humblement et s’éloigna stupéfait de cette seconde vue qui avait révélé son nom au grand Cophte.

— Salut, brave Fairfax, continua-t-il, vous êtes le digne fils de votre aïeul. Recommandez-moi au souvenir de Washington la première fois que vous lui écrirez.

Fairfax s’inclina à son tour, et se retira sur les pas de Swedenborg.

— Viens, Paul Jones, dit le Cophte à l’Américain viens, car tu as bien parlé ; j’attendais cela de toi. Tu seras un des héros de l’Amérique. Qu’elle et toi se tiennent prêts au premier signal.

Et l’Américain, frissonnant comme sous le souffle d’un dieu, se retira à son tour.

— À toi, Lavater, continua l’élu ; abjure les théories, car il est temps de passer à la pratique ; n’étudie plus ce qu’est l’homme, mais ce que l’homme peut être. Va, et malheur à ceux de tes frères qui se lèveront contre nous, car la colère du peuple sera rapide et dévorante comme celle de Dieu !

Le député suisse s’inclina tremblant et disparut.

— Écoute-moi, Ximénès, fit ensuite le Cophte s’adressant à celui qui avait parlé au nom de l’Espagne : Tu es zélé, mais tu te défies ; ton pays dort, dis-tu ; mais c’est parce qu’on ne le réveille pas. Va, la Castille est toujours la patrie du Cid.

Le dernier s’avança à son tour ; mais il n’avait pas fait trois pas que le Cophte l’avait arrêté du geste.

— Toi, Scieffort de Russie, tu trahiras ta cause avant un mois ; mais dans un mois tu seras mort.

L’envoyé moscovite tomba à genoux ; mais le grand Cophte le releva d’un geste de menace, et le condamné de l’avenir sortit en chancelant.

Alors, resté seul, l’homme étrange que nous avons introduit dans ce drame pour en être le principal personnage regarda autour de lui, et voyant la salle de réception vide et silencieuse, il ferma sa redingote de velours noir aux boutonnières brodées, assura son chapeau sur sa tête, poussa le ressort de la porte de bronze qui s’était refermée derrière lui, s’engagea dans les défilés de la montagne comme si depuis longtemps ces défilés lui étaient connus ; puis, arrivé à la forêt, quoiqu’il n’eût ni guide, ni lumière, il la franchit comme si une main invisible le guidait.

Arrivé de l’autre côté de la lisière du bois, il chercha des yeux son cheval, et ne le voyant point, il écouta : il lui sembla alors entendre un hennissement lointain. Un coup de sifflet modulé d’une certaine façon sortit alors de la bouche du voyageur. Un instant après on eût pu voir Djérid accourir dans l’ombre, fidèle et obéissant comme un chien joyeux. Le voyageur s’élança légèrement sur lui, et tous deux, emportés d’une course rapide, disparurent bientôt confondus avec la bruyère sombre qui s’étend entre Danenfels et la cime du Mont-Tonnerre.


  1. Les trois lettres L.·.P.·.D.·. étaient en effet la devise des illuminés.