Joseph Balsamo/Chapitre XXIII

Michel Lévy frères (1p. 242-255).


XXIII

LE PETIT LEVER DE MADAME LA COMTESSE DUBARRY.


Maintenant, que nos lecteurs nous permettent d’abandonner mademoiselle Chon et le vicomte Jean courant la poste sur la route de Châlons, et de les introduire chez une autre personne de la même famille.

Dans l’appartement de Versailles qu’avait habité madame Adélaïde, fille de Louis XV, ce prince avait installé madame la comtesse Dubarry, sa maîtresse depuis un an à peu près, non sans observer longtemps à l’avance l’effet que ce coup d’État produirait à la cour.

La favorite, avec son laisser-aller, ses façons libres, son caractère joyeux, son intarissable entrain, ses bruyantes fantaisies, avait transformé le silencieux château en un monde turbulent, dont chaque habitant n’était toléré qu’à la condition de se mouvoir beaucoup et le plus joyeusement du monde.

De cet appartement restreint, sans doute, si l’on considère la puissance de celle qui l’occupait, partait à chaque instant l’ordre d’une fête ou le signal d’une partie de plaisir.

Mais ce qui certainement paraissait le plus étrange aux magnifiques escaliers de cette partie du palais, c’était l’affluence incroyable de visiteurs qui, dès le matin, c’est-à-dire vers neuf heures, montaient parés et reluisants, pour s’installer humblement dans une antichambre remplie de curiosités moins curieuses que l’idole que les élus étaient appelés à adorer dans le sanctuaire.

Le lendemain du jour où se passait à la porte du petit village de la Chaussée la scène que nous venons de raconter, vers neuf heures du matin, c’est-à-dire à l’heure consacrée, Jeanne de Vaubernier, enveloppée d’un peignoir de mousseline brodée, qui laissait deviner sous la dentelle floconneuse ses jambes arrondies et ses bras d’albâtre, Jeanne de Vaubernier, puis demoiselle Lange, enfin comtesse Dubarry, par la grâce de M. Jean Dubarry, son ancien protecteur, sortait du lit, nous ne dirons point pareille à Vénus, mais, certes, plus belle que Vénus pour tout homme qui préfère la vérité à la fiction.

Des cheveux d’un blond châtain admirablement frisés, une peau de satin blanc veinée d’azur, des yeux tour à tour languissants et spirituels, une bouche petite, vermeille, dessinée au pinceau avec le plus pur carmin, et qui ne s’ouvrait que pour laisser voir une double rangée de perles ; des fossettes partout, aux joues, au menton, aux doigts ; une gorge moulée sur celle de la Vénus de Milo, une souplesse de couleuvre, avec un embonpoint d’exacte mesure, voilà ce que madame Dubarry s’apprêtait à laisser voir aux élus de son petit lever ; voilà ce que Sa Majesté Louis XV, l’élu de la nuit, ne manquait cependant pas de venir contempler le matin comme les autres, mettant à profit ce proverbe qui conseille aux vieillards de ne point laisser perdre les miettes qui tombent de la table de la vie.

Depuis quelque temps déjà la favorite ne dormait plus. À huit heures, elle avait sonné pour que l’on permît au jour, son premier courtisan, d’entrer dans sa chambre peu à peu, à travers d’épais rideaux d’abord, puis à travers de plus légers ensuite. Le soleil, radieux ce jour-là, avait été introduit, et, se rappelant ses bonnes fortunes mythologiques, était venu caresser cette belle nymphe qui, au lieu de fuir, comme Daphné, l’amour des dieux, s’humanisait au point d’aller parfois au-devant de l’amour des mortels. Il n’y avait donc déjà plus ni bouffissure ni hésitation dans les yeux brillants comme des escarboucles qui interrogeaient en souriant un petit miroir à main, tout cerclé d’or, tout brodé de perles ; et ce corps souple, dont nous avons essayé de donner une idée, s’était laissé glisser du lit où il avait reposé, bercé par les plus doux rêves, jusque sur le tapis d’hermine, où des pieds qui eussent fait honneur à Cendrillon avaient trouvé deux mains tenant deux pantoufles dont une seule eût pu enrichir un bûcheron de la forêt natale de Jeanne, si ce bûcheron l’eût trouvée.

Tandis que la séduisante statue se redressait, se faisait de plus en plus vivante, on lui jetait sur les épaules un magnifique surtout de dentelles de Malines ; puis on passait à ses pieds potelés, sortis un instant de ses mules, des bas de soie rose d’un tissu si fin, qu’on n’eût pas su les distinguer de la peau qu’ils venaient de recouvrir.

— Pas de nouvelles de Chon ? demanda-t-elle tout d’abord à sa camériste.

— Non, madame, répondit celle-ci.

— Ni du vicomte Jean ?

— Non plus.

— Sait-on si Bischi en a reçu ?

— On est passé ce matin chez la sœur de madame la comtesse.

— Et pas de lettres ?

— Pas de lettres, non, madame.

— Ah ! que c’est fatigant d’attendre ainsi, dit la comtesse avec une moue charmante : n’inventera-t-on jamais un moyen de correspondre à cent lieues en un instant ? Ah ! ma foi ! je plains ceux qui me tomberont sous la main ce matin ! Ai-je une antichambre passablement garnie ?

— Madame la comtesse le demande ?

— Dame ! écoutez donc, Dorée, la dauphine approche, et il n’y aurait rien d’étonnant qu’on me quittât pour ce soleil. Moi je ne suis qu’une pauvre petite étoile. Qu’avons-nous, voyons ?

— Mais M. d’Aiguillon, M. le prince de Soubise, M. de Sartines, M. le président Maupeou.

— Et M. le duc de Richelieu ?

— Il n’a pas encore paru.

— Ni aujourd’hui ni hier ! Quand je vous le disais, Dorée. Il craint de se compromettre. Vous enverrez mon coureur à l’hôtel de Hanovre, savoir si le duc est malade.

— Oui, madame la comtesse. Madame la comtesse recevra-t-elle tout le monde à la fois, ou donnera-t-elle audience particulière ?

— Audience particulière. Il faut que je parle à M. de Sartines : faites-le entrer seul.

L’ordre était à peine transmis par la camériste de la comtesse à un grand valet de pied qui se tenait dans le corridor conduisant des antichambres à la chambre de la comtesse, que le lieutenant de police apparut en costume noir, modérant la sévérité de ses yeux gris et la roideur de ses lèvres minces par un sourire du plus charmant augure.

— Bonjour, mon ennemi, dit, sans le regarder, la comtesse, qui le voyait dans son miroir.

— Votre ennemi, moi, madame ?

— Sans doute, vous. Le monde, pour moi, se divise en deux classes de personnes : les amis et les ennemis. Je n’admets pas les indifférents, ou je les range dans la classe de mes ennemis.

— Et vous avez raison, madame. Mais dites-moi comment j’ai, malgré mon dévouement bien connu pour vous, mérité d’être rangé dans l’une ou l’autre de ces deux classes ?

— En laissant imprimer, distribuer, vendre, remettre au roi tout un monde de petits vers, de pamphlets, de libelles dirigés contre moi. C’est méchant, c’est odieux ! c’est stupide !

— Mais enfin, madame, je ne suis pas responsable…

— Si fait, monsieur, vous l’êtes, car vous savez quel est le misérable qui fait tout cela.

— Madame, si ce n’était qu’un seul auteur, nous n’aurions pas besoin de le faire crever à la Bastille, il crèverait bientôt tout seul de fatigue sous le poids de ses ouvrages.

— Savez-vous que c’est tout au plus obligeant ce que vous dites là ?

— Si j’étais votre ennemi, madame, je ne vous le dirais pas.

— Allons, c’est vrai, n’en parlons plus. Nous sommes au mieux maintenant, c’est convenu, cela me fait plaisir ; mais une chose m’inquiète encore cependant.

— Laquelle, madame ?

— C’est que vous êtes au mieux avec les Choiseul.

— Madame, M. de Choiseul est premier ministre ; il donne des ordres, et je dois les exécuter.

— Donc, si M. de Choiseul vous donne l’ordre de me laisser persécuter, harceler, tuer de chagrin, vous laisserez faire ceux qui me persécuteront, me harcèleront, me tueront ? Merci.

— Raisonnons, dit M. de Sartines, qui prit la liberté de s’asseoir sans que la favorite se fâchât, car on passait tout à l’homme le mieux renseigné de France ; qu’ai-je fait pour vous il y a trois jours ?

— Vous m’avez fait prévenir qu’un courrier partait de Chanteloup pour presser l’arrivée de la dauphine.

— Est-ce donc d’un ennemi, cela ?

— Mais dans toute cette affaire de la présentation, dans laquelle, vous le savez, je mets tout mon amour-propre, comment avez-vous été pour moi ?

— Du mieux qu’il m’a été possible.

— Monsieur de Sartines, vous n’êtes pas bien franc.

— Ah ! Madame, vous me faites injure ! ― Qui vous a retrouvé au fond d’une taverne, et cela en moins de deux heures, le vicomte Jean, dont vous aviez besoin pour l’envoyer je ne sais où, ou plutôt je sais où ?

— Bon ! il eût mieux valu que vous me laissassiez perdre mon beau-frère, dit madame Dubarry en riant, un homme allié à la famille royale de France.

— Enfin, madame, ce sont cependant des services que tout cela.

— Oui, voilà pour il y a trois jours. ― Voilà pour avant-hier ; mais hier, avez-vous fait quelque chose pour moi, hier ?

— Hier, madame ?

— Oh ! vous avez beau chercher. ― Hier, c’était le jour d’être obligeant pour les autres.

— Je ne vous comprends point, madame.

— Oh ! je me comprends, moi. Voyons, répondez, monsieur, qu’avez-vous fait hier ?

— Le matin ou le soir ?

— Le matin d’abord.

— Le matin, madame, j’ai travaillé comme de coutume.

— Jusqu’à quelle heure avez-vous travaillé ?

— Jusqu’à dix heures.

— Ensuite ?…

— Ensuite j’ai envoyé prier à dîner un de mes amis de Lyon, qui avait parié venir à Paris sans que je le susse, et qu’un de mes laquais attendait à la barrière.

— Et après le dîner ?

— J’ai envoyé au lieutenant de police de Sa Majesté l’empereur d’Autriche l’adresse d’un fameux voleur qu’il ne pouvait trouver.

— Et qui était ?

— À Vienne.

— Ainsi, vous faites non-seulement la police de Paris, mais encore celle des cours étrangères ?

— Dans mes moments perdus, oui, madame.

— Bien, je prends note de cela. Et après avoir expédié ce courrier, qu’avez-vous fait ?

— J’ai été à l’Opéra.

— Voir la petite Guimard ? Pauvre Soubise !

— Non pas : faire arrêter un fameux coupeur de bourses que j’avais laissé tranquille tant qu’il ne s’était adressé qu’aux fermiers généraux, et qui avait eu l’audace de s’adresser à deux ou trois grands seigneurs.

— Il me semble que vous auriez dû dire la maladresse, monsieur le lieutenant. ― Et après l’Opéra ?

— Après l’Opéra ?

— Oui. C’est bien indiscret ce que je demande, n’est-ce pas ?

— Non. Après l’Opéra… Attendez que je me rappelle.

— Ah ! il paraît que c’est ici que la mémoire vous manque.

— Non pas. Après l’Opéra… Ah ! j’y suis.

— Bon.

— Je suis descendu, ou plutôt monté chez certaine dame qui donne à jouer, et je l’ai moi-même conduite au For-l’Évêque.

— Dans sa voiture ?

— Non, dans un fiacre.

— Après ?

— Comment, après ? C’est tout.

— Non, ce n’est pas tout.

— Je suis remonté dans mon fiacre.

— Et qui avez-vous trouvé dans votre fiacre ?

M. de Sartines rougit.

— Ah ! s’écria la comtesse en frappant ses deux petites mains l’une contre l’autre, j’ai donc eu l’honneur de faire rougir un lieutenant de police.

— Madame…, balbutia M. de Sartines.

— Eh bien ! je vais vous le dire, moi, qui était dans ce fiacre, reprit la favorite : c’était la duchesse de Grammont.

— La duchesse de Grammont ! s’écria le lieutenant de police.

— Oui, la duchesse de Grammont, laquelle venait vous prier de la faire entrer dans l’appartement du roi.

— Ma foi, madame, s’écria M. de Sartines en s’agitant sur son fauteuil, je remets mon portefeuille entre vos mains. Ce n’est plus moi qui fais la police, c’est vous.

— En effet, M. de Sartines, j’ai la mienne, comme vous voyez : ainsi gare à vous !… Oui ! oui ! la duchesse de Grammont dans un fiacre, à minuit, avec monsieur le lieutenant, et dans un fiacre marchant au pas ! Savez-vous ce que j’ai fait faire tout de suite, moi ?

— Non, mais j’ai une horrible peur. Heureusement qu’il était bien tard.

— Bon ! cela n’y fait rien : la nuit est l’heure de la vengeance.

— Et qu’avez-vous fait, voyons ?

— De même que j’ai ma police secrète, j’ai ma littérature ordinaire, des grimauds affreux, sales comme des guenilles et affamés comme des belettes.

— Vous les nourrissez donc bien mal ?

— Je ne les nourris pas du tout. S’ils engraissaient, ils deviendraient bêtes comme M. de Soubise ; la graisse absorbe le fiel : c’est connu, cela.

— Continuez, vous me faites frémir.

— J’ai donc pensé à toutes les méchancetés que vous laissez faire aux Choiseul contre moi. Cela m’a piquée, et j’ai donné à mes Apollon les programmes suivants : 1o M. de Sartines, déguisé en procureur, et visitant, rue de l’Arbre-Sec, au quatrième étage, une jeune innocente, à laquelle il n’a pas honte de compter une misérable somme de trois cents livres tous les 30 du mois.

— Madame, c’est une belle action que vous voulez ternir.

— On ne ternit que celles-là. 2o M. de Sartines déguisé en révérend père de la mission, et s’introduisant dans le couvent des Carmélites de la rue Saint-Antoine.

— Madame, j’apportais à ces bonnes sœurs des nouvelles d’orient.

— Du petit ou du grand ? 3o M. de Sartines déguisé en lieutenant de police, et courant les rues à minuit, dans un fiacre, en tête-à-tête avec la duchesse de Grammont.

— Ah ! madame, dit M. de Sartines effrayé, voudriez-vous déconsidérer à ce point mon administration ?

— Eh ! vous laissez bien déconsidérer la mienne, dit la comtesse en riant. Mais, attendez donc.

— J’attends.

— Mes drôles se sont mis à la besogne, et ils ont composé, comme on compose au collège, en narration, en version, en amplification, et j’ai reçu ce matin une épigramme, une chanson et un vaudeville.

— Ah ! mon Dieu !

— Effroyables tous trois. J’en régalerai ce matin le roi, ainsi que du nouveau Pater Noster que vous laissez courir contre lui, vous savez ?

« Notre père qui êtes à Versailles, que votre nom soit honni comme il mérite de l’être ; votre règne est ébranlé, votre volonté n’est pas plus faite sur la terre que dans le ciel ; rendez-nous notre pain quotidien, que vos favorites nous ont ôté ; pardonnez à vos parlements, qui soutiennent vos intérêts, comme nous pardonnons à vos ministres qui les ont vendus. Ne succombez point aux tentations de la Dubarry, mais délivrez-nous de votre diable de chancelier.

« Ainsi soit-il ! »

— Où avez-vous encore découvert celui-là ? dit M. de Sartines, en joignant les mains avec un soupir.

— Eh ! mon Dieu ! je n’ai pas besoin de les découvrir, on m’a fait la galanterie de m’envoyer tous les jours ce qui paraît de mieux dans ce genre. Je vous faisais même les honneurs de ces envois quotidiens.

— Oh ! madame…

— Aussi, par réciprocité, demain vous recevrez l’épigramme, la chanson et le vaudeville en question.

— Pourquoi pas tout de suite ?

— Parce qu’il me faut le temps de les distribuer. N’est-ce pas l’habitude, d’ailleurs, que la police soit prévenue la dernière de ce qui se fait ? Oh ! ils vous amuseront fort, en vérité. Moi, j’en ai ri ce matin pendant trois quarts d’heure. Quant au roi, il en est malade d’une désopilation de la rate. C’est pour cela qu’il est en retard.

— Je suis perdu ! s’écria M. de Sartines en frappant de ses deux mains sur sa perruque.

— Non, vous n’êtes pas perdu ; vous êtes chansonné, voilà tout. Suis-je perdue pour la Belle Bourbonnaise, moi ? Non. J’enrage, voilà tout ; ce qui fait qu’à mon tour je veux faire enrager les autres. Ah ! les charmants vers ! J’en ai été si contente que j’ai fait donner du vin blanc à mes scorpions littéraires, et qu’ils doivent être ivres morts en ce moment.

— Ah ! comtesse ! comtesse !

— Je vais d’abord vous dire l’épigramme.

— De grâce !

― France, quel est donc ton destin
D’être soumise à la femelle !…

— Eh ! non, je me trompe, c’est celle que vous avez laissée courir contre moi, celle-là. Il y en a tant, que je m’embrouille. Attendez, attendez, m’y voici :

Amis, connaissez-vous l’enseigne ridicule
Qu’un peintre de Saint-Luc fait pour les parfumeurs ?
Il y met en flacon, en forme de pilule,
Boynes, Maupeou, Terray sous leurs propres couleurs ;
Il y joint de Sartine, et puis il l’intitule :
Vinaigre des quatre voleurs !

— Ah ! cruelle, vous me changerez en tigre.

— Maintenant, passons à la chanson ; c’est madame de Grammont qui parle :

Monsieur de la Police
N’ai-je pas la peau lisse ?
Rendez-moi le service
D’en instruire le roi…

— Madame ! madame ! s’écria M. de Sartines furieux.

— Oh ! rassurez-vous, dit la comtesse, on n’a encore tiré que dix mille exemplaires. Mais c’est le vaudeville qu’il faut entendre.

— Vous avez donc une presse ?

— Belle demande ! Est-ce que M. de Choiseul n’en a pas ?

— Gare à votre imprimeur !

— Ah ! oui ! essayez ; le brevet est en mon nom.

— C’est odieux ! et le roi rit de toutes ces infamies ?

— Comment donc ! c’est lui qui fournit les rimes quand mes araignées en manquent.

— Oh ! vous savez que je vous sers, et vous me traitez ainsi ?

— Je sais que vous me trahissez. La duchesse est Choiseul, elle veut ma ruine.

— Madame, elle m’a pris au dépourvu, je vous jure.

— Vous avouez donc ?

— Il le faut bien.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas avertie ?

— Je venais pour cela.

— Bast ! je n’en crois rien.

— Parole d’honneur !

— Je parie le double.

— Voyons, je demande grâce, dit le lieutenant de police tombant à genoux.

— Vous faites bien.

— La paix, au nom du Ciel, comtesse.

— Comment, vous avez peur de quelques mauvais vers, vous, un homme, un ministre ?

— Ah ! si je n’avais peur que de cela.

— Et vous ne réfléchissez pas combien une chanson peut me faire passer de mauvaises heures, à moi qui suis une femme !

— Vous êtes une reine.

— Oui, une reine non présentée.

— Je vous jure, madame, que je ne vous ai jamais fait de mal.

— Non, mais vous m’en avez laissé faire.

— Le moins possible.

— Allons, je veux bien le croire.

— Croyez-le.

— Il s’agit donc maintenant de faire le contraire du mal : il s’agit de faire le bien.

— Aidez-moi, je ne puis manquer d’y réussir.

— Êtes-vous pour moi, oui ou non ?

— Oui.

— Votre dévouement ira-t-il jusqu’à soutenir ma présentation ?

— Vous-même y mettrez des bornes.

— Songez-y, mon imprimerie est prête ; elle fonctionne nuit et jour, et dans vingt-quatre heures mes grimauds auront faim, et quand ils ont faim, ils mordent.

— Je serai sage. Que désirez-vous ?

— Que rien de ce que je tenterai ne soit traversé.

— Oh ! quant à moi, je m’y engage !

— Voilà un mauvais mot, dit la comtesse en frappant du pied, et qui sent le grec ou le carthaginois, la foi punique, enfin.

— Comtesse !…

— Aussi, je ne l’accepte pas ; c’est une échappatoire. Vous serez censé ne rien faire, et monsieur de Choiseul agira. Je ne veux pas de cela, entendez-vous ? Tout ou rien. Livrez-moi les Choiseul garrotés, impuissants, ruinés, ou je vous annihile, je vous garrotte, je vous ruine. Et, prenez garde la chanson ne sera pas ma seule arme, je vous en préviens.

— Ne menacez pas, madame, dit M. de Sartines devenu rêveur, car cette présentation est devenue d’une difficulté que vous ne sauriez concevoir.

— Devenue est le mot, parce qu’on y a mis des obstacles.

— Hélas !

— Pouvez-vous les lever ?

— Je ne suis pas seul ; il nous faut cent personnes.

— On les aura.

— Un million…

— Cela regarde Terray.

— Le consentement du roi…

— Je l’aurai.

— Il ne le donnera point.

— Je le prendrai.

— Puis, quand vous aurez tout cela, il vous faudra encore une marraine.

— On la cherche.

— Inutile : il y a une ligue contre vous.

— À Versailles ?

— Oui, toutes les dames ont refusé, pour faire leur cour à M. de Choiseul, à madame de Grammont, à la dauphine, au parti prude, enfin.

— D’abord le parti prude sera obligé de changer de nom si madame de Grammont en est. C’est déjà un échec.

— Vous vous entêtez inutilement, croyez-moi.

— Je touche au but.

— Ah ! c’est pour cela que vous avez dépêché votre sœur à Verdun ?

— Justement. Ah ! vous savez cela ? dit la comtesse mécontente.

— Dame ! j’ai ma police aussi, moi, fit M. de Sartines en riant.

— Et vos espions ?

— Et mes espions.

— Chez moi ?

— Chez vous.

— Dans mes écuries ou dans mes cuisines ?

— Dans vos antichambres, dans votre salon, dans votre boudoir, dans votre chambre à coucher, sous votre chevet.

— Eh bien ! comme premier gage d’alliance, dit la comtesse, nommez-moi ces espions.

— Ah ! je ne veux pas vous brouiller avec vos amis, comtesse.

— Alors, la guerre.

— La guerre ! Comme vous dites cela !

— Je le dis comme je le pense. Allez-vous-en, je ne veux plus vous voir.

— Ah ! cette fois, je vous prends à témoin. Puis-je livrer un secret… d’État ?

— Un secret d’alcôve.

— C’est ce que je voulais dire : l’État est là aujourd’hui.

— Je veux mon espion.

— Qu’en ferez-vous ?

— Je le chasserai.

— Faites maison nette alors.

— Savez-vous que c’est effrayant, ce que vous dites là ?

— C’est vrai surtout. Eh ! mon Dieu ! il n’y aurait pas moyen de gouverner sans cela, vous le savez bien, vous qui êtes si excellente politique.

Madame Dubarry appuya son coude sur une table de laque.

— Vous avez raison, dit-elle, laissons cela. Les conditions du traité ?

— Faites-les, vous êtes le vainqueur.

— Je suis magnanime comme Sémiramis. Que voulez-vous ?

— Vous ne parlerez jamais au roi des réclamations sur les farines, réclamations auxquelles, traîtresse, vous avez promis votre appui.

— C’est dit ; emportez tous les placets que j’ai reçus à ce sujet : ils sont dans ce coffre.

— Recevez en échange ce travail des pairs du royaume sur la présentation et les tabourets.

— Travail que vous étiez chargé de remettre à Sa Majesté…

— Sans doute.

— Comme si vous l’aviez fait faire ?

— Oui.

— Bien ; mais que direz-vous ?

— Je dirai que je l’ai remis. Cela fera gagner du temps, et vous êtes trop habile tacticienne pour ne pas en profiter.

En ce moment les deux battants de la porte s’ouvrirent, et un huissier entra, criant :

— Le roi !

Les deux alliés s’empressèrent de cacher chacun son gage d’alliance et se retournèrent pour saluer Sa Majesté Louis quinzième du nom.